II. Les pratiques commémoratives au sein de l’Etat fédéral, 1964-1976

Le 4 juillet 1976, dans la chaleur moite d’une journée d’été, plus de cinq cent mille personnes affluent vers le centre de Washington pour assister à la grande Parade du Bicentenaire (Bicentennial Parade). De longues files d’attente mènent aux Archives Nationales où la Déclaration d’Indépendance, le texte de la Constitution et du Bill of Rights sont présentés au public. Non loin de là, le Festival des Arts Populaires Américains de la Smithsonian Institution bat son plein et occupe la moitié du National Mall, tandis que le National Air and Space Museum ouvre ses portes à des milliers de visiteurs après son inauguration officielle par le Président des Etats-Unis. Les festivités ne se cantonnent pas au centre monumental de la capitale ; l’Etat fédéral a également encouragé, soutenu et parfois provoqué nombre d’initiatives dans les cinquante Etats et les territoires des Etats-Unis ainsi que des manifestations culturelles à l’étranger. Le soir du 4 juillet, une fois la nuit tombée, les traditionnels feux d’artifice clôturent une journée d’événements à laquelle l’intelligentsia de Washington a travaillé et réfléchi pendant plus de dix ans450.

Le développement qui suit examine la genèse de la commémoration et plus précisément, les pratiques commémoratives nationales à la Smithsonian Institution dans le contexte de la politique de l’Etat pour le Bicentenaire. La temporalité selon laquelle les individus et les divers groupes sociaux s’approprient la commémoration constituerait un sujet d’étude à part entière ; c’est donc essentiellement la temporalité des acteurs institutionnels qui sera examinée. Ce choix s’appuie sur la distinction que fait John Bodnar entre les pratiques nationalistes normatives des détenteurs du pouvoir économique, culturel et institutionnel et celles des citoyens ordinaires. Toutefois, selon Bodnar, le projet de contrôle social qui anime l’organisation commémorative est transformé par l’expression d’intérêts locaux et populaires. Dans le sillage de cette réflexion, la présente étude des acteurs institutionnels inclut donc leur prise en compte de ce qui leur apparaît comme l’opinion publique451.

Dans les deux décennies qui précèdent le bicentenaire de l’Indépendance en 1976, les acteurs fédéraux ont organisé la commémoration du bicentenaire de la naissance d’Alexander Hamilton en 1957, du cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Abraham Lincoln en 1959 ainsi que du centenaire de la Guerre de Sécession de 1961 à 1965. Ces moments commémoratifs exceptionnels (par opposition aux commémorations annuelles comme Memorial Day ou Independance Day) peuvent, au premier abord, donner l’impression de pics dans une activité commémorative discontinue. Cependant une rapide chronologie de l’organisation des événements montre une forte continuité : en 1957, soit l’année où l’on fête Hamilton, le Congrès crée la Commission sur le Centenaire de la Guerre de Sécession en vue des commémorations de 1961 à 1965. La même année, les Etats de l’Illinois et de l’Indiana ainsi qu’une association du District of Columbia promeuvent auprès du Congrès la création d’une commission nationale pour la commémoration de Lincoln en 1959 (une commission du Congrès est créée à cet effet l’année suivante). Enfin, en 1965, alors que se termine la période consacrée à la commémoration de la Guerre Civile, le Congrès commence à se soucier de la célébration du bicentenaire de l’Indépendance des Etats-Unis452. C’est donc un temps continu de l’activité commémorative qui est à l’œuvre dans la planification des commémorations en vue de l’échéance de 1976. La Smithsonian Institution y est étroitement associée, alors qu’on ne trouve pas trace de son implication dans les commémorations qui précèdent.

Au sein du système fédéral, les initiatives qui s’inscrivent dans la commémoration du Bicentenaire de l’Indépendance sont difficiles à circonscrire. Elles sont de nature différente, pour ne pas dire hétéroclite ; elles incluent par exemple d’importants investissements d’urbanisme à long terme pour la capitale, mais aussi des expositions muséographiques temporaires à Cap Canaveral et sur le National Mall ou encore la remise de modestes prix pour la mise en œuvre de projets civiques locaux. Un exemple illustrera l’omniprésence et l’hétérogénéité de la dimension commémorative : en 1966, l’agence fédérale chargée de la lutte contre la pauvreté, l’Office of Economic Opportunity, se fixe pour objectif d’éradiquer la pauvreté pour 1976453. Chaque aspect de l’activité nationale est-il donc soluble dans la commémoration ? Dans quelle mesure l’échéance de 1976 est-elle instrumentalisée ?

Quelles bornes temporelles pour l’étude du Bicentenaire ?

La difficulté à apréhender les pratiques nationalistes dans le cadre de la commémoration se double d’une difficulté à leur donner un cadre temporel ; les contours flous de la célébration appellent donc une réflexion sur les bornes de notre objet d’étude. Dans son ouvrage sur les fêtes révolutionnaires en France au XVIIIe siècle, Mona Ozouf évoque la difficulté des contemporains à déterminer une date de clôture symbolique pour la Révolution : parce qu’il est malaisé de trancher dans le cours continu de l’Histoire, la commémoration est véritablement « interminable »454. Les acteurs engagés dans la commémoration du Bicentenaire de l’Indépendance sont confrontés à un problème similaire. Différentes échelles de temps coexistent pour fêter l’événement et selon l’approche que choisissent les contemporains, la commémoration commence dans les années 1960 avec le début des préparatifs et se termine en 1987 avec le Bicentenaire de la Constitution, ou bien elle se borne à l’année 1976, ou encore à l’apogée des événements commémoratifs, le 4 juillet 1976. Ce cadre temporel indécis est compliqué par les déclarations de ceux qui considèrent la Révolution comme un processus continu et qui, dans leur ferveur commémorative, envisagent la relation aux origines de la nation comme une incitation permanente et indéfinie au progrès de la communauté nationale. Cependant la diversité de leurs affirmations sur le temps de la commémoration n’est pas un obstacle réel à la périodisation de l’activité commémorative. Car contrairement à ce qu’indique leur discours, l’institutionnalisation des pratiques est nettement marquée dans le temps.

Le 3 juillet 1971, les Archives Nationales sont le théâtre d’une cérémonie diffusée à la télévision au cours de laquelle le Président des Etats-Unis, Richard Nixon, le président de la Cour Suprême Warren E. Burger et le Speaker of the House Carl A. Albert déclarent solennellement l’ouverture de « l’ère du Bicentenaire » (the Bicentennial Era)455. A strictement parler, les pratiques commémoratives ne commencent pas lors de la célébration ni même lors de cette déclaration officielle. Elles sont déjà présentes dans les activités institutionnelles de préparation du Bicentenaire qui débutent au milieu des années 1960 avec la signature par Lyndon Johnson, le 4 juillet 1966, d’une loi créant la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine (C.B.R.A.). La commission est chargée de préparer et de soumettre au président un programme commémoratif pour l’ensemble des Etats-Unis, puis, après l’approbation de ce programme, de le promouvoir et de coordonner sa mise en œuvre. La Commission tient sa première réunion en février 1967 et le Congrès vote en 1968 une première allocation de 150 000 dollars pour son fonctionnement. Parallèlement, le Congrès se préoccupe de la commémoration, comme en témoignent les auditions budgétaires de la Smithsonian Institution en 1965, 1966 et 1967. Lors de ces trois auditions consécutives, les membres de la commission budgétaire réitèrent le souhait que la Smithsonian Institution travaille dans la perspective du Bicentenaire456.

Une fois établi le lancement de l’activité commémorative autour de 1965, où en placer la clôture ? En 1977, le rapport final de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine (American Revolution Bicentennial Administration, A.B.R.A.) contient une affirmation pour le moins paradoxale :

‘The year 1776 did not mark the end of the American Revolution, nor did 1976 mark the end of the Bicentennial. The events of the Revolution will continue to be marked by other ceremonies and reenactments and many more commemorative activities through the anniversaries of the Treaty of Paris in 1983 and the Constitutional Convention in 1987. And, in a broader sense, the American Revolution itself will continue as long as we “keep the republic” bequeathed us by the men and women whose deeds we are celebrating in the Bicentennial457.’

L’affirmation a de quoi surprendre dans le rapport final de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, une administration qui fin 1976 est en cours de démantèlement précisément parce que l’on estime que sa mission est terminée458. Elle illustre l’écart entre les discours, qui prônent la commémoration permanente des idéaux nationaux et les autres pratiques commémoratives, qui sont limitées dans le temps. En pratique, l’apogée de l’activité commémorative se situe entre 1974 et 1976 si l’on prend pour critère les fonds alloués par le Congrès à la commémoration. Entre 1973 et 1974, le budget accordé par le Congrès à l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine triple, pour atteindre plus de dix-neuf millions de dollars. En 1977 en revanche, il passe de onze millions à 65 000 dollars.459. De 1977 au début des années 1980, il n’est plus question à la Smithsonian Institution d’activité commémorative dans le cadre d’un Bicentenaire élargi à 1983 et 1987.

Qu’est-ce qu’une activité commémorative ?

La définition d’un cadre temporel pour les pratiques commémoratives du Bicentenaire laisse presque entier le problème de la définition de notre objet. Dans son étude des pratiques sociales du Bicentenaire de la Révolution Française, Patrick Garcia qualifie le geste commémoratif de « moment d’institution du social, de définition de ce qui lie les hommes entre eux, de construction d’identités collectives ». C’est donc par le sens du geste que Garcia définit la commémoration. Il considère ensuite la diversité des pratiques en fonction de leur échelle géographique. En effet l’espace abstrait et hautement médiatisé de la nation ne donne pas naissance aux mêmes pratiques commémoratives que l’espace local du village ou du quartier460. A l’échelle de la nation, on est cependant confronté à un foisonnement d’initiatives très diverses qui se réclament toutes de la commémoration.

Dans leur diversité et leur multiplicité, les pratiques commémoratives liées au Bicentenaire de l’Indépendance des Etats-Unis sont typiques du problème de définition que posent les pratiques nationalistes. De nombreux chercheurs qui envisagent la nation comme une construction historique les ont définies par leur fonction : elles sont ce qui construit et entretient le sens de la communauté imaginaire. C’est par exemple ce qu’ont en commun l’analyse de Mona Ozouf sur la fête révolutionnaire, celle d’Anne-Marie Thiesse sur la création d’une historiographie ou de traditions folkloriques nationales ou encore celle de John Bodnar sur la célébration de la fête nationale461. On ne reviendra donc pas sur la fonction instituante qu’ont ces diverses pratiques nationalistes et/ou commémoratives. L’étude du Bicentenaire de l’Indépendance sera plutôt l’occasion d’étudier la genèse de la commémoration dans son fonctionnement bureaucratique. Cette démarche, qui est esquissée par Patrick Garcia dans son étude du Bicentenaire de la Révolution française462, suppose de s’interroger sur la manière de préparer la commémoration au sein de l’Etat. Au-delà de leur hétérogénéité formelle et de leur fonction « d’institution du social », on fera donc l’hypothèse que les initiatives commémoratives étudiées ont en commun un mode d’action déterminé par l’organisation bureaucratique de l’Etat.

La notion d’action commémorative et l’injonction à commémorer à l’occasion d’une date anniversaire ont des significations différentes en fonction de la place des acteurs dans les institutions fédérales. Les membres de la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine (1966-1974) puis de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine (1974-1977) ont pour mission de faire advenir un programme comprenant de multiples activités commémoratives. Malgré les intérêts particuliers de chacun des membres, ils forment une institution qui, plus que toute autre, a pour finalité principale la commémoration. Le pouvoir exécutif et les parlementaires se sont donné pour tâche l’organisation d’une commémoration, mais celle-ci n’est pas leur unique priorité. Quant aux agences fédérales et aux organisations indépendantes qui gravitent dans l’orbite fédérale, elles poursuivent leurs fins propres et adoptent la logique commémorative dans la mesure où elle est conciliable avec leurs activités, voire favorable à leurs projets. A la lecture des archives de la Commission / Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine et de la Smithsonian Institution, il apparaît donc que la référence au Bicentenaire ne représente pas le même enjeu selon que l’on cherche à ce que la commémoration soit un succès, ou que l’on cherche à obtenir des subsides pour un projet à l’occasion du Bicentenaire. La réaction du Ministère du Logement et des Affaires Urbaines (Housing and Urban Department), lorsqu’il est sollicité par la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine, en est l’illustration. Dans sa réponse enthousiaste à la Commission, George Romney relie son ministère à la cause nationale en ces termes :

‘I am delighted that the focus [of the commission] will be on the « fulfillment of national goals yet to be attained », for this is truly descriptive of HUD’s mission in the housing field.
We welcome the challenge that you put to us : to consider how the programs of this Department can be adapted to further the goals of the Bicentennial. To this end, I have already appointed a small committee of senior staff, and it is my hope that they will be able to crystallize some specific recommendations prior to April 1. If we are successful in reaching agreement on the objectives for a “HUD six-year plan” you may be sure I will submit these to you.
You and the other members of your Commission have a great responsibility in your undertaking and I wish you well in it. A national effort in the next six years along the lines President Nixon has suggested could well revitalize this nation463.’

Il s’agit donc pour Romney et les interlocuteurs fédéraux de la Commission / Administration du bicentenaire de la Révolution Américaine de montrer en quoi les priorités de leur ministère ou de leur agence sont nationales. Dans cette mesure, la coïncidence entre les travaux mis en œuvre par l’Etat fédéral et le Bicentenaire fait s’entrechoquer des temporalités très disparates : l’ouverture de stations de métro dans la capitale ou l’inauguration du National Museum of Air and Space sont possibles en 1976 parce que les instances fédérales se sont donné cette date symbolique comme objectif, mais surtout parce que le long et complexe processus de création de ces infrastructures a commencé des années auparavant, indépendamment du calendrier commémoratif.

Le Bicentenaire représente ainsi une manne financière et une occasion politique qu’il s’agit pour les acteurs fédéraux d’exploiter au mieux. Rien n’indique cependant que Romney ou ses collègues profitent des circonstances avec cynisme. Le Bicentenaire est une occasion pour faire avancer de nombreux projets et les ministères et agences sont convaincus de l’importance de leur propre programme de travail. Ils peuvent donc traduire dans la langue de l’intérêt national l’importance qu’ils accordent à un projet.

Cette translation ne va pas de soi, comme l’atteste la lenteur avec laquelle la Smithsonian Institution répond aux exhortations commémoratives du Congrès au milieu des années 1960. Cette lenteur ne semble pas indiquer une réticence ou une distance critique envers la commémoration. En effet, la correspondance administrative interne de la Smithsonian Institution ne laisse pas apparaître de commentaire sur son bien-fondé. On trouve plutôt des appels récurrents de la hiérarchie à réfléchir à des projets commémoratifs et, dans un seul et unique cas, le commentaire las d’un membre de la direction qui ironise sur la fréquence des réunions de préparation du Bicentenaire en 1971464. Le temps que met la Smithsonian Institution à proposer un programme commémoratif au Congrès est plus vraisemblablement dû au processus préliminaire de consultation interne et de traduction des priorités de la S.I. en priorités nationales. Au début des années 1970, une fois l’accord établi avec l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, la présidence et le Congrès sur le rôle de la Smithsonian Institution dans la commémoration du Bicentenaire, cette dernière peut sans contradiction poursuivre ses propres intérêts et endosser un rôle commémoratif.

Les minutes des Conseils des régents donnent un éclairage complémentaire sur l’arbitrage opéré entre promotion de la Smithsonian Institution et promotion de la nation. Au printemps 1965, alors que la sous-commission budgétaire vient de les exhorter à commémorer le Bicentenaire de l’Indépendance, les administrateurs de la Smithsonian Institution sont plus préoccupés par la célébration de la naissance de James Smithson (prévue pour le mois de septembre) que par celle de la naissance de la nation. En janvier 1967, le Conseil évoque un autre anniversaire, celui de la naissance de George Washington. Pour l’occasion, la Smithsonian Institution organise une réception et un dîner au Museum of History and Technology, où sont notamment invités les parlementaires et les membres de la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine. Comme pour la commémoration de la naissance de Smithson, la principale raison d’être des festivités est la promotion de la S.I..

‘The purpose is to afford the Members of the Congress an opportunity to become more familiar with the Museum of History and Technology, which they have provided for the American people as an unrivaled panorama of exhibits depicting the growth of our Nation.
John Blum of Yale University will give a short address on the American sense of history and there will be optional tours of the building.
A special effort is being made to have a number of the new Senators and Representatives attend in order to introduce them to the Smithsonian’s efforts in history and art465.’

Il s’agit donc d’une opération de promotion des Musées Nationaux, qui s’incarne le jour de la naissance d’un héros national dans une célébration de l’histoire des Etats-Unis.

Début 1969, Dillon Ripley présente au Conseil des régents le rôle que pourrait jouer la Smithsonian Institution dans la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance. Ses propos sont retranscrits dans les minutes :

‘Mr. Ripley reported that between now and 1976 it is incumbent on any scholar in Washington concerned with American history to think of ways and means to make the Bicentennial of the American Revolution a truly inspirational event. The emphasis on such a celebration should not merely be commemorative, but should provide Americans with a vista of the future which can inspire hope and confidence. We live in desperate times of a loss of such spirit and such confidence466.’

On perçoit ici que Ripley ne se contente pas de relayer une injonction commémorative venue d’en haut ; il présente une réflexion personnelle sur la crise contemporaine, qui le conduit à promouvoir une commémoration réparatrice. Cet épisode permet de revenir sur l’opération de communication menée au Museum of History and Technology en 1967 : plutôt que d’une instrumentalisation de la thématique nationale, on peut conclure à la promotion de la Smithsonian Institution à travers des pratiques nationalistes.

La même année, un autre événement vient encore nuancer le tableau : un projet de loi prévoit la création d’une Commission sur les Célébrations et les Jours Fériés, à laquelle siègerait un représentant de la Smithsonian Institution. Consulté sur le sujet, Ripley n’y est pas favorable et déclare que les célébrations ne sont pas une question qui concerne suffisamment la Smithsonian Institution pour qu’elle accepte une responsabilité supplémentaire dans cette commission467. Ripley peut donc à la fois reprendre à son compte l’injonction commémorative du Congrès pour le Bicentenaire de l’Indépendance et ne pas faire de la S.I. en tous temps la vestale de la flamme commémorative.

Ces divers éléments nous renseignent sur l’équilibre qui se construit à la Smithsonian Institution entre ses propres intérêts institutionnels et l’intérêt national à la fin des années 1960. Ils nous disent ce qu’est une activité commémorative pour les acteurs fédéraux que la Commission / Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine et le Congrès souhaitent mobiliser. La mise en lumière des fins propres à chaque organisation et de leur conciliation pour une fin commune supérieure – la célébration du Bicentenaire – donne une perspective qui s’écarte de la définition fonctionnelle de la commémoration. C’est que jusqu’au début des années 1970, l’activité commémorative prend corps dans un processus de conciliation entre les fins propres des organisations fédérales sollicitées et ce qui est considéré comme l’intérêt national au sommet de la hiérarchie fédérale. Ce processus qui conduit à déterminer les objectifs de chacun pour le Bicentenaire constitue un premier moment de l’activité commémorative ; le second moment est celui de la réalisation des objectifs en fonction d’une date butoir ou, lorsque les objectifs sont plus indéterminés, dans la perspective d’un progrès continu au-delà de 1976.

Le temps de la commémoration, le temps du rite

Les préparatifs dont il a été question jusqu’ici sont ponctués par des rites commémoratifs. Si la commémoration est entendue au sens large défini précédemment, selon lequel elle commence lorsque s’institutionnalise un projet commémoratif, le rite n’est qu’une partie de la commémoration.

Les travaux de Durkheim et de l’école fonctionnaliste influencent la conception du rite qui prévaut chez les acteurs fédéraux du Bicentenaire. Les premières pages du rapport final de la Commission / Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine sont l’illustration de la conception d’un rite intégrateur et régénérant pour la société. A les lire, les années 1960 et 1970 font partie des « moments les plus amers de notre histoire » et ont amené un profond besoin d’unité auquel a répondu la commémoration du Bicentenaire :

‘It was a peaceful weekend. Something that did not happen provides a measure of the milestone reached by the United States as it entered its third century.
There was no violence. This perhaps was the most astounding feature of the weekend, considering the turmoil of the years preceding the celebration. Assassinations, protests, bombings – all had become part of the American scene during the dark days of the sixties and early seventies. There were fears that the birthday party could be marred by violence.
But the weekend went off with hardly a murmur of dissent and no reported terrorism. In fact, several major cities noted a decrease in criminal activity as people joined together in celebration.
Washington, D.C., usually a focus of dissent and often the scene of major confrontations, was typical. On the night of the 4th, over a million people gathered on the Mall for the National Pageant of Freedom and Fireworks Display. While hoping for the best, officials were prepared for the worst.
What they got was the most peaceful mass gathering anybody could remember. They also got the area’s biggest traffic jam and bus snarl, but even then the crowd was peaceable and good-humored468.’

La manière dont l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine s’auto-congratule est révélatrice de ses priorités et de sa conception du rite : la réussite de la commémoration se mesure à un renouveau de l’unité nationale.

Si elle est au cœur des préoccupations de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, la fonction unificatrice du rituel n’est pas ce qui retiendra notre attention. Il est même discutable que l’instant rituel ait cette fonction : en effet, le moment où se joue l’adhésion est antérieur à la célébration des rituels de commémoration du Bicentenaire. C’est plutôt lors de la longue période des préparatifs à la commémoration, durant les dix années de travail de la Commission / Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, que se construit le consensus au sein de l’Etat fédéral et en relation avec les Etats, les représentants de communautés locales, les entreprises et les associations. Au cours de ce processus interactif, certains projets controversés ne voient pas le jour faute de soutien institutionnel et/ou financier. La préparation de la commémoration joue donc le rôle d’un filtre, dans lequel ne passent que les projets suffisamment consensuels.

Une série d’événements qui se produisent au tout début de l’année 1973 au National Museum of History and Technology,après la réélection de Richard Nixon, montre que le rite n’est pas ce qui crée l’adhésion. L’un des bals pour l’investiture du président doit avoir lieu au musée ; des conseillers de la Maison Blanche viennent donc s’assurer au préalable de la sécurité des lieux. Au cours de leur inspection, ils réagissent fortement à une exposition temporaire de la division d’histoire politique, intitulée the Right to Vote, qui présente le combat des femmes et celui des Noirs états-uniens pour l’égalité civique. A une époque où les Black Panthers font l’actualité, l’exposition aborde un sujet délicat ; elle a d’ailleurs suscité l’envoi de nombreux courriers au musée. Les conseillers de la Maison Blanche demandent que cette exposition soit fermée pendant une semaine, le temps des festivités de l’investiture, parce qu’elle est « trop sujette à controverse pour des Républicains »469. La direction ferme donc l’exposition le temps des festivités. Cet exemple est particulièrement frappant, parce que le processus de construction du consensus qu’il met au jour passe par la censure des voix discordantes. Il met néanmoins en évidence que ce n’est pas le moment rituel lui-même qui crée l’adhésion mais qu’au contraire, le rituel présuppose l’établissement préalable d’un consensus470.

Dans l’analyse de Durkheim, l’une des caractéristiques centrales du rite tient à la division symbolique du monde entre sacré et profane, les rites étant « des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées » en même temps que « des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées »471. La définition semble bien s’appliquer aux milliers de touristes qui le 4 juillet visitent l’une des nombreuses expositions de la Smithsonian Institution en rapport avec le Bicentenaire. Selon cette définition l’exposition est un lieu rituel, qui fait partie d’un système de représentations de la nation, puisque, sur une échelle de valeur nationaliste, la nation est une valeur ultime. La visite de l’exposition est un rite, puisqu’elle est une norme de conduite en relation avec la nation – le sacré – qu’elle représente. Cette définition du rite trouve cependant ses limites dans le rapport intime qui existe entre sacré et profane, entre le temps du pèlerinage et le temps du loisir touristique, mais aussi entre le temps extraordinaire du rituel et le temps de sa préparation472. Faut-il conclure de la division durkheimienne entre temps sacré et temps profane que les dix années de préparation de la commémoration ne relèvent pas d’un temps rituel ? Ou à l’inverse, envisager que le temps de l’exceptionnel et du sacré domine pendant dix ans ? L’étude des pratiques de la commémoration au sens large nous invite plutôt à envisager le rite dans son rapport au quotidien de ces années de préparation.

Notes
450.

Pour une description des festivités à Washington le 4 juillet 1976, voir Haynes Johnson, « Upbeat Tone Marks Varied Tributes to Nation’s Birthday » et Stephen J. Lynton, « Tourists Brought Spirit to Big Parade », Washington Post, 4 juillet 1976, pp. 1, 13.

451.

Bodnar, Remaking America , pp. 14-18.

452.

Michael Kammen, Mystic Chords of Memory : the Transformation of Tradition in American Culture (New York: First Vintage Books, 1993), pp. 587-592.

453.

Romain Huret, La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux Etats-Unis (1945-1974) (Paris: EHESS, 2008), p. 10.

454.

Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Folio Histoire (Paris: Gallimard, 1976), p. 296.

455.

ARBA, "American Revolution Bicentennial : a Final Report to the People," (Washington, D.C.: ARBA, 1977) , vol. 2, p. 6.

456.

Voir à ce sujet l’avant-propos de « The American Experience : Smithsonian Institution American Revolution Bicentennial Program », 1973, N.A.R.A., record group 452, entry 64, container 215.

457.

ARBA, "A Final Report to the People," vol. 1, p. 139.

458.

L’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine (A.B.R.A.) succède en 1974 à la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine (C.B.R.A.).

459.

A.R.B.A., « A Final Report to the People », vol. 2, p. 330.

460.

Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française : pratiques sociales d'une commémoration (Paris: CNRS, 2000) , pp. 14-17.

461.

Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799 ; Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIII e -XX e siècle (Paris: Seuil, 1999) ; « National Forums » in Bodnar, Remaking America .

462.

Notamment dans les chapitres 2 , « La Mission du Bicentenaire à la recherche d’une stratégie » et 7, « L’action de la Mission », in Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française .

463.

Lettre de George Romney à Wallace Sterling, 22 janvier 1970, N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 41.

464.

« Hooray, another Bicentennial Meeting », note de Charles Blitzer à James Bradley, Frank Taylor et John Slocum, 25 août 1971, S.I.A., record unit 337, box 2, folder : « Bicentennial coordination center ».

465.

Board of Regents Minutes, 25 janvier 1967, S.I.A., record unit 1, pp. 5-6.

466.

Board of Regents Minutes, 15 janvier 1969, S.I.A., record unit 1, p. 59.

467.

Board of Regents Minutes, 21 mai 1969, S.I.A., record unit 1, p. 9.

468.

ARBA, "A Final Report to the People," vol. 1, p. 47.

469.

« [It was] too controversial for good Republicans to see ». Edith Mayo, transcription de l’entretien avec Michelle Gates Moresi, 1er juillet 1999, S.I.A., record unit 9603.

470.

Marc Abélès, Anthropologie de l'Etat (Paris: Payot et Rivages, 2005), p. 180.

471.

Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse , pp. 51, 56.

472.

A. R. Radcliffe Brown a mis en cause la thèse de Durkheim sur la nature intrinsèquement sacrée du rite en soulignant le rôle central de certains objets à valeur rituelle dans le quotidien - comme le drapeau par exemple (Nicole Sindzingre, « Rituel », Encyclopedia Universalis, 2009). La nature problématique de la frontière entre sacré et profane apparaît sous une autre forme dans une déclaration de Daniel Boorstin, lorsqu’il prend la tête du National Museum of History and Technology. Il déclare à cette occasion : « In this quest [to recapture a sense of national destiny at the N.M.H.T.] there are no such things as trivia. The sewing machine, which made the clothing industry possible and enabled Americans to dress better, and more alike, than any other people, has been an instrument of democracy. The telegraph and telephone and the teletype, which helped Americans to share their news, have been instruments of community. Common objects – the safety pin, the paper drinking cup, the ballpoint pen – are all builders of a common experience. » « Daniel J. Boorstin Named Director, Museum of History & Technology », 27 janvier 1969, communiqué de presse de la S.I., N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 42, p. 3.