L’élaboration d’un programme commémoratif, 1964-1970

A la Smithsonian Institution, les premiers échanges concernant la préparation du Bicentenaire remontent à l’automne 1964. L’initiative en revient à John C. Ewers, directeur du Museum of History and Technology, qui transmet à sa hiérarchie une proposition de commission d’organisation pour le Bicentenaire, faite dans l’entourage de Harry McPherson, le sous-secrétaire du Département d’Etat (Assistant Secretary of State). Notons que cet échange initial n’émane pas de la direction de la Smithsonian Institution, comme on aurait pu l’attendre à propos d’une suggestion en provenance de la présidence. Alors que le nouveau Museum of History and Technology fait les gros titres du Washington Post, il n’est pas surprenant que l’on adresse ce genre de suggestion à son directeur. C’est plus généralement la profession historienne qui s’implique précocement : l’association des historiens américains (American Historical Association) a déjà monté au printemps 1965 une commission pour réfléchir au Bicentenaire. Au Museum of History and Technology, dans l’effervescence de l’ouverture, les conservateurs des départements d’histoire sont mis à contribution. Au cours de ce même printemps 1965, Silvio Bedini, qui fait alors partie de l’équipe de direction, rédige pour le nouveau directeur du M.H.T., Frank Taylor, une note affirmant le rôle central que doit jouer le musée dans la commémoration à venir. A l’automne, c’est à nouveau un historien, Wilcomb E. Washburn, conservateur d’histoire politique au M.H.T., qui est chargé de rédiger un court texte sur le rôle de la Smithsonian Institution dans la commémoration474.

Après des années d’intense travail pour l’ouverture du musée entre 1964 et 1967, les conservateurs du Museum of History and Technology ont le sentiment d’en avoir fini et sont fiers du travail accompli. Mais Dillon Ripley arrive à la tête de la Smithsonian Institution en 1964 et considère le musée non comme une réalisation achevée mais comme un point de départ à améliorer considérablement 475. C’est dans ce contexte qu’il sollicite les conservateurs pour qu’ils élaborent un programme commémoratif pour le Bicentenaire. L’échéance semble venir trop tôt après l’ouverture du musée pour que l’ensemble de l’équipe puisse penser un projet radicalement nouveau. C’est pourquoi les propositions qui remontent des bureaux des conservateurs sont relativement insipides et reflètent essentiellement les priorités de leur département. De manière prévisible, ceux-ci restent dans l’horizon restreint de leur collection et de l’exposition qu’ils viennent de réaliser pour le Museum of History and Technology. Grace Cooper, conservatrice des textiles, propose par exemple une conférence sur la renaissance des arts textiles aux Etats-Unis. Carl Scheele, le conservateur de la collection philatélique, fait remarquer que dans l’exposition récemment ouverte au M.H.T., les périodes coloniale et révolutionnaire sont déjà traitées ; il suggère néanmoins une exposition sur les transports et les modes de communication pour le Bicentenaire. Dans la division de l’industrie lourde, le conservateur propose de présenter les techniques de fabrication de la fonte, la ferronnerie ou encore le travail du cuir selon les méthodes employées par les contemporains. Il envisage d’inclure dans cette exposition la figure du patriote Paul Revere, chaudronnier de profession476. Les suggestions des conservateurs sont synthétisées par Keith Melder, conservateur de la division d’histoire politique chargé de coordonner le projet pour le Museum of History and Technology. Sa synthèse traite « tous les aspects de la culture et de la société américaine » de 1760 à 1790. Melder intitule ce projet d’ensemble « le développement de la nationalité américaine »477. Au total, le projet reprend les grandes orientations du M.H.T. dans les bornes chronologiques de la période révolutionnaire. La proposition de Melder est approuvée par ses supérieurs Bedini et Multhauf (directeur du musée), qui la transmettent sans modification majeure à la direction de la S.I..

Les réactions de la direction sont sans appel. Phil Ritterbush, un assistant de Ripley très impopulaire parmi les conservateurs, répond en juin 1968 aux propositions de Silvio Bedini :

‘What would be the real loss if the M.H.T. did none of the things you outline ? I don’t think we have yet hit upon the kind of response which the nation is entitled to expect from its foremost historical research establishment478.’

Dillon Ripley, lui, fait une réponse encore plus dévalorisante à Robert Multhauf à l’automne 1968 :

‘I regret to say that the plan is prosaic and unimaginative and that it suffers fatally from the absence of any exciting or intellectually stimulating theme. As I read it, I found myself wondering in what respect this exhibit would differ materially from the first Hall of the Growth of the United States. It seems to me that in both cases the great weakness is the deadly and stifling pattern of breaking a rich historic and cultural subject down into a number of separate and on the whole uninteresting “units”479. Since I have great regard for Keith Melder’s intelligence and imagination, I have concluded that his signal failure in this instance is a result precisely of the fact that he is not at home in the period of the proposed exhibit. Instead of capturing the excitement of that period, he has produced what reads like the table of contents of the most inferior sort of high school textbook. […]
I regret that I seem so often to be put in the position of pouring cold water on the proposals that emanate from our staff480.’

Déterminé à faire venir de l’extérieur un spécialiste de la période révolutionnaire pour coordonner le programme commémoratif du Museum of History and Technology, Dillon Ripley trouve en Daniel Boorstin un historien susceptible d’infléchir le cours du M.H.T.. A la veille de prendre ses fonctions de directeur du musée début octobre 1969, Boorstin annonce dans un communiqué sa position historiographique et politique sur le M.H.T. :

‘[…] In our country today this is an age of apology, of self-denigration, and even of self-flagellation. We have come to believe, to advertise and even to act upon the most uncharitable judgements of our country and our civilization. […]
Ours is an age of national myopia. We have become so preoccupied with the sounds and sights and odours near at hand, with the clamor of present small numbers, that we are in danger of losing our vision of the long grand vistas of our history.
In these myopic times, then, there is a special mission and a special challenge for the National Museum of our history, and a special challenge to its director.
For here we can demonstrate and celebrate what Americans – all Americans – have accomplished. What we have accomplished individually, but especially what we have accomplished together. […]
This, then, must be a place of patriotism – of enlightened, unchauvinistic but still impassioned patriotism481.’

On peut légitimement s’interroger sur le bien-fondé des commentaires de Boorstin sur les « bruits et odeurs » qu’il attribue vraisemblablement aux minorités revendicatives482 ; néanmoins, l’arrivée de cet homme hostile à la nouvelle gauche est l’occasion d’un renouveau au Museum of History and Technology. Parce qu’il n’a pas participé à la création du musée, parce que sa position d’historien universitaire le place dans des débats historiographiques qui transcendent les principales lignes de clivage au musée483, parce que les ouvrages qu’il a publié, enfin, sont de grandes synthèses de l’histoire nationale, Daniel Boorstin incarne le changement. Il donne un rôle explicitement patriotique au Museum of History and Technology et élabore des projets commémoratifs qui ambitionnent de synthétiser l’expérience nationale. Au printemps 1970, sous son influence, le M.H.T. propose donc à la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine une synthèse de deux siècles d’histoire nationale, sous la forme de deux expositions. Intitulée A Nation of Nations, la première exposition visait à thématiser l’influence des cultures du monde entier aux Etats-Unis et inversement l’influence des Etats-Unis dans le monde. La seconde, Corridors of American Experience, voulait plonger le visiteur dans l’univers sensoriel quotidien de 1750, 1850 et 1950484. Ces deux projets nécessiteraient la création de pavillons attenants au Museum of History and Technology.

L’arrivée de Boorstin annonce donc un nouveau départ dans la lente et difficile élaboration d’un programme commémoratif au M.H.T.. En novembre 1969, la première édition de la lettre d’information de la S.I. sur le Bicentenaire intitulée Compte à rebours (Countdown), annonce que le Museum of History and Technology sera le point central de la commémoration à la Smithsonian Institution. Le Bicentenaire ne semble pas susciter le même enthousiasme chez tous les membres de la direction : Charles Blitzer, le sous-secrétaire à l’art et l’histoire estime à cette date que les propositions de Boorstin suffisent amplement à fêter le Bicentenaire. Dans une lettre à Frank Taylor, John Slocum estime au contraire qu’un tel programme commémoratif n’est pas suffisant et qu’il faut susciter d’autres expositions commémoratives485.

Lorsque la Smithsonian Institution remet son rapport à la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine en avril 1970, son projet commémoratif a connu une singulière expansion. Alors que six mois auparavant, la première lettre d’information interne sur le Bicentenaire à la Smithsonian Institution mettait l’accent sur le Museum of History and Technology, le rapport promet désormais l’ouverture simultanée au premier janvier 1976 de dix grandes expositions, soit une par musée. L’ensemble constituera une gigantesque exposition sur le thème de « l’expérience américaine ». Le rapport y voit « la première fois qu’autant de ressources à la Smithsonian Institution seront consacrées à un seul et unique thème »486. L’affirmation est à nuancer : les collections de la S.I. ont toujours donné une représentation nationaliste du monde. Ce qui change désormais est le soin systématique, conscient et explicite qui est mis à coordonner les représentations muséographiques de la nation propres à chaque musée – il aura fallu pour cela attendre ce projet de 1970 et la perspective de la commémoration du Bicentenaire de l’indépendance nationale.

Notes
474.

Toutes ces sources sont recensées dans « MHT Bicentennial Files », S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI, MHT 1969 ».

475.

Frank Taylor, transcription du 6e entretien avec Myriam Freilicher, 27 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, pp. 186-188.

476.

« General Topics for a proposed conference on material culture in the United States from the American Revolution to today », note de Grace Cooper à Silvio Bedini, 12 février 1968 ; note de Phil Bishop, 24 mai 1968 ; note de Carl Scheele, 18 juin 1968, S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI, M.H.T. 1969 ».

477.

Lettre de Keith Melder à Silvio Bedini, 19 avril 1968, S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI, M.H.T. 1969 ».

478.

Lettre de Philip Ritterbush à Silvio Bedini, 24 juin 1968, S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI, M.H.T. 1969 ».

479.

L’exposition Growth of the United States du Museum of History and Technology présente les objets qui ont historiquement constitué la culture nationale selon une organisation taxinomique. Lorsqu’elle ouvre au public en juin 1967, elle est l’aboutissement de dix années de préparation et ne reflète pas les orientations muséographiques souhaitées par Ripley dès 1964. Pour l’histoire de la conception de l’exposition, voir « An Index to American Culture : Anthony Garvan and the « Growth of the United States », 1955-1967 », in Walker, "A living Exhibition" , pp. 86-117.

480.

Lettre de Dillon Ripley à Robert Multhauf, 8 novembre 1968, S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI, M.H.T. 1969 ».

481.

Souligné tel quel dans l’original. Communiqué de Daniel Boorstin, 30 septembre 1969, N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 42.

482.

Le témoignage de Walter Shropshire, chercheur en biophysique à la S.I., confirme que Boorstin tient des propos ouvertement racistes à la fin des années 1960, notamment à l’encontre de John Kinard, le directeur du musée de quartier d’Anacostia. Walter Shropshire, transcription du 7e entretien avec Pamela Henson, 8 juin 2000, S.I.A., record unit 9597, pp. 11-12.

483.

En raison des circonstances historiques de sa création, le Museum of History and Technology contient deux cultures muséographiques distinctes, celle de l’histoire politique et celle de l’histoire des sciences et de la technologie. La domination de l’histoire des sciences sur l’histoire de la technologie qui prévaut à l’époque dans le monde universitaire crée un second clivage au sein du musée.

484.

« The Nation’s Bicentennial : A Smithsonian Plan », 7 avril 1970, N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 42, pp. 8-9.

485.

« Meeting with Charles Blitzer concerning (1) the Cooper-Hewitt Museum and (2) the American Revolution Bicentennial », lettre de John Slocum à Frank Taylor, 5 juin 1969, S.I.A., record unit 341, box 1, folder : « Org. 1 Cooper Hewitt Museum of Design ».

486.

« The Nation’s Bicentennial : A Smithsonian Plan », 7 avril 1970, 3-4, N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 42.