L’horizon du Bicentenaire

C’est donc sept ans avant le Bicentenaire que la Smithsonian Institution trouve la forme qu’elle donnera à la commémoration. Le document qu’elle élabore pour le printemps 1970 répond aux échéances fixées par la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine, qui demande à toutes les institutions du système fédéral un rapport similaire à cette date. C’est un tournant dans l’élaboration du programme commémoratif de la Smithsonian Institution, même si le rapport ne constitue pas un changement de direction notable de l’activité muséographique. Il serait hasardeux d’y lire un tournant dans la politique des musées, où la continuité semble dominer. Au-delà de l’élaboration d’un discours de circonstance, voyons dans quelle mesure les pratiques du personnel de la Smithsonian Institution sont orientées vers la préparation du Bicentenaire.

La préparation de la commémoration est-elle un horizon commun et également partagé à la Smithsonian Institution ? La question pose un problème méthodologique, car le thème du Bicentenaire est essentiellement abordé dans un type de sources : les échanges verticaux entre les instances fédérales et la Smithsonian Institution ou entre la direction de la Smithsonian Institution et son personnel. Les échanges représentés dans ces sources nous font voir la commémoration au prisme des rapports hiérarchiques, comme une injonction émanant d’en haut et indissolublement liée au jeu des rapports de force. A titre d’illustration, lorsque Dillon Ripley répond en février 1970 au président de la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine qui lui demande de présenter une liste de recommandations pour le Bicentenaire, il écrit que la Smithsonian Institution a anticipé les ordres de la commission et travaille depuis plusieurs semaines à la question : il semble que l’échange soit plus révélateur de la volonté de la S.I. d’apparaître sous son meilleur jour que de motivations patriotiques éventuelles487. On dispose en revanche de très peu d’échanges horizontaux qui permettraient de juger du degré d’intériorisation de l’injonction commémorative aux différents niveaux hiérarchiques. Notons que le seul commentaire ironique trouvé dans les sources (et déjà mentionné plus haut) est issu d’un échange d’égal à égal entre membres de la direction de la Smithsonian Institution 488.

Les entretiens d’histoire orale sont potentiellement une source d’information sur des employés de tous niveaux et en particulier sur les conservateurs. Que les entretiens aient été réalisés dans la période de préparation à la commémoration ou après 1976, on ne trouve aucune mention du Bicentenaire. C’est notamment le cas chez des acteurs dont on connaît par ailleurs l’implication dans la célébration, comme Keith Melder, le conservateur chargé de la coordination du projet de commémoration au Museum of History and Technology en 1968. Son silence sur le sujet s’explique peut-être par le désaveu cinglant de Ripley lorsqu’il lui remet son projet. C’est également le cas de Ralph Rinzler, le principal responsable du Festival des Arts Populaires Américains jusqu’en 1976, dont le silence est d’autant plus surprenant que le Festival en 1976 est un succès et une pièce maîtresse de la célébration. Le sujet n’est pas non plus abordé dans les dizaines d’heures d’entretiens avec Dillon Ripley.

De la part de personnes qui ont activement contribué à la préparation du Bicentenaire, ce silence est instructif. Les entretiens d’histoire orale ont été réalisés dans l’optique d’une préservation de la mémoire de la Smithsonian Institution à travers l’histoire professionnelle de ses employés. Les entretiens présentent donc principalement les réalisations successives dont peuvent s’enorgueillir les personnes interrogées. Les entretiens de Ralph Rinzler, par exemple, portent dans leur quasi-totalité sur l’organisation du Festival des Arts Populaires Américains, qui connaît son heure de gloire en 1976. Dans ces narrations, dont la rationalité est la cohérence biographique, le Bicentenaire n’apparaît pas car il n’est ni un objectif en soi, ni une réalisation durable, dans le parcours des acteurs. Le Bicentenaire est plutôt une modalité de la réalisation de leurs objectifs qu’un projet commémoratif. Si le Festival est central dans la narration autobiographique de Rinzler, c’est parce qu’il marque l’apogée d’une carrière commencée au Festival Folk de Newport489 (Newport Folk Festival) en 1963 et non parce qu’il est au centre de la célébration du Bicentenaire dans la capitale fédérale. Ainsi, lorsque les acteurs relisent leur parcours selon la cohérence de leur carrière professionnelle, le Bicentenaire n’apparaît pas pour lui-même.

Ce n’est donc pas l’examen des discours à la Smithsonian Institution sur le Bicentenaire, lacunaires et partiels, qui répondra à nos questions. En revanche les sources centralisées par John Slocum et Susan Hamilton en raison de leur rôle de coordinateurs du Bicentenaire à la Smithsonian Institution nous renseignent sur l’activité des employés dans la décennie qui précède 1976. C’est l’examen de leurs pratiques et en particulier, de leurs réalisations muséographiques, qui nous dira dans quelle mesure le Bicentenaire est un horizon commun et constant à la Smithsonian Institution.

Afin de ne pas céder à l’illusion d’un temps homogène de la préparation du Bicentenaire, il est utile de rappeler que tous les événements importants dans la vie de la S.I. ne sont pas orientés par la perspective du compte à rebours de la commémoration. A partir du printemps 1970, alors que le programme commémoratif de la Smithsonian Institution est établi dans sa forme quasi-définitive, chaque musée travaille à la réalisation d’une, voire de plusieurs expositions dont le thème est lié au Bicentenaire. Cependant les musées sont confrontés à des difficultés de divers ordres. La direction et les conservateurs se donnent alors des objectifs à court ou à long terme, qui sont tout aussi impératifs que la préparation du Bicentenaire.

L’année 1970 voit par exemple la Smithsonian Institution remise en question dans l’opinion publique suite à une campagne de presse et lors de la tenue d’auditions parlementaires qui ne sont rien moins qu’un contrôle du Congrès. S’il est vrai qu’à cette occasion, Barry Goldwater tente de promouvoir la construction du National Air and Space Museum en invoquant le Bicentenaire, l’essentiel des enjeux de l’audition est étranger à la logique commémorative. Les échanges au Conseil des régents laissent penser que la direction de la Smithsonian Institution a pris très au sérieux les critiques qui lui étaient adressées et qu’une partie de son activité au cours de l’année a été orientée vers la résolution de ce conflit avec les instances fédérales490. La même année, un incendie au Museum of History and Technology endommage l’exposition sur l’histoire de la poste ouverte quelques années auparavant. Les conservateurs de l’exposition consacrent la majeure partie des deux années qui suivent à en réécrire le script et à préparer l’ouverture au public d’un nouveau « Hall of stamps and the mails » en 1972. En 1970, enfin, dans les hangars qui abritent les collections du National Air and Space Museum, un mécanicien du nom de Walter E. Roderick travaille à l’entretien des avions. Malgré le plaidoyer de Barry Goldwater en faveur du N.A.S.M. lors des auditions de juillet 1970, il trouve l’ambiance morose parmi les membres de l’équipe, car rien ne permet de croire que le National Air and Space Museum sera un jour construit. Roderick se rappelle les faibles moyens accordés, le manque de place pour stocker les avions dans de bonnes conditions et les médiocres perspectives d’avancement491. Ces souvenirs tranchent avec le ton affirmatif du rapport que la Smithsonian Institution transmet à la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine au printemps 1970, proposant l’ouverture du National Air and Space Museum pour le Bicentenaire. Par ailleurs, le témoignage de Roderick laisse penser que le futur musée n’a pas le même sens pour ses employés, qui souhaiteraient être mieux payés et pour Goldwater ou Ripley, qui le présentent stratégiquement comme un cadeau d’anniversaire à la nation pour 1976492.

Ces trois exemples pris à des niveaux différents de la hiérarchie suggèrent d’une part que la préparation de la commémoration n’oriente pas l’ensemble des activités de la S.I. et d’autre part que le degré d’implication dans le Bicentenaire en 1970 est déterminé par la position des acteurs. A cette date, la commémoration n’est pas un horizon commun à tous : ce constat nous amène à examiner ce que font les acteurs à la Smithsonian Institution et leur degré d’implication dans les préparatifs de la commémoration.

Notes
487.

Lettre de Dillon Ripley à Wallace Sterling, 17 février 1970, N.A.R.A., record group 452, entry 6, container 42.

488.

« Hooray, another Bicentennial Meeting », note de Charles Blitzer (sous-secrétaire à l’histoire et l’art) à James Bradley (sous-secrétaire), Frank Taylor (ancien directeur général des musées, consultant auprès du secrétaire) et John Slocum (Assistant spécial pour le Bicentenaire), 25 août 1971, S.I.A., record unit 337, box 2, folder : « Bicentennial coordination center ».

489.

Pour son Festival, la Smithsonian Institution a choisi de ne pas utiliser le terme « folk » comme à Newport mais « folklife », ce qui explique la traduction de « Festival of American Folklife » par « Festival des Arts Populaires Américains » et de « Folk Festival » par « Festival Folk ».

490.

Minutes de la commission exécutive du Conseil des régents, Board of Regents Minutes, 13 mai 1970, S.I.A., record unit 1, box 9, pp. 10-27.

491.

Walter Roderick, transcription de l’entretien avec Susan Ewing, 28 novembre 1986, S.I.A., record unit 9590, p. 28.

492.

L’expression est de Barry Goldwater, in « Time of Crisis for the National Air and Space Museum », 19 mai 1970, discours prononcé devant le Sénat, Congressional Record, 91e Congrès, 2e session, vol. 116, n°80, pp. 7449-7451.