Bilan : les pratiques commémoratives à la Smithsonian Institution

Le corpus d’archives utilisé laisse certaines questions inexplorées, notamment celle de la place des pratiques commémoratives (et plus généralement, nationalistes) dans la vie des acteurs. Les entretiens d’histoire orale réalisés dans le cadre de la Smithsonian Institution et les échanges de courriers professionnels constituent un biais dans la compréhension des logiques individuelles. La vie privée des acteurs n’y est que rarement évoquée, si ce n’est pour expliquer brièvement leur arrivée dans les Musées Nationaux. Manque ainsi à l’observateur un ensemble d’informations sur la place relative que tiennent les pratiques nationalistes (que les acteurs se les représentent comme telles ou non) dans leur vie. Daniel Boorstin en est l’exemple a contrario : parce qu’il est une personne publique avant et après son passage à la Smithsonian Institution, parce que ses publications et sa trajectoire professionnelle sont autant de renseignements sur sa personne, il est aisé de situer son travail au Museum of History and Technology et ses pratiques nationalistes dans le cadre d’un engagement épistémologique, politique et patriotique. De même, si les principaux dirigeants de la S.I. figurent dans l’annuaire des clubs de sociabilité les plus prestigieux et laissent derrière eux des publications à la teneur personnelle, comme autant d’informations sur leur vie hors des musées, les conservateurs et les techniciens ne laissent de trace écrite de leur existence que dans les archives qui rendent compte de leur activité professionnelle. A quelques exceptions près, restent donc hors champ les sympathies politiques des acteurs ainsi que leur degré d’engagement dans la vie de la cité, des informations qu’il semblerait utile de croiser avec l’observation des pratiques nationalistes. La réalisation d’entretiens, notamment avec les acteurs qui appartiennent aux nouvelles générations d’employés dans les années 1970, complèterait utilement la perspective.

Par ailleurs, si les entretiens d’histoire orale de la Smithsonian Institution sont une source riche en informations sur la manière dont les employés se représentent leur éthique professionnelle, ce mémoire n’a pu s’appuyer sur des sources équivalentes pour analyser les pratiques nationalistes des élus au Congrès. L’âge auquel ces derniers arrivent au Congrès et surtout, l’âge à partir duquel ils président les commissions les plus importantes, rendent le plus souvent impossible de réaliser des entretiens avec eux au début des années 2000. La consultation de leurs archives personnelles et de leurs mémoires, le cas échéant, fournirait un contrepoint utile aux sources orales des Musées Nationaux. Malgré cette dyssymétrie des sources utilisées et l’angle mort que constitue la vie privée des acteurs, l’observation des pratiques à différents niveaux de la hiérarchie nous permet de tirer un certain nombre de conclusions.

En raison de leurs activités professionnelles différentes et des enjeux hiérarchiques de leur position à la Smithsonian Institution, les conservateurs, la direction et les professionnels du Bicentenaire ne sont pas impliqués de la même manière ni au même degré dans la mise en œuvre de la commémoration. Pour tous, en revanche, le Bicentenaire est une échéance à tenir. Au-delà du caractère protéiforme des pratiques, la spécificité du temps de la commémoration tient au caractère irrévocable de la date butoir à laquelle les projets doivent être menés à bien. En ce qui concerne les événements prévus spécifiquement pour 1976, l’année d’ouverture est impérative, sans quoi l’événement perd une partie de son sens. On frôle par exemple la catastrophe quand le centre d’accueil des visiteurs de Union Station manque de ne pas ouvrir à temps. En revanche, les projets de long terme dont on associe l’ouverture au Bicentenaire sont moins tenus par la logique commémorative. Il est important, mais non nécessaire, que le National Air and Space Museum ouvre l’année du Bicentenaire : le musée a été pensé comme un projet indépendamment de la logique du calendrier. De son association avec le Bicentenaire, il tire un supplément de sens suffisamment motivant pour que le projet soit mené à bien dans les délais.

Dans les ministères et les agences fédérales, on constate le même mécanisme qu’à la Smithsonian Institution : le temps de la commémoration concilie le calendrier commémoratif et le calendrier des objectifs propres à chacun. A la Smithsonian Institution, le processus commémoratif et sa thématique nationale sont particulièrement conciliables avec le travail muséographique de définition de la nation. En cela, le temps de la commémoration pour les acteurs des musées s’inscrit dans le temps continu des pratiques nationalistes comme manière d’être au monde. L’attention ponctuelle des médias pour le moment commémoratif donne le sentiment d’un pic de ferveur nationale, mais celui-ci est sous-tendu par le processus plus long qui mène à la commémoration, lui-même inscrit dans le temps continu du nationalisme.