2. Bicentenaire et crise du temps présent

Le 4 juillet 1970, la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine remet officiellement au Président des Etats-Unis un rapport détaillant ses recommandations pour l’organisation du Bicentenaire. Le moment même où il est remis au président participe du temps symbolique de la commémoration. Il préconise une série de commémorations culminant en 1976 et plus particulièrement le 4 juillet 1976. La période commémorative envisagée s’étend de 1970 à 1987. Le rapport inscrit la commémoration dans un rapport au temps cyclique, selon lequel l’acte commémoratif présent est un retour vers les valeurs originelles de la nation et une réaffirmation de leur validité pour l’avenir. Il propose trois thèmes pour les festivités, Héritage 76 (Heritage 76), Portes Ouvertes USA (Open House USA, rebaptisé par le suite Festival USA) et Horizons 76 (Horizons 76), qui sont autant de conceptions du passé, du présent et de l’avenir :

‘Heritage ’76 :
A nationwide summons to recall our heritage and to place it in its historical perspective. Through HERITAGE ’76 programs, all groups within our society are urged to re-examine our origins, our values, and the meaning of America – to take pride in our accomplishments and to dramatize our development. […]
Open House USA :
A nationwide opportunity to program activities and events which will stimulate travel and thus encourage our citizens to expand their knowledge of our country and to extend a particular welcome to visitors. […]
Horizons ’76 :
A nationwide challenge to every American, acting individually or with others, to undertake at least one principal project which manifests the pride, the priorities, and the hopes of his community. The Commission encourages every group, especially our youth and those young in spirit, to pool their resources and their talents in a constructive effort to demonstrate concern for human welfare, happiness, and freedom. […]’

Ce passage condense diverses expressions de la construction culturelle du temps qui domine les décennies de l’après-guerre. Le passé y est envisagé comme un patrimoine (heritage) qui existe donc au présent ; l’avenir y est considéré au présent également, dans des projets commémoratifs (en l’honneur du passé) qui visent à l’amélioration de la communauté. Le processus commémoratif est un moment privilégié de l’expression de cette articulation entre présent, passé et avenir, que François Hartog appelle « régime d’historicité »511. Les discours commémoratifs sur le rapport des citoyens à la nation tenus à la Smithsonian Institution à l’occasion du Bicentenaire sont ainsi un bon point d’observation du régime d’historicité dominant dans la seconde moitié du XXe siècle.

Hartog lit dans la deuxième moitié du XXe siècle une crise du temps, qui se manifeste selon lui par une omniprésence du présent. L’examen des pratiques commémoratives dans les années 1960 et 1970 montre que cette dilatation du présent se conjugue avec une incertitude quant au progrès historique et une nostalgie pour le passé. La thèse de John Bodnar, selon laquelle le discours officiel porté par les monuments nationaux opère une médiation entre différentes aspirations contradictoires, permet alors de mieux comprendre le succès des activités commémoratives au sein des Musées Nationaux. En effet, en 1976, la Smithsonian Institution opère une médiation entre différentes conceptions du temps et de la nation en proposant simultanément au visiteur des discours muséographiques parfois contradictoires sur le sens de l’histoire nationale. Ces discours sont conformes aux diverses lectures contemporaines du temps. Plutôt que de souligner les contradictions à l’œuvre dans les productions muséographiques, on verra que leur combinaison apporte une réponse apaisante à la crise du temps et du même coup, à la crise de sens de l’histoire nationale.

Répétition de danseurs yougoslaves, Festival des Arts Populaires Américains, 30 juin – 8 juillet 1973 . Photo : Harry Neufeld, S.I.A., record unit 371, box 1, folder : « July/August 1973 » n° 73-6764-27
Répétition de danseurs yougoslaves, Festival des Arts Populaires Américains, 30 juin – 8 juillet 1973 . Photo : Harry Neufeld, S.I.A., record unit 371, box 1, folder : « July/August 1973 » n° 73-6764-27

Cette photographie a été prise par un photographe de la Smithsonian Institution, Harry Neufeld. Elle donne à voir la répétition d’un groupe de danseurs yougoslaves en costume traditionnel pendant le Festival des Arts Populaires Américains de 1973. La scène se passe sur la terrasse sud du Museum of History and Technology, au pied d’une œuvre de Jose de Rivera intitulée Infinity. Installée en 1967 pour orner les abords du musée, cette sculpture est la première œuvre d’art moderne sur le National Mall. Le bâtiment à l’architecture moderne sur la droite est le Museum of History and Technology. L’obélisque qui se dresse à l’arrière plan est le Washington Monument, l’un des monuments iconiques de la capitale fédérale. L’ensemble illustre le rapport au temps dans lequel s’inscrit la représentation de la nation dans les années 1970. Le Museum of History and Technologyqui ouvre en 1964, le Hirshhorn Museum qui ouvre en 1972 et un musée de l’aéronautique en cours de réalisation font de la modernité et de l’inventivité des éléments constitutifs de la définition de la nation. Dans le même temps, le travail de Malcolm Watkins au Museum of History and Technology, l’ouverture de la National Collection of Fine Arts et de la National Portrait Gallery en 1968 et 1969 ainsi que le Festival des Arts Populaires Américains depuis 1967 témoignent de l’importance accordée à la tradition historique et la continuité. A la croisée de l’idéologie moderniste et de sa remise en question, la Smithsonian Institution monte un programme commémoratif pour le Bicentenaire qui illustre tout autant qu’il apaise la crise du temps que traversent les contemporains.

Notes
511.

François Hartog, Régimes d'historicité : présentisme et expériences du temps, la librairie du XXIe siècle (Paris: Seuil, 2003) , pp. 18-19.