Modernisme, modernisation, développement

On entendra par modernisme un ensemble de représentations fondé sur une construction culturelle du passé, du présent et de l'avenir. Dans un temps orienté vers l'avenir et vers l'idéal du progrès, les avancées technologiques incarnent le progrès. Le présent des pays industrialisés est une perspective d'avenir pour les autres pays et inversement, le présent des autres pays est une étape passée pour les pays industrialisés512. Dans cette configuration temporelle, la modernité est opposée à la tradition, qui est connotée négativement. Les particularités culturelles locales, envisagées comme des reliquats du passé, du domaine de la tradition voire de l’obscurantisme, y font figure de repoussoir513.

Aux Etats-Unis, l’association de l’idée de progrès à la science et à l’industrie trouve ses origines dans la période de la première révolution industrielle et se confirme quand la machine devient l'un des marqueurs de l'identité nationale à partir du XIXe siècle. Lorsque le pays sort triomphant de la Seconde Guerre mondiale, l'adéquation entre modernité, découvertes scientifiques et réalisations industrielles et technologiques est plus que jamais de mise. Dans le contexte de la décolonisation, alors que le discours sur la mission civilisatrice de l’Occident est remis en question, le modernisme (et son corollaire prescriptif, la « modernisation » des pays « sous-développés ») devient le nouveau paradigme dominant pour donner sens au rapport de force international514.

Tout en n’étant pas un corps de doctrine homogène et encore moins une « théorie », comme le souligne Jan Nederveen Pietersee, le modernisme est au sortir de la guerre un horizon de pensée515. Il est le cadre dans lequel Truman, lors de son discours d’investiture de janvier 1949, préconise le « développement » des pays les plus pauvres sur le modèle des Etats-Unis, ainsi que celui dans lequel des universitaires travaillent avec les diplomates fédéraux à la « modernisation » de ces pays516. Le monde universitaire produit des déclinaisons économiques, politiques, culturelles et même psychologiques de la modernisation517. Dans cet horizon moderniste, la métaphore du développement est une évidence partagée qui imprègne la culture populaire518.

Le modernisme n’est pas une idéologie radicalement nouvelle. Il puise ses racines dans des philosophies de l’histoire téléologiques et dans l’ethnocentrisme qui fonde la montée en puissance des nations à partir du XIXe siècle. L’un de ses détracteurs, Robert Nisbet, le définit comme « un rapport positif au changement ». Selon lui, le modernisme découle de la métaphore de la croissance, dans laquelle s’est coulée la philosophie des Grecs antiques, du christianisme, des penseurs du classicisme, des Lumières, ainsi que celle des tenants de l’évolutionnisme à partir du XIXe siècle519. La filiation établie par Nisbet est hasardeuse, mais surtout elle omet un aspect central du modernisme – sa dimension ethnocentrique et nationaliste. A propos de la modernisation, corollaire prescriptif de la vision du monde qu’est le modernisme, Michael Latham parle plutôt d’un « ensemble de présupposés sur la nature de la société états-unienne et sur sa capacité à transformer un monde perçu comme matériellement et culturellement déficient »520. La filiation intellectuelle du modernisme se trouve donc autant dans le XIXe siècle des philosophies de l’histoire téléologique que dans celui de la doctrine nationaliste de la Destinée Manifeste521. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte géopolitique, économique et culturel nouveau, ces continuités idéologiques forment l’assise du discours moderniste.

Notes
512.

Nils Gilman, “Modernization Theory, the Highest Stage of American Intellectual History”, in David C. Engerman, Nils Gilman, Mark H. Haefele, Michael E. Latham, dir., Staging Growth : Modernization, Development and the Global Cold War, Culture, Politics and the Cold War (Amherst and Boston: University of Massachussetts Press, 2003), p. 57.

513.

Michael Adas, « Modernization Theory and the American Revival of the Scientific and Technological Standards of Achievement and Human Worth”, in Staging Growth, op. cit., p. 39. Ce constat est illustré par le titre de l’ouvrage de Daniel Lerner, The Passing of Traditional Society : Modernizing the Middle East (Glencoe: Free Press, 1958).

514.

Michael Adas, op. cit., pp. 27-35.

515.

Jan Nederveen Pieterse, "The Development of Development Theory: Towards Critical Globalism," Review of International Political Economy 3, no. 4 (1996), 543; “l’invention du développement”, chapitre 4, in Gilbert Rist, Le développement, histoire d'une croyance occidentale (Paris: Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996), pp.116-132.

516.

Nils Gilman, Mandarins of the Future : Modernization Theory in Cold War America (Baltimore: The John Hopkins University Press, 2003)

517.

A titre d’exemple, les ouvrages suivants illustrent respectivement l’approche économique, politique, culturelle et psychologique de la modernisation : Walt Rostow, The Stages of Economic Growth : a Non-communist Manifesto (Cambridge: Cambridge University Press, 1960) ; David Apter, The Politics of Modernization (Chicago: University of Chicago Press, 1965) ; David C. McClelland, The Achieving Society (Princeton: Van Nostrand, 1961) ; David Inkeles, David H. Smith, dir., Becoming modern : individual change in six developing countries (Cambridge: Harvard University Press, 1974)

518.

Christina Klein, « Musicals and Modernization : Rodgers and Hammerstein’s the King and I », in Engerman, dir., Staging Growth , pp. 129-162.

519.

Robert A. Nisbet, Social change and history; aspects of the Western theory of development (New York: Oxford University Press, 1969), p. 211, et la critique de Nederveen Pieterse au sujet de cette histoire du changement, in Nederveen Pieterse, "The Development of Development Theory," p. 543.

520.

« […] a conceptual framework that articulated a common collection of assumptions about the nature of American society and its ability to transform a world perceived as both materially and culturally deficient.” in Michael E. Latham, Modernization as ideology : American Social Science and "Nation Building" in the Kennedy Era (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2000), p. 5.

521.

La « Destinée Manifeste » des Etats-Unis est une expression forgée par le journaliste John L. O’Sullivan en 1845, afin de justifier l’annexion du Texas. L’expression connaît un grand succès au cours du second XIXe siècle et exprime la croyance en une prédestination de la nation à l’expansion territoriale et à l’expansion du modèle démocratique.