La crise du modernisme

Embarras au National Air and Space Museum

Dans un article qui reconnaît de manière ambivalente la réussite du National Air and Space Museum, l’hebdomadaire de la Nouvelle Gauche The Nation illustre en novembre 1976 l’attitude et l’argumentaire des critiques du modernisme au sein de la gauche.

‘Razzle-dazzle it is indeed. Accept this as a good show no matter how little inclined you may be to get pleasure out of “Milestones of Flight” and “Hall of Air Transportation”; no matter how unlikely you are to perceive photos of air and space as an “art collection”. Incontestably, this is a carnival that lifts the drab curtain of dailiness from stalled planes and noise-polluted airports, that shoots animation into the cold and lifeless image of air technology.
[…] Ahhh, how engaging the revolution in mobility becomes ! How seductively packaged. How coaxingly sold. What fun and games are here – balloons and puppets and exaltation for the “triumph over limitations” of the new air age. It is fun.
Come. See. Be conquered. Agree : the nation that made it to the moon (if not home from work); that dropped the bomb at Nagasaki (and leaks nuclear residue in the neighborhood fishpond); that sold how many million hamburgers (and cancelled how many food stamp programs ?) should have a glass showcase to its triumph over air and space. Let us fly from earthly miseries into this space. It is an architectural achievement indeed to house all this, to restore our flagging faith in the machine and breed a generation of those who soar and sigh for “conquering space”. Of those who argue otherwise, I ask : where better should the money be spent ? Forty million dollars goes so fast these days528.’

Contrairement à la presse spécialisée sur l’aéronautique et l’aérospatiale, l’auteur ne fait pas référence aux grandes étapes du progrès de l’aéronautique et de l’aviation civile. Sa sensibilité esthétique qui exclut la machine du champ artistique, l’écart qu’elle souligne entre le rêve d’une panacée technologique et la réalité, son ironie, enfin, sur les priorités budgétaires de l’Etat, font de ce passage un condensé de la critique du modernisme portée par une partie de la gauche.

Cette critique du National Air and Space Museum est symptomatique d’une tendance qui dépasse les cercles de la gauche radicale. Dans des registres différents, d’autres éléments viennent compléter l’argumentaire opposé au modernisme. La narration historique inéluctablement orientée vers le progrès par de grands hommes, par exemple, fait l’objet de critiques récurrentes. C’est le reproche adressé au National Air and Space Museum par un chroniqueur de l’Atlantic Monthly :

‘One consequence for the visitor strolling this steel garden is a subtle growth of deference to Them, the Foreordainers – an odd, impersonally optimistic assurance that all along They’ve had things in hand, from the primitive beginnings to these contemporary triumphs of progress529.’

Au sein même de l’équipe du musée, la narration du triomphe technologique ne va plus entièrement de soi. Face à une opinion publique divisée sur la politique spatiale de l’Etat fédéral, les conservateurs de l’exposition Apollo to the Moon tâtonnent pour trouver le ton juste530. En 1972, ils envisagent de conclure leur exposition en demandant s’il était justifié de dépenser autant d’énergie et d’argent pour atteindre la lune. La question est alors rhétorique, puisque la dernière section de l’exposition est envisagée comme une démonstration de l’avancement de la science et des transferts de technologie. La question semble cependant être suffisamment sensible pour qu’en 1974, les concepteurs jugent qu’il y a là matière à controverse et que le discours sur la question doit être présenté avec soin dans une projection audiovisuelle531. Un projet de 1975, intitulé « les voix du doute » (voices of doubt), envisage d’énumérer diverses objections au programme spatial. Celles-ci vont du bon sens incrédule – n’est-il pas impossible d’aller sur la lune ? – à la méfiance envers l’Etat, en passant par des inquiétudes peu crédibles, selon lesquelles l’expédition perturberait les marées ou les saisons. On décèle dans ces questions censées représenter les doutes des citoyens une critique humoristique, peut-être même un certain mépris.

Début janvier 1976, on envisage toujours de projeter un court film dans un espace intitulé « Why Theater », sans pour autant trouver de formule satisfaisante. Une troisième révision du script, en janvier 1976, ne présente pas les termes du débat. De la Route de la Soie à la lune, c’est l’histoire continue des voyages et de la curiosité humaine qui est présentée. L’exploration géographique y est mise sur le même plan que la recherche scientifique. Le film se termine par une comparaison entre l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent américain et les premiers pas de l’homme sur la lune : à l’écran, l’empreinte d’une chaussure du XVe siècle se transforme en trace de pas sur la lune. Pour finir, le projet est définitivement abandonné le 21 janvier532. Le temps a peut-être manqué pour la réalisation de ce film mais, plus certainement, les difficultés à s’accorder sur une version satisfaisante du script sont révélatrices d’un embarras à traiter du bien-fondé des politiques technologiques.

L’embarras est également sensible au National Air and Space Museum à propos de l’exposition Benefits from Flight. La présentation de la bombe atomique aux côtés d’autres missiles y est faite dans une section de l’exposition intitulée « Direct Benefits ». La légende explicative signale le contexte de guerre dans lequel sont créées ces armes, mais souligne le rôle positif de la bombe atomique, devenue une arme de dissuasion et donc une garantie de paix. Tom Crouch, conservateur de cette exposition, fait néanmoins une spectaculaire volte-face dès 1977. Il remplace le titre « Direct Benefits » par un autre : « Bombs are not a Benefit »533. De son côté, Michael Collins, directeur du N.A.S.M. et ancien astronaute, exprime publiquement ses réserves quant au titre de l’exposition Benefits from Flight au début de l’année 1977534. Ainsi, même si la thèse de Joanne Gerstein London sur l’exposition des artefacts militaires à la Smithsonian Institution souligne à juste titre que le National Air and Space Museum est essentiellement acquis à une représentation optimiste du progrès technologique, le cas des expositions Benefits from Flight et Apollo to the Moon nuance le tableau.

L’hésitation des conservateurs n’est pas seulement sensible au National Air and Space Museum. L’exposition 1876, a Centennial Exhibition qui recrée l’exposition de Philadelphie pour le Centenaire et la foi qu’elle manifeste envers le progrès technologique tranche avec l’esprit du temps de 1976, comme le remarque Robert C. Post, l’un des conservateurs du Museum of History and Technology responsable de l’exposition. En tant que directeur de publication du catalogue sur l’exposition, il écrit :

‘As for this publication, it is my hope that it captures the mood of an era that felt no ambivalence regarding the machine, no qualms about an infinite multiplication of machine-made products, no doubt that bigger was better.535

La contradiction des conservateurs de la Smithsonian Institution qui cherchent à faire coexister une conception moderniste de l’histoire et un sentiment plus critique à son encontre prend une forme particulière au National Air and Space Museum. Gernstein London montre sous un nouveau jour ces contradictions. Parce que les Etats-Unis ne se représentent pas comme une force d’agression, il est délicat de faire des expositions sur la question militaire dans le contexte de la Guerre Froide et en particulier pendant la Guerre du Vietnam. Cette difficulté à faire entrer la question militaire dans une représentation muséographique de la nation est illustrée par l’échec du projet de musée des forces armées au cours des années 1970. C’est donc sans surprise que dans Benefits from Flight, l’embarras de Tom Crouch porte sur des artefacts militaires : la crise du modernisme qui affleure dans la préparation d’Apollo to the Moon et de son exposition a pour toile de fond le rapport problématique entre technologie, guerre et progrès.

Notes
528.

Jane Holtz Kay, « Architecture », The Nation Nov. 27, 1976, 570-571.

529.

Benjamin DeMott, « Culture Watch », Atlantic Monthly, mars 1977.

530.

David E. Nye, ibid.

531.

« The most controversial aspect of the Apollo (and Mercury, and Gemini) program is the continuing challenge of its « worth » relative to one or another criterion. People are passive, they don’t like to read much copy, and when they do they often get different interpretations from the same input. For this reason we felt this particular message must be controlled. », in « Apollo to the Moon : concept script, preliminary design », 5 septembre 1974, S.I.A., record unit 352, box 9, folder : « Apollo to the Moon – preliminary design 1974 ».

532.

« Third Draft : Why Theater – Apollo to the Moon », 2 janvier 1976 ; « Why Theatre Cancelled as of 1/21/76 », S.I.A., record unit 352, box 8.

533.

Gernstein London, "A modest show of arms" , p. 257.

534.

Marilynn Preston, « Air and Space Museum touches our flights of fancy », Chicago Tribune, 17 février 1977, p.1.

535.

Robert Post, 1876, A Centennial Exhibition (Washington, D.C.: Smithsonian Institution, 1976), p. 25.