Les traditions et la culture populaire

La perspective moderniste, qui envisage les traditions sous l’angle de leur disparition programmée, se conjugue avec une représentation de l’histoire qui privilégie l’innovation. Dans cette logique, il existe un passé légitime, tourné vers l’avenir et un passé statique, rétrograde, qui perdure dans le présent. Pour examiner les signes de la crise du modernisme à la Smithsonian Institution, il faut soigneusement distinguer entre les représentations du passé des illustres ancêtres et le passé des traditions populaires. Car si les grands hommes de l’histoire ont pour eux d’avoir été à l’avant-garde du changement historique, les traditions populaires sont durablement délégitimées. Les promoteurs des arts folkloriques ont par ailleurs été violemment attaqués dans les années 1950, pendant et après l’épisode Mccarthyste : associés à la subversion communiste, ils gardent jusque dans les années 1960 le souvenir cuisant de leur affrontement avec le Congrès. Le National Defense Education Act voté en 1958 (suite au lancement de Spoutnik) est par exemple amendé pour que l’étude du folklore en soit exclue536. Ainsi, le fait que la Smithsonian Institution ouvre en 1968 et 1969 la National Collection of Fine Arts et la National Portrait Gallery ne signale pas une remise en cause de la domination du modernisme ; en revanche, les réalisations de Malcolm Watkins au National Museum of Natural History à partir de 1955, puis au Museum of History and Technology, ainsi que l’arrivée de Ralph Rinzler pour créer le Festival des Arts Populaires Américains de 1967, sont des étapes certaines dans cette remise en cause. Leurs trajectoires personnelles et leur travail participent du même mouvement que les timides critiques de l’idéologie du progrès constatées au National Air and Space Museum.

La famille de Malcolm Watkins joue un rôle important dans ses orientations professionnelles ultérieures. Les parents de Watkins partagent une passion pour la poterie historique du XVIIIe siècle. En 1950, sa mère, Lura Woodside Watkins, publie Early New England Potters and their Wares, un ouvrage qui fait la somme de plusieurs décennies de travail et qui contribue à la naissance de la discipline de l’archéologie historique aux Etats-Unis. Comme ses parents dans l’entre-deux-guerres, Watkins s’inscrit dans la sensibilité d’une petite partie de la classe dominante de la côte Est, qui porte un intérêt romantique à la période pré-industrielle, valorise l’artisanat et collectionne ce qu’on appelle alors les « antiquités » (antiques) de la Nouvelle Angleterre537. Avant son arrivée à la Smithsonian Institution, Watkins travaille pendant douze ans au Wells Historical Museum de Southbridge dont il est le premier conservateur. Le musée est un ensemble de bâtiments historiques représentant un village, son artisanat et la vie rurale des années 1830. A la Smithsonian Institution, la première exposition réalisée par Watkins en 1955 s’intitule Poterie populaire de la Nouvelle Angleterre coloniale (Folk Pottery of Early New England), à partir de pièces données par sa mère au Natural History Museum 538.

A une époque où l’histoire sociale est loin d’être la tendance historiographique dominante, Malcolm Watkins se lance dans un projet muséographique novateur qui vise à représenter l’histoire de la vie quotidienne aux Etats-Unis. En 1957, il ouvre dans le New Smithsonian Building (aujourd’hui, le National Museum of Natural History) un « Hall of Everyday life in Early America ». Celle-ci présente les conditions de vie et la culture matérielle de l’ère pré-industrielle aux Etats-Unis dans une perspective anthropologique et grâce à des travaux archéologiques. Elle comprend de multiples objets de la vie quotidienne. Ceux-ci sont arrangés de manière particulièrement frappante pour le visiteur, dans une maison de la fin du XVIIe reconstruite dans l’exposition, ainsi que dans trois pièces et une salle de classe illustrant le XVIIIe et le début du XIXe siècle539. Watkins améliore le principe de cette première exposition dans une autre, intitulée Everyday Life in the American Past, pour l’ouverture du Museum of History and Technology en 1964. Cette seconde exposition est plus spacieuse et entre-temps, la collection de Watkins s’est enrichie. Elle comprend des objets datant du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle ainsi que plusieurs pièces de maisons historiques ; elle représente un plus grand nombre de régions des Etats-Unis. L’exposition fait une place aux Chinois arrivés en Californie, aux influences espagnoles dans le sud du pays, ainsi qu’aux descendants des esclaves540. Dans la perspective du Bicentenaire, Watkins participe ensuite à partir de 1973 à l’élaboration de la grande exposition d’histoire sociale que monte le Museum of History and Technology, A Nation of Nations, pour laquelle il coordonne le travail sur la période coloniale.

Watkins aura été un précurseur de l’histoire sociale à la Smithsonian Institution. A une époque où le tout nouveau Museum of History and Technology met en avant l’histoire de la technologie et l’histoire politique nationale, l’exposition Everyday Life in the American Past est la première exposition d’histoire sociale d’envergure. En 1976, l’histoire sociale a acquis une forte légitimité institutionnelle puisqu’elle est au fondement des deux principales expositions du M.H.T. pour le Bicentenaire. Watkins est alors à l’apogée de sa carrière et dirige le département d’histoire culturelle du M.H.T..

A partir de 1967, le succès continu du Festival des Arts Populaires Américains crée une autre faille dans l’horizon dominant du modernisme. Ralph Rinzler, un des principaux artisans du Festival, a trente-deux ans lorsqu’il commence à travailler avec la Smithsonian Institution en 1966, alors que Watkins, qui y travaille depuis bientôt vingt ans, en a cinquante-cinq. Les deux hommes ne coopèrent pas et une certaine hostilité semble régner entre eux. Cette inimitié s’explique en partie par la différence de style entre les deux générations et par les choix épistémologiques très différents des deux hommes. Pourtant, ils ont en commun leur intérêt pour la vie quotidienne et pour les acteurs anonymes et ordinaires de l’histoire, des sujets qui rencontrent un intérêt grandissant alors que certaines évidences modernistes s’effritent.

Issu d’une famille de la bourgeoisie du New Jersey, Rinzler entame des études de littérature française à Swarthmore College alors que le mccarthysme fait rage. A l’université, il rejoint un cercle de musiciens qui souhaitent faire revivre la tradition musicale populaire des Etats-Unis, avec lesquels il partage une profonde aversion pour McCarthy et une sympathie pour l’héritage politique des progressistes. L’intérêt de Rinzler pour la musique folk s’inscrit dans un goût plus large pour les pratiques artistiques et artisanales. Avec le sentiment qu’il faut promouvoir ces pratiques pour qu’elles ne disparaissent pas, Rinzler monte une boutique d’artisanat dans le Massachussetts tout en étant l’impresario de musiciens folk. A la tête du Festival Folk de Newport à partir de 1963, il sillonne les Etats-Unis pour rencontrer des artistes et des artisans. En 1967, il devient le premier directeur du Festival des Arts Populaires Américains à la Smithsonian Institution.

Ce parcours fait de Rinzler une figure emblématique de la nouvelle gauche, dont la critique du modernisme passe par un regain d’intérêt pour la culture et la tradition. Dans l’esprit de Rinzler, la promotion de la tradition n’est pas simplement une attitude à privilégier par rapport au progrès technologique ; son entretien d’histoire orale avec Marc Pachter montrent que « progrès » et tradition sont pour lui antagoniques :

Rinzler : I saw potters in the Southwest.[…] And I found quilters. You see, that was just when the interstates were being built, so every place was sort of a built-in folk festival. Old ladies put quilts out by the dozens on clotheslines and they’d hang baskets that they’d just made, and chair style were there, and as you moved from county to county, you’d see the mullear [phonetic] chair and the thumb back chair. You got a lesson in the distribution of cultural form.
Pachter : And it’s because of the combination of the technology and of the new and the traditional craft.
Rinzler : And that all disappeared when the interstates came in.
Pachter : Is it not true that the interstates for a while – maybe I’m not understanding – also promoted at least the display and the availability ?
Rinzler : No, because they bypassed everything. […] I was still travelling on the roads the interstates paralleled, and I really got the image of a catalog of rich American material culture that you couldn’t get ten years later, and it just dazzled me541. ’

Parce que le nationalisme est « une manière d’être au monde à laquelle nous sommes tous soumis », Watkins comme Rinzler inscrivent leur travail dans un cadre national. Dans son « Hall of Everyday life in Early America » puis dans Everyday Life in the American Past, les choix thématiques et chronologiques opérés par Watkins, le type d’habitat qu’il expose et les groupes ethniques qu’il représente offrent de facto une définition de la nation542. Rinzler pour sa part situe son engagement musical et politique dans une conception militante de la renaissance d’une certaine tradition nationale. C’est ce qu’il affirme dans son entretien avec Marc Pachter lorsqu’il évoque ses années à l’université :

‘Pachter : How important was the connection with true America ? In the thirties, you had this interesting mixture of politics and a sense of returning to the essential America. At this point, is it very important that the music is American ?
Rinzler : Central, absolutely central. Wouldn’t you say ? We were the inheritors of the progressive movement, which, after all, had been terribly important in the formation of the Almanac Singers, which was the first great bringing together of traditional and left-leaning people543.’

Suite à son ouverture en 1964, l’exposition de Watkins est la plus visitée parmi celles que vont voir les groupes scolaires au Museum of History and Technology 544. Quant au Festival des Arts Populaires Américains, il jouit à partir de 1967 d’une popularité qui ne se dément pas au cours des années545. Tant Watkins que Rinzler contribuent donc à la popularisation des thèmes de la vie quotidienne, des traditions populaires et de l’artisanat. Parce que leur œuvre s’inscrit dans une certaine conception de la nation et parce que le modernisme est en soi le reflet d’évidences sur ce que sont les Etats-Unis, leur mise en cause des valeurs du modernisme est intrinsèquement liée à un tournant dans les représentations dominantes de la nation.

Notes
536.

Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription de l’entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p. 70.

537.

Malcolm Watkins, transcription de l’entretien avec Pamela Henson, 29 janvier 1992, S.I.A., record unit 9586, pp. 1-4.

538.

Walker, "A living Exhibition" , pp. 59-60.

539.

Ibid., pp. 72-73.

540.

Ibid., pp. 81-83.

541.

Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription de l’entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, pp. 34-36.

542.

Voir à ce sujet l’analyse de Walker, "A living Exhibition" , pp. 82-85.

543.

Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription de l’entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p.19.

544.

« Junior League Guided Tour Program at the Smithsonian Institution Annual Report June 1965 », S.I.A., record unit 261, folder  « Docents 1959-71 », box 1, cité dans Walker, "A living Exhibition" , p. 84.

545.

Thomas Rees, "In Praise of Smithsonian July 4th Folk Festival," in Congressional Record (Washington, D.C.: United States Congress, 1967)