La présence du patrimoine

Le patrimoine est une manière de rendre le passé présent. Dans les années 1960, il prend une place de plus en plus importante dans la manière de penser le passé. Les évolutions de l’urbanisme en sont le signe : dans la capitale fédérale, la place qui jouxte la Maison Blanche au nord-est rénovée dans son style d’origine pendant la présidence de Kennedy puis de Johnson. En 1965, Pennsylvania Avenue, l’avenue qui relie le Congrès et la Maison Blanche, prend le statut de monument historique (National Historical Park). En 1966, le Congrès vote une loi sur la préservation des bâtiments historiques, le National Historic Preservation Act. En 1968, la presse est unanime pour louer l’effort de restauration d’un bâtiment historique du centre de Washington dans lequel la Smithsonian ouvre deux nouveaux musées d’art.

La destruction de quartiers entiers pour faire place à un urbanisme novateur ne fait plus l’unanimité. En détruisant ces bâtiments qu’on commence à considérer comme des témoignages du passé, ne risque-t-on pas de faire disparaître les racines historiques de la nation ? Alors qu’il se félicite de la restauration d’une galerie d’art pour le compte de la Smithsonian en 1972, un journaliste du Washington Post manifeste cette nouvelle sensibilité :

‘As you read this, the wreckers are busy in Chicago, demolishing Louis Sullivan’s world famous Stock Exchange. In this city, the authorities are busy issuing demolition permits for the demolition of the old Swiss Legation on Hillyer Place as well as a house at 1220 Wisconsin Ave. which is one of the very few genuine Federal houses remaining in Georgetown. It is to be replaced by a Burger Chef restaurant. (If that chef only knew how much more money he could make selling hamburgers in a restored, old building, candle light and all.)
So there is surely comfort, and perhaps even a little hope, in the fact that efforts of Presidents John Kennedy and Johnson, of William Walton’s Fine Arts Commission and of the Smithsonian’s Dillon Ripley succeeded in preserving that one foothold on our past560.’

La patrimonialisation de l’histoire nationale est une manière de rendre le passé présent pour les contemporains : l’histoire est appréhendable sous la forme de vestiges et de traces qui incarnent un temps révolu mais rendu pertinent. Cette tendance à rechercher un passé visible dans le présent est également manifeste dans l’intérêt contemporain pour l’histoire sociale et l’histoire du quotidien, qui trouvent par exemple leur traduction muséographique à Colonial Williamsburg. Né à la fin des années 1920, ce musée de plein air, situé sur le site historique de Williamsburg, capitale de la Virginie, présente aux visiteurs les bâtiments restaurés et les conditions de vie de l’époque coloniale.

La légitimité du concept de patrimoine n’est donc pas une invention des années 1960 : la politique culturelle de Roosevelt dans les années 1930 contribue à ce tournant dans la perception du passé. On assiste dans les années 1960 à un élargissement de la conception du patrimoine qui prend désormais de multiples formes. A la Smithsonian Institution, la patrimonialisation se traduit ainsi par l’ouverture de nouveaux musées dans deux bâtiments historiques du centre, mais aussi par la mise en place d’un projet d’histoire orale pour conserver (et du même coup instituer) l’histoire de la S.I. elle-même.

Lorsque Ripley propose en mars 1973 la création d’un programme d’histoire orale, il reçoit le soutien immédiat du directeur des archives, qui lui signale la forte motivation d’un de ses employés pour le projet. En l’espace de six mois, une historienne, Myriam Freilicher, est recrutée pour mener les entretiens. Cette dernière organise fin 1973 une réunion d’information à l’intention du personnel de la Smithsonian Institution, pour annoncer le projet. Dans une note adressée à Ripley, elle indique qu’une trentaine de personnes assiste à la réunion. Outre le nombre de présents, qui indique de l’intérêt pour le projet, Myriam Freilicher fait état de la motivation et même de l’enthousiasme de la part des participants ; elle précise que plusieurs avaient déjà commencé à mener des entretiens d’histoire orale ou y avaient sérieusement songé avant cette rencontre.561 Signe d’un engouement pour la nouvelle méthode qu’est l’histoire orale, tournant épistémologique dans le travail des archives de la Smithsonian Institution, la naissance du projet est également révélatrice de ce nouveau rapport au passé.

Notes
560.

Wolf Von Eckardt, “Renwick : a Triumph Over Neglect”, The Washington Post, 22 janvier 1972, p. B1.

561.

Dillon Ripley évoque pour la première fois un projet d’histoire orale dans les minutes de la réunion de la commission exécutive le 19 mars 1973, S.I.A., record unit 616 box 1, folder : « Executive Committee. Secretary’s », 2 ; le directeur des archives, Richard H. Lytle, lui répond dans une note du 19 mars : « Oral History at the Smithsonian », record unit 281 box 42, folder : « SI Archives – Oral History Project (1973) » ; Lytle annonce à Ripley la prise de fonction de Myriam Freilicher dans une note du 10 septembre 1973 : « SI Oral History », R.U. 281 box 42, folder : « SI Archives – Oral History Project (1973) » ; Myriam Freilicher fait le compte rendu d’une réunion d’information sur le projet d’histoire orale tenue le 13 novembre 1973 dans une note à Lytle et Ripley du 11 décembre 1973 : « Oral History Project on the Smithsonian », record unit 281 box 42, folder : « SI Archives – Oral History Project (1973) ».