Dans un échange cité plus haut, Ralph Rinzler évoque le début des années 1960, alors qu’il parcourait le Sud-Ouest en voiture ; il y dénonce l’influence néfaste de la construction du réseau autoroutier sur les pratiques artisanales. Il se rappelle avoir été ébloui par la richesse des traditions populaires et constate leur déclin dans les dix années qui ont suivi562. Dans ce passage, Rinzler adopte une attitude qui rappelle celle des premiers ethnologues, à la fois fascinés par la culture qu’ils découvrent et pleins d’effroi pour ce qu’ils envisagent comme une disparition inéluctable – car dans leur représentation, les cultures non industrielles appartiennent au passé. C’est une conjonction similaire du passé et du présent qui fascine Rinzler. Dans ses rencontres avec les musiciens populaires, Rinzler prise plus que tout le moment où il décèle dans un morceau de musique la trace des plus anciennes traditions.
Dans la presse et au Congrès, on trouve deux types de réactions au premier Festival des Arts Populaires Américains. D’une part, on se félicite de la vitalité des arts populaires et des techniques artisanales. Paul Richard du Washington Post fait ainsi part à ses lecteurs de son expérience au Festival :
‘I was impressed with the vitality and the variety of the work on exhibit. Put together, these hand-crafter objects show that American folk-craft is very much alive : something to enjoy and to take note of563.’D’autre part, on présente les démonstrations des artistes et des artisans comme une présence rassurante du passé. Dans une déclaration à la Chambre, le représentant de la Californie, Thomas M. Rees, affirme que « dans cette période agitée et mouvementée », ses concitoyens ont besoin « qu’on leur montre ce que leur culture a produit et continue de produire » 564. Les démonstrations sont autant un signe du passé que du présent. En revanche, pour le sénateur de l’Alaska, E. L. Bartlett, le Festival est uniquement une expression du passé. Dans une étonnante déclaration qui mêle idéologie moderniste et valorisation des traditions significatives du passé, il déclare au Sénat :
‘Mr. President,Alors que dans une perspective logique le discours moderniste et le discours traditionaliste sont contradictoires, dans la pratique, ces diverses déclarations soulignent la grande compatibilité des deux approches. Sur le National Mall et à la Smithsonian Institution, on constate que la mise en scène de l’identité nationale puise conjointement dans le registre de la tradition et de la modernité. La coexistence des deux registres illustre un fonctionnement nationaliste typique dont Anne-Marie Thiesse souligne l’existence dans les Expositions universelles à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : à côté des réalisations industrielles dernier cri y sont exposés des costumes paysans, signes de l’ancienneté de la nation. Ce phénomène relève de l’« exhibition identitaire »566 : il ne fonctionne pas selon une articulation logique mais sur le principe de la juxtaposition, par « exposition », des atouts de la nation. Il permet donc de conjuguer deux sources de fierté nationale sans les faire se contredire. A la Smithsonian Institution, l’affirmation de la tradition voit le jour dans le contexte de la crise de la théorie de la modernisation à la fin des années 1960. Dans le même temps sont exposés au National Air and Space Museum les derniers progrès technologiques réalisés par la NASA. Sur le National Mall, la valorisation simultanée de la modernité et de la tradition n’est pas contradictoire. Elle exprime certes la coexistence de deux systèmes de valeurs mais mesure le chemin parcouru de la tradition à la modernité : elle fonctionne comme un ensemble dans l’exhibition identitaire de la nation.
Le succès du programme commémoratif de la Smithsonian Institution auprès des instances fédérales et du public tient en partie à ce qu’il réussit à produire un discours qui synthétise les différentes perceptions de la nation, du Festival des Arts Populaires Américains au National Air and Space Museum. Il serait intéressant de savoir quelle proportion des visiteurs au N.A.S.M. n’a pas souhaité se rendre au Festival et inversement, quelle proportion des participants au Festival avait une opposition de principe à visiter le musée de l’aéronautique. Gageons que ces cas de figure représentent une proportion très faible des visiteurs, car les discours sur le temps que l’on trouve notamment au musée et au Festival permettent de répondre aux attentes contradictoires d’une époque de crise du modernisme.
En 1976, dans le rapport final de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, les rédacteurs laissent entendre que les rituels festifs du Bicentenaire ont contribué à panser les plaies d’une nation divisée. L’examen des diverses réponses apportées par les Musées Nationaux à la crise du temps montre que la fabrique du consensus se situe plus en amont : le discours muséographique protéiforme offert au public présuppose déjà un large consensus au sein du système fédéral. Chaque nouveau musée et chaque grande exposition ouverte en 1976 est le fruit d’un travail collectif au sein de la Smithsonian Institution, avant d’être mis à l’épreuve du regard des acteurs fédéraux. En tant que production collective, cette somme de discours muséographiques sur l’histoire nationale (et les philosophies de l’histoire contradictoires qui les sous-tendent) est donc le reflet de priorités diverses, mais toutes suffisamment consensuelles pour franchir les multiples étapes de leur réalisation pratique.
Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription de l’entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, pp. 34-36.
Paul Richard, The Washington Post, 2 juin 1967.
« In this day of the frug and jerk, Americans need to be shown what their own culture has produced and continues to produce”, in Thomas M. Rees, 20 juillet 1967, 90e Congrès, 1ère session, 20 juillet 1967, p. H9160.
E. L. Bartlett, Congressional Record, 90e Congrès, 1ère session, 18 août 1967, p. S11822.
Thiesse, La création des identités nationales , p. 201.