Au début de l’année 1974, le philanthrope John Davison Rockefeller prend position sur le Bicentenaire de l’Indépendance dans la presse. Dans le contexte de la « crise politique et morale » que traversent les Etats-Unis, il estime que le plus important n’est pas de fêter l’anniversaire de la nation, mais plutôt d’œuvrer sur le long terme à la renaissance nationale. Il brosse le tableau d’une société dans laquelle l’Etat ne peut se substituer aux citoyens : pour célébrer le Bicentenaire, l’allégeance de chacun à la nation et l’organisation spontanée permettront d’éviter la seule orchestration de festivités par l’Etat en une « comédie » (charade)567. A l’issue de notre réflexion sur le temps des pratiques nationalistes, ces déclarations soulèvent deux questions centrales, celle de la continuité des pratiques nationalistes et celle du rôle de l’Etat.
Parallèlement aux treize années qui se sont écoulées entre l’Indépendance et l’Union, Rockefeller propose que soit proclamée une ère du Bicentenaire, qui commencerait en 1976 et s’achèverait en 1989 et qui permettrait de répondre à la crise morale que traversent ses contemporains :
‘I do not suggest that we can reach a fever pitch of activity in 1976 and maintain it for thirteen years. Certainly 1976 will be a peak year, and there will be others. But the concept of an era offers the possibility that the Bicentennial will become something much more than a burst of patriotic energy in 1976, with a relapse to business as usual.A la Smithsonian Institution, le chargé de communication, Carl Larsen, fait suivre les déclarations de Rockefeller à Dillon Ripley. Susan Hamilton, la coordinatrice des activités de commémoration du Bicentenaire, y prête également attention. Dans une note adressée à Charles Blitzer, le sous-secrétaire à l’histoire et à l’art, elle suggère que la Smithsonian Institution forme un groupe de réflexion sur les quinze années à venir, afin de déterminer son rôle dans la commémoration du Bicentenaire jusqu’en 1989. Elle rappelle que Julia Butler Hansen, qui préside la sous-commission budgétaire chargée d’auditionner la Smithsonian Institution à la Chambre, a émis le souhait que soient programmées après 1976 des expositions sur la mise en place du gouvernement et la rédaction de la constitution. La commémoration semble donc être un horizon directeur suffisamment structurant pour que divers acteurs envisagent de la prolonger au-delà de 1976569.
La perception du temps exprimée par Hamilton et par Rockefeller montre qu’ils pensent la célébration du Bicentenaire comme un mode d’action continu. A la Smithsonian Institution, l’examen des pratiques nationalistes à différents niveaux professionnels et hiérarchiques a révélé une continuité similaire dans la mise en œuvre des principaux projets. Leur inscription dans le temps prend différentes formes : le développement institutionnel des musées est vécu par les acteurs comme une succession de petites victoires à chaque étape du processus administratif. L’omniprésence de la datation précise dans ma narration tente de rendre compte de ce temps vécu. Dans la période qui précède le Bicentenaire en revanche, le temps des réalisations étape par étape ne disparaît pas, mais il est soumis à un compte à rebours d’une part et à un rapport cyclique au temps d’autre part, ce qui explique que ma narration accorde moins de place aux développements d’une chronologie précise. Mais qu’il s’agisse du temps de la commémoration ou du temps de l’expansion et des nouveaux musées, les projets se coulent dans une succession ininterrompue d’objectifs à atteindre dont l’un des enjeux est l’intérêt national.
Le discours qui met en évidence ces enjeux nationalistes est porté par la hiérarchie et implique les conservateurs. Même s’ils y sont fréquemment et clairement exposés, il est difficile de savoir à quel point ils l’intériorisent et quelle place il prend dans la représentation qu’ils se font de leur propre travail. En effet, conservateurs et administrateurs évoluent au sein d’une organisation qui entretient une culture et une fierté collectives, dans laquelle l’histoire de Smithsonian Institution, ses idéaux humanistes et sa tradition professionnelle muséographique et universitaire se conjuguent. L’enjeu national que revêtent les réalisations de la Smithsonian Institution n’est donc qu’un élément parmi d’autres ; il apporte un supplément de sens et de motivation à des activités qui ont, en elles-mêmes, une rationalité muséographique et institutionnelle. A cela s’ajoutent vraisemblablement les variations entre des individus revendiquant plus ou moins le rôle social du patriote selon leur personnalité et selon le moment.
John D. Rockefeller 3rd, « Humanizing America : John D. Rockefeller Proposes a 13-Year Bicentennial », Family Weekly, Washington Sar-News, 13 janvier 1974, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « post bicentennial thoughts ». Rockefeller formule les mêmes arguments dans « Taking the Bicentennial Seriously », Newsweek, 1er avril 1974, p. 11.
Rockefeller, « Taking the Bicentennial Seriously », Newsweek, 1er avril 1974, p. 11.
« John D. Rockefeller, III », note de Carl Larsen à Julian Euell et Dillon Ripley, 28 mars 1974 ; « John D. Rockefeller, III, and the Bicentennial », lettre de Susan Hamilton à Marvin Sadik, Brooke Hindle et Wilton Dillon, 22 avril 1974, « Program planning and review », lettre de Susan Hamilton à Charles Blitzer, 24 avril 1974, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « post bicentennial thoughts ».