I. Universalisme, nationalisme : ambivalence au Museum of History and Technology

1. La genèse du projet

Les projets muséographiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les conservateurs de la Smithsonian Institution ont bon espoir d’obtenir la création de plusieurs musées. Il est question de construire des ailes au New Museum Building, qui comprend principalement les collections d’histoire naturelle et les collections ethnologiques ; on parle également d’un musée d’histoire, d’un Museum of Engineering and Industries ainsi que d’un National Air Museum. La coexistence de ces projets ne signifie pas qu’ils aient atteint le même degré d’avancement : le projet d’agrandissement du New Museum Building a reçu l’aval du Congrès en 1930, mais pas de financement589. On trouve mention d’un musée d’histoire et d’un Museum of Engineering and Industries dès 1919 dans le rapport annuel de la Smithsonian Institution, sans que les projets aient avancé de manière significative en 1945. A cette date, les parlementaires votent leur construction mais renoncent en 1946 à voter les fonds nécessaires en raison d’une pénurie de matériaux de construction590. La même année, le Congrès autorise la création d’une commission consultative sur le projet de musée de l’aéronautique et en 1948, Carl Mitman est promu sous-secrétaire au Musée de l’Air par Alexander Wetmore, le secrétaire de la Smithsonian Institution 591. En dépit de leur diversité, ces projets qui naissent ou renaissent après la guerre ont en commun de proposer un discours muséographique sur la nation.

Malgré la valeur universelle qu’ils accordent à leurs activités scientifiques et malgré une politique de collection qui ne se restreint pas aux frontières nationales, les conservateurs d’histoire naturelle et d’anthropologie ont en héritage un musée fondé au XIXe siècle sur des présupposés nationalistes rationalistes592. Les musées d’histoire naturelle sont historiquement un lieu central de la concurrence scientifique que se livrent les nations. Au XIXe siècle, la richesse de leurs collections est vue comme un signe du degré d’avancement sur l’échelle de la « civilisation ». Les expositions permettent de mettre en valeur les atouts du territoire national, ainsi que la spécificité et la supériorité de son histoire naturelle. Bien que le Musée National à Washington ne soit pas aussi prestigieux que le Field Museum à Chicago ou le Musée d’Histoire Naturelle de New York, il dispose des collections de sciences naturelles et d’anthropologie amassées lors des expéditions d’exploration du continent financées par l’Etat de 1838 à 1842, puis dans les années 1850 et 1860593. Ces collections sont liées à la découverte et à la domination du territoire, de sa flore, de sa faune et de ses habitants indigènes. Comme les autres musées d’histoire naturelle des Etats-Unis, le musée de la Smithsonian Institution est également un enjeu de fierté nationale car il est le théâtre de débats scientifiques contemporains. Dans les années 1860, alors que la controverse sur les travaux de Darwin fait rage, les expéditions paléontologiques permettent d’exposer dans les musées les imposants squelettes d’espèces disparues. Dans le cadre de la réflexion sur l’origine et la disparition des espèces, les naturalistes des Etats-Unis peuvent se targuer de posséder de meilleures collections paléontologiques que leurs collègues européens594.

En 1945, à la Smithsonian Institution, la prééminence de l’histoire naturelle dans le champ muséographique est toujours d’actualité. La plus grande partie des collections qu’abrite le New Museum Building relève de l’histoire naturelle, même si le bâtiment comprend aussi des collections d’anthropologie et d’art. De 1930 à 1950, l’agrandissement de ce musée reste une priorité dans le programme de construction595. Cette priorité témoigne de l’échelle des valeurs dominante parmi les conservateurs, mais s’explique également par la présence d’Alexander Wetmore, ornithologue de profession, à la tête des musées de 1925 à son départ en retraite en 1952596.

Le projet de musée d’histoire vise plus directement à présenter l’histoire des Etats-Unis. Un document préparatoire prévoit que le musée sera organisé en cinq divisions, respectivement consacrées à « l’histoire » (Civil History), « l’histoire navale », « l’histoire numismatique » et « l’histoire philatélique ». Ces catégories reflètent l’organisation qui prévaut alors dans le Old National Museum de la Smithsonian Institution et qui sera conservée pour la réalisation du Museum of History and Technology. Selon le même document, le musée parlera du « développement de la nation américaine »597 ; il suggère une histoire nationale orientée vers le progrès. Le musée prévoit également de commémorer les héros nationaux grâce à des expositions biographiques dans chaque division thématique. L’exposition d’histoire, par exemple, inclurait « des bustes, des portraits et des objets ayant appartenu aux hommes et aux femmes américains célèbres qui ont contribué au développement de la nation américaine » 598.

On retrouve le principe d’une histoire synonyme de progrès ainsi que la visée commémorative dans trois autres projets contemporains dont il a été question plus haut. Le premier, le projet de Museum of Engineering and Industries porté par Carl Mitman, ambitionne de décrire « les contributions de l’Amérique au progrès matériel de la civilisation »599. Sans se borner exclusivement aux Etats-Unis, le musée serait centré sur les progrès de la science appliquée. Les syndicats d’ingénieurs, qui voient dans le projet la possibilité de porter au panthéon national leur corps de métier trop peu reconnu, soutiennent un temps le projet600.

Le second est un projet de musée de l’aéronautique, qui allie lui aussi la dimension commémorative et une vision orientée de l’histoire. Le musée est présenté ainsi par la commission consultative chargée de son élaboration :

‘[the museum should be] memorial, inspirational, commemorative, for the public as well as the expert, showing only the principal advances in the field601.’

Le troisième projet est une galerie d’art, soutenue par le nouveau secrétaire de la Smithsonian Institution, Leonard Carmichael. Il envisage d’y exposer des tableaux selon les critères suivants :

‘[…] pictures of historical importance to the nation, but possibly not fine or great art from the standpoint of technical and esthetic evaluation, and art that is a portrayal of great military and cvil leaders602.’

Ce bref rappel des possibles dans la décennie qui suit la Seconde Guerre mondiale montre que chaque projet (à l’exception de la construction d’ailes pour le New National Museum et ses collections d’histoire naturelle) est porteur d’une représentation de la nation. Dans le cas des collections d’histoire naturelle, c’est justement parce que le projet n’est pas formulable dans la langue nationaliste des années 1950 que le Congrès ne lui donne pas la priorité. Les modalités de représentation inscrites dans les différents projets sont remarquablement similaires : le progrès est le paradigme organisateur de la narration muséographique, que ce soit dans le domaine de l’histoire politique ou de l’histoire des réalisations industrielles aux Etats-Unis. On retrouve par ailleurs le principe d’un panthéon national dans le projet de musée d’histoire et dans celui de musée d’art. Au-delà de la variété thématique des projets, on constate donc un consensus sur ce que le Musée National est censé dire et comment. Les conservateurs d’histoire naturelle défendent certes l’agrandissement de leur musée, tandis que les conservateurs du Département des arts et des industries soutiennent la construction d’un musée d’histoire ou d’un Museum of Engineering and Industries, en fonction des collections dont ils ont la charge, mais la concurrence entre leurs projets est de nature professionnelle ; elle n’oppose pas des visions divergentes de la nation.

Notes
589.

Marylin S. Cohen, «American Civilization in Three Dimensions : the Evolution of the Museum of History and Technology of the Smithsonian Institution» (George Washington University, 1980), pp. 42, 118.

590.

A Bill to Provide for the Construction of Public Buildings, Congrès des Etats-Unis, H.R. 4276, 79e Congrès, 1ère session, 1945, pp. 1-6 ; Cohen, « American Civilization in Three Dimensions », p. 122.

591.

Joanne Gernstein London, «A Modest Show of Arms : Exhibiting the Armed Forces and the Smithsonian Institution, 1945-1976» (George Washington University, 1999), pp. 96-97, notice biographique de Mitman in « Finding Aids to Personal Papers and Special Collections in the Smithsonian Institution Archives : Record Unit 7386, Carl W. Mitman Papers », http://siarchives.si.edu/findingaids/.

592.

Voir à ce propos Conn, Museums , pp.34-37.

593.

Smithsonian Institution Archives, « National Museum of Natural History », http://siarchives.si.edu.

594.

Conn, Museums , pp. 44-48.

595.

Cohen, «American Civilization in Three Dimensions» , p. 118.

596.

Alexander Wetmore devient sous-secrétaire chargé du Musée National en 1925, puis conserve cette fonction jusqu’en 1944 lorsqu’il devient secrétaire de la Smithsonian Institution. Pour ce qui concerne la légitimité des sciences naturelles à la S.I., voir Frank Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, pp. 74-75, 100-101.

597.

« The development of the American nation », in « The Museum of History », in note non datée et non signée, probablement écrite pendant les années 1940, S.I.A., record unit 334, box 81, folder : « Engineering and Industries Building, 1949-1950 ».

598.

« busts, portraits and personnal memorabilia of noted American men and women who have contributed to the development of the American nation », in « The Museum of History », ibid..

599.

« A museum depicting America’s contributions to the material progress of civilization » ; note de Carl Mitman à Alexander Wetmore, 16 juin 1944, annexe à la transcription du 12e entretien de Frank Taylor avec Pamela Henson, 17 septembre 1980, S.I.A., record unit 9512.

600.

Arthur Mollella, «The Museum That Might Have Been : the Smithsonian's National Museum of Engineering and Industry», Technology and Culture 32, no. 2 (1991), pp. 251-259.

601.

National Air Museum Advisory Board, note pour Alexander Wetmore, 13 décembre 1946, S.I.A., record unit 50, box 91, cité in Gernstein London, «A modest show of arms» , p. 98.

602.

Budget Hearing, 6 janvier 1954, Independent Offices Appropriation Bill 1955, Hearings before the Subcommittee of the Committee on Appropriations, House of Representatives, 83e Congrès, Congressionnal Record, p. 179.