Le débat sur le nom du musée et ses enjeux

Lorsqu’il est demandé aux conservateurs de proposer un projet synthétique qui combine en un seul musée leurs diverses aspirations, la difficulté à trouver un concept muséographique satisfaisant les conduit à puiser dans la sémantique du musée encyclopédique. En se référant à la tradition de leur profession, les conservateurs proposent au cours des réunions de 1952 et 1953 des noms qui font référence au destin commun de l’humanité. Les propositions recensées dans les compte-rendus sont entre autres : « National Museum of Man », « National Museum of Man – His History and Technology », « National Museum of Man and His Works », « National Museum of Man and His Achievements », « National Museum of Anthropology and Applied Science », ou bien encore « Museum of Cultural History and Technology ». Les propositions faisant explicitement mention du thème national du projet sont moins nombreuses : il est question d’un « National Museum of America », d’un « Museum of American Civilization » ainsi que d’un « Museum of American History and Culture »603.

A ce moment il ne fait pourtant aucun doute que le futur musée aura pour objet les Etats-Unis. Un document récapitulatif des discussions appelle simultanément le musée « Museum of Man » – titre emblématique du registre discursif nationaliste rationaliste – et lui donne une vocation nationale :

‘The building is needed to provide space for the development of an adequate national museum which will set before the people the background, history, development and meaning of the United States604.’

Dans cette période d’élaboration du projet, deux discours coexistent ainsi sans qu’ils semblent être perçus comme contradictoires. Le musée parlera du « développement de l’homme et de la civilisation » universels et sera dans le même temps « un panorama de l’histoire des Etats-Unis »605. Les documents qui font état de ces contradictions sont produits par des conservateurs et administrateurs du Musée National à usage interne, dans le cadre de la concertation sur le futur musée. Ces documents sont soit des courriers comprenant des échanges de vues sur le musée, soit des comptes-rendus de réunions de concertation entre les membres de l’équipe administrative et les conservateurs. A la lecture de ces échanges, il semble que la formulation nationaliste ou universaliste ne reflète pas des différences de position hiérarchique. Les définitions nationalistes et universalistes du musée coexistent jusque sous la plume d’un même auteur. La contradiction n’est donc pas tant un rapport de forces entre deux opinions qu’une contradiction propre à ce projet muséographique dans son ensemble.

Confrontés à la difficulté d’élaborer un projet muséographique multidisciplinaire mais néanmoins cohérent, les conservateurs oscillent donc entre une définition en termes nationaux et une définition en termes universels. Le nom finalement retenu, le Museum of History and Technology, illustre un mécanisme discursif décrit par Mona Ozouf à propos des fêtes de la Révolution Française. Au cours de ces fêtes, les références à la patrie sont invisibles mais omniprésentes :

‘Sans doute la patrie est-elle absente de la fête révolutionnaire où, comme on l’a vu, les figures féminines tutélaires sont la Liberté, la Victoire, la Raison ou la République ; mais jamais la France, jamais la patrie. Jamais donnée à voir, l’invisible patrie est cependant ce que désigne toute la fête : l’autel est de la patrie, les défenseurs de la patrie, le bataillon d’enfants est l’espérance de la patrie, bien mériter de la patrie le devoir martelé par le discours, vivre et mourir pour la patrie l’injonction des bannières. Entre tout cet invisible et l’héroïque de la fête, le lien est à l’évidence noué606.’

De la même manière, au Museum of History and Technology, l’histoire dont il est question est bien l’histoire nationale. Les collections préexistantes sur lesquelles se fondera le nouveau musée illustrent certes nombre d’avancées technologiques que l’on doit aux Européens. Cependant, les artefacts reflétant l’histoire et les avancées technologiques nationales y tiennent une bonne place, et donnent à la technologie un rôle central dans la construction des Etats-Unis, comme le souligne Frank Taylor dans un article promotionnel à l’occasion de l’ouverture du musée :

‘La juxtaposition d’objets dont les uns illustrent le développement technique et industriel et les autres l’histoire politique et culturelle est particulièrement instructive aux Etats-Unis, où les aptitudes de la population pour les sciences appliquées et la technologie ont considérablement influé sur la croissance du pays607.’

De plus, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la domination technologique des Etats-Unis sur le reste du monde fait figure d’évidence et la « technologie », qui figure dans le nom du musée, est pensée comme un marqueur identitaire de la nation.

Le débat d’idées sur le nom du musée est donc caractérisé par une difficulté à penser la différence entre le national et l’universel. C’est la conclusion à laquelle nous amène la contradiction manifeste (mais non ressentie comme telle) entre les propositions de nom universalistes et nationalistes. Cet amalgame entre national et universel s’accompagne d’une relative invisibilité de la question nationale, comme le montre ce récit de Frank Taylor en 1980 :

‘The question of naming the museum was not an easy one to answer. There were no museums, to my knowledge, that combined the history of science and technology, and the material, cultural or political history of the country. We had a lot of trouble with names. Grace Rogers (later Grace Rogers Cooper), assistant curator of textiles, took an active part in the discussions that we had among ourselves about the museum and its directions, and finally, its name. I asked at one meeting if the curators would think of the name that would be best for the museum, something simple but expressive. After a lot of names and suggestions, Grace Rogers suggested the “Museum of History and Technology” – which couldn’t be any simpler and couldn’t be anymore expressive of what we had combined, namely, the Division of History and the Divisions of Engineering and Industries, Textiles, Agriculture, et cetera, which were primarily technology.
Once we decided upon the name, the question was frequently asked, “what kind of history ?” I can remember that Herbert [W.] Krieger, an ethnologist in the Natural History Museum and a very thoughtful man, stopped me one time and said he didn’t think that was a good name because it didn’t say what kind of history. […] Someone thought we’d better define the history and put in the word “national”, because, as Krieger said, it could be world history, it could be any kind of history. So we did use the words “national history” for a while, but it became so confusing to people that when said fast, people didn’t know whether you were saying “national history” or “natural history”. It led to confusion, so finally we decided to drop that and let the assumption prevail that it is history of the US that we’re talking about, because of the fact that it’s a national museum608.’

Pour Taylor, la question déterminante était la place accordée dans le musée à l’histoire de la technologie : sa première motivation est que le nom du musée lui reconnaisse une place claire. La question de la dimension nationale ne vient qu’en second lieu dans son récit, lorsqu’il mentionne les critiques formulées contre le nom du musée. Son témoignage révèle que ce nom a été considéré comme ambigu par certains, mais que l’opinion qui a prévalu est qu’un Musée National traite évidemment de l’histoire nationale. Dans ce faisceau de considérations individuelles et organisationnelles, la question nationale n’apparaît qu’à peine. Elle a un tel caractère d’évidence qu’elle fait souvent partie du domaine de l’impensé.

A l’occasion des concertations internes sur ce que devrait être le futur musée, la culture professionnelle scientifique et universaliste des conservateurs entre donc en jeu. Leur discours sur la science et l’humanité est facilement surestimé, dans la mesure où il est explicite, contrairement au nationalisme qui est le plus souvent invisible. En réalité, ce discours universaliste a vocation a expliquer la nation. Il est une manifestation de ce que l’on a appelé plus haut le nationalisme rationaliste, comme le montrera l’étude des productions muséographiques au Museum of History and Technology.

Notes
603.

On doit cette compilation de diverses suggestions à Sara Marylin Cohen, «American Civilization in Three Dimensions» , p. 131. Cohen précise que le titre finalement retenu, « Museum of History and Technology », est proposé par Grace Rogers, conservateur des textiles, en 1953.

604.

« The Museum of Man », non signé et non daté, environ 1952, S.I.A., record unit 334, box 81, folder : « Museum of Man Space Requirements ».

605.

« the development of man and civilization », in note de L.B. Aldrich à John E. Graf ; 2 décembre 1952, S.I.A., record unit 334, box 81, folder : « Museum of Man Space Requirements » ; et « a panorama of United States History », in « Museum of Man Meeting », note non signée, 29 janvier 1953, S.I.A., record unit 334, box 81, folder : « Museum of Man Space Requirements ».

606.

Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Folio Histoire (Paris: Gallimard, 1976), p. 471.

607.

Frank A. Taylor, «Les musées de sciences et de techniques aux Etats-Unis», Museum: Museums of Science and Technology 20, no. 3 (1967), p. 160.

608.

Frank Taylor, transcription du 14e entretien avec Pamela Henson, 26 novembre 1980, S.I.A., record unit 9512, pp. 418-419.