4. Quelle vision du monde et quelle sculpture pour le Museum of History and Technology ?

Dans un passage d’un entretien avec Myriam Freilicher643, Frank Taylor raconte ses divergences avec Leonard Carmichael sur les sculptures destinées à orner le futur Museum of History and Technology. Le choix d’un projet architectural pour le musée avait déjà montré l’écart entre la sensibilité moderniste de Taylor et celle plus conservatrice de Carmichael. Le choix des sculptures fait rejouer les mêmes clivages. Taylor raconte cette anecdote pour illustrer le tempérament très conservateur de Carmichael. Elle nous intéresse ici pour une tout autre raison : les propositions des deux hommes ont en commun de dépasser le cadre national. Cependant, pour situer les Etats-Unis par rapport au monde, elles s’inscrivent dans deux registres discursifs différents.

Les faits se passent en 1962 ou 1963, alors que Leonard Carmichael, secrétaire de la Smithsonian Institution, âgé de 64 ans, est proche de la retraite. Frank Taylor, nommé directeur du Musée National en 1962, en a alors 59. Taylor est favorable à la réalisation de deux sculptures modernes sur des thèmes d’actualité qui permettraient de dater l’édifice : il pense notamment à la naissance de nouvelles nations dans le contexte de la décolonisation et aux débuts de la conquête de l’espace. Quelques mois auparavant, au printemps 1961, la capsule spatiale de Youri Gagarine a fait le tour de la planète. Après le succès de Spoutnik, le premier satellite mis en orbite en 1957, il s’agit de la seconde victoire soviétique dans la course pour la suprématie spatiale. L’événement conduit John Kennedy à promettre en mai 1961 l’envoi d’un premier homme sur la lune avant la fin de la décennie. Sans surprise, Frank Taylor, qui a toujours promu la création d’un musée de la technologie plus que d’histoire, propose donc un thème qui met en avant la partie du musée qui lui tient le plus à cœur. La sculpture imaginée par Taylor aurait-elle représenté Explorer, le premier satellite envoyé par les Etats-Unis en 1958, ou aurait-elle été une référence universelle à la conquête de l’espace par l’homme ? Rien ne permet de le dire ; cependant, la distinction importe peu dans la mesure où le particulier et l’universel ne sont pas pensés comme antithétiques.

L’autre thème retenu par Taylor concerne « la création de nouvelles nations ». Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1960, la décolonisation a en effet donné naissance à de nombreux Etats nations, notamment sur le continent africain. En 1960, pas moins de 17 nouveaux Etats, dont 16 africains, entrent à l’Organisation des Nations Unies644. Les deux décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale marquent ainsi le triomphe de la catégorie nationale et du principe de l’Etat nation. La proposition de Taylor est une référence à l’actualité internationale et comprend un jugement de valeur positif sur la naissance de nouvelles nations. La sculpture, en légitimant le fait national, s’inscrirait dans un registre nationaliste internationaliste.

Leonard Carmichael propose pour sa part la réplique d’une sculpture installée devant le Palais des Nations à Genève. L’œuvre, donnée en 1952 par les Etats-Unis au siège européen des Nations unies, représente une sphère armillaire. Au Museum of History and Technology, elle symboliserait la connaissance scientifique et astronomique, puisque la sphère armillaire est utilisée pour montrer le mouvement apparent des étoiles autour de la terre et du soleil645. L’œuvre symboliserait également la dimension universelle de la connaissance présentée au musée, en harmonie avec la représentation du monde donnée par le sceau de la Smithsonian Institution – car il est prévu que le sceau orne la porte des ascenseurs du musée. Le secrétaire opte ensuite pour une autre idée, dont la symbolique est toutefois similaire. Selon lui, la représentation d’instruments scientifiques anciens « donnerait le ton » et ferait figure d’introduction au musée. Il est favorable à la reproduction et à l’agrandissement d’un cadran solaire portable, dit « de berger ». Face à l’opposition de Frank Taylor et de l’architecte du bâtiment, Walter O’Cain, qui ne cesse de lui proposer des projets de scultpure moderne, Carmichael soumet la question des sculptures au Conseil des régents, qu’il imagine partager ses vues conservatrices. Or les régents soutiennent l’idée d’une sculpture d’art moderne.

Installée devant le musée en 1967, l’œuvre finalement sélectionnée s’intitule Infinity. Un projet de légende datant de 1968 la décrit de la manière suivante :

‘Although conceived as an independent self-sufficient form, the sculpture suggests the movements of celestrial bodies and symbolises the study of history and technology646.’

Par sa symbolique et son titre, la sculpture évoque le progrès infini de la science, ainsi que l’espace infini de l’univers. La sculpture a donc conservé sinon l’esthétique, du moins l’image céleste chère à Carmichael. Contrairement au projet de Taylor, qui proposait une représentation internationaliste du monde, le projet retenu est conforme au registre nationaliste rationaliste initialement envisagé par Carmichael.

Comme le résume cet épisode, le Museum of History and Technology est conçu et réalisé à la fois comme un musée universaliste sur le thème de la technologie et comme un musée national sur l’histoire des Etats-Unis. Dans les faits, la narration de l’histoire nationale y côtoie un discours nationaliste rationaliste sur la technologie. Le musée permet donc de conjuguer la mission de gardien des collections nationales qui est la sienne et l’éthique universaliste de ses conservateurs. Or, dans la décennie qui suit l’ouverture du musée, les modalités de production du discours sur la nation et le monde évoluent à la Smithsonian Institution, dans le cadre de la préparation de la commémoration du bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis. L’objet de la commémoration est particulièrement propice à poser la question de la place des Etats-Unis dans le monde : la Guerre d’Indépendance porte un idéal dont l’ambition est universelle, pour lequel se sont même battu des Européens guidés par les idéaux des Lumières comme le Marquis de Lafayette ou Tadeusz Kościusko647 : la proclamation de l’indépendance des Etats-Unis annonce l’essor des nationalismes en Europe puis dans le reste du monde. L’histoire du peuplement du continent nord-américain faite de vagues successives d’immigration place également la relation de la nation au monde au cœur de la définition nationale. Cependant, dans les années qui suivent l’ouverture du Museum of History and Technology, les rapports entre la Smithsonian Institution et l’Etat, entre l’Etat et la société et enfin les représentations que l’on se fait du monde aux Etats-Unis changent et font évoluer les pratiques et les discours nationalistes.

Notes
643.

Le passage est reproduit en annexe. Frank Taylor, transcription du 5e entretien avec Myriam Freilicher, 20 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, pp. 125-128 (voir annexe V).

644.

Pierre Gerbet, Marie-Renée Mouton, Victor-Yves Ghébali, Le rêve d'un ordre mondial, de la SDN à l'ONU (Paris: Imprimerie Nationale, 1996), p. 271.

645.

A ce propos, il est remarquable que malgré leurs propositions très différentes, Taylor comme Carmichael soient inspirés par la fascination de l’espace qu’ils partagent avec leurs contemporains.

646.

« Infinity, MHT, edited draft (Minkin) 6/23/68 », S.I.A., record unit 551, box 3, folder : « Infinity ».

647.

Kościusko s’illustre par la suite à la tête de l’armée polonaise contre la Russie et devient un héros national polonais.