2. La Smithsonian Institution, agent diplomatique et culturel de l’Etat pour le Bicentenaire

Au sein d’un réseau d’acteurs fédéraux, la Smithsonian Institution tente de promouvoir au début des années 1970 la participation des musées étrangers à la commémoration ; cependant cette tentative n’est qu’un aspect de son action internationale lors de la préparation du Bicentenaire. Afin d’en prendre la mesure, un bref retour en arrière s’impose.

Depuis sa fondation dans le dernier tiers du XIXe siècle, le Musée National de la Smithsonian Institution est l’un des principaux acteurs de la politique de représentation de l’Etat nation à l’occasion des expositions internationales668. En 1951, avec l’aide financière du Département d’Etat, un service d’organisation d’expositions itinérantes (The Smithsonian Institution Traveling Exhibition Service, SITES) est créé au sein de la National Collection of Fine Arts. Dans le contexte de l’après-guerre, sa programmation est résolument internationaliste. Les expositions itinérantes aux Etats-Unis mettent à l’honneur les arts européens, tandis que les expositions destinées à l’Europe présentent divers aspects de la culture des Etats-Unis. Certaines expositions, vraisemblablement destinées à l’Allemagne et à l’Autriche, soulignent même les contributions de l’Allemagne à l’histoire des Etats-Unis : c’est le cas d’une exposition intitulée « Influences on American Architecture (Gropius) », ainsi que d’une exposition consacrée à Carl Schurz, libéral impliqué dans la révolution allemande de 1848, qui devient dans les années 1850 et 1860 une figure politique de la lutte contre l’esclavage aux Etats-Unis, puis un officier de l’Union pendant la Guerre de Sécession669.

A partir des années 1960, la Smithsonian Institution reste un acteur de la politique culturelle à l’étranger, mais désormais dans le cadre de la préparation de la commémoration du Bicentenaire. Une note rédigée en mars 1971 par John Slocum, responsable de la programmation pour le Bicentenaire à la S.I., montre le degré d’implication des Musées Nationaux dans la politique culturelle des Etats-Unis à l’étranger. Notant que la programmation internationale de la Smithsonian Institution n’a pas encore été arrêtée, Slocum récapitule l’ensemble des projets envisagés :

‘1) International exhibitions :
a) No specific international exhibitions are contemplated but the Bicentennial Commission has put out feelers to see if we would accept the responsibility for international exhibitions and I have reason to understand, from the Secretary, that we would, if financing were forthcoming.
b) The American Embassy in Paris is proposing a Jefferson Exhibition for 1973 and my belief is that the Secretary of the Smithsonian, if approached by the Department of State or the USIA, will cooperate in the organizing of this exhibition. Again there would have to be external financing.
2) The Exchange of Scholars !
This program exists at the present time and will be stepped up but probably in connection with (3) below
3) International Symposia :
The Smithsonian has for a long time held at 18-month to two year intervals international symposia such as the Fourth International Symposium, “Cultural Styles and Social Identities : Interpretations of Protest and Change”, held in 1970. It is anticipated that the next two or three symposia will have themes bearing directly or indirectly on the Bicentennial.
4) There exists among the curatorial staff in the National Museum of History and Technology elaborate programs for the borrowing of memorabilia relating to the dramatis personae and principal events of the revolutionary war period from museums and individuals in England, France, Spain, Germany and the low countries. […] At the present time, again owing to budget limitations, it is unlikely that this program ill ever get off the ground.
5) The suggestion that foreign museums of history and technology, or national museums in general, might want to hold exhibitions dedicated to the continuing relationship between the country in question and the United States in the fields of diplomacy, economics, and cultural relations. These exhibitions, wherever feasible, might emphasize the fact that the descendants of imigres from Country X today make up a sizeable portion of the American population.
The proposal of such exhibitions would have to be handled with immense tact. They would have to appear to be generated spontaneously by the host country with several objects in mind. The primary one would be to help their tourist promotion insofar as the United States in concerned during the year 1976. The secondary one would be in the general area of international good will, for what it is worth670.’

Le document n’est manifestement adressé ni à Dillon Ripley, ni à la Commission sur le Bicentenaire, dont Slocum parle à la troisième personne, mais vraisemblablement à l’Agence d’Information des Etats-Unis, dont l’auteur est temporairement détaché pour préparer la programmation du Bicentenaire à la Smithsonian Institution. La nature même du document indique donc le rôle d’intermédiaire que joue Slocum : ce dernier, qui dans certains courriers à la Commission sur le Bicentenaire parle en sa qualité d’expert politique alors qu’il est dans le même temps coordinateur de la programmation du Bicentenaire pour la Smithsonian Institution 671, donne ici son opinion sur la nature de la politique à tenir envers les pays étrangers, ce qui est normalement du ressort de l’Agence d’Information des Etats-Unis et du Département d’Etat et non de la Smithsonian Institution.

Le document suggère également l’importance des sollicitations des acteurs de l’Etat et leur influence dans la mise au point du programme commémoratif des musées. En 1973, c’est effectivement à la demande de la Commission sur le Bicentenaire et du Département d’Etat, et grâce à l’aide financière de la première, que la Smithsonian Institution entreprend l’organisation de représentations itinérantes d’artistes et d’artisans étrangers dans près d’une centaine de villes aux Etats-Unis, sur le modèle du Festival des Arts Populaires Américains 672 .

Les minutes d’une réunion de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine en 1975 suggèrent par ailleurs que les acteurs fédéraux voient dans la programmation de la Smithsonian Institution une manière de satisfaire et d’apaiser une opinion publique hautement critique des institutions de l’Etat. Lors de la séance de juin 1975, Jim Morris de la Smithsonian Institution vient présenter le Festival des Arts Populaires Américains, auquel l’Administration du Bicentenaire a prévu de consacrer $500 000 sur deux ans. Après sa présentation, plusieurs intervenants manifestent leur refus de consacrer autant d’argent à la Smithsonian Institution, parce qu’ils estiment que les sommes requises représentent une part trop importante relativement au budget de l’A.B.R.A. et parce que cette dernière devrait en priorité aider les petites structures. D’autres, au contraire, soulignent la légitimité que peut conférer le Festivalà l’Administration du Bicentenaire :

‘Congresswoman Boggs stated that apparently ARBA has given priority importance to ethnic Folklife projects and has encouraged the Smithsonian in extending ethnic groups to local communities. Obviously ethnic festivals are very popular with Americans as evidenced by the many grant applications received for folklife type proposals. […] Mr. Wolper stated that the Bicentennial receives a great deal of negative publicity and there are a few things that do get positive reactions and statements from the public, one of which has been the Smithsonian Folklife Festival. This event is quite popular with the press. […]
[Chairman Warner stated that] there is no way for many foreign countries to come to the United States and make their presentations without the assistance of a Federal agency [sic] such as the Smithsonian. The Smithsonian Folklife Festival program will involve 100 labor unions, 100 Indian tribes, 34 foreign countries, 40 cities, and 23 States. […] The Bicentennial is constantly being criticized for lack of a focal point, and a lack of major national programs. It is the function of this Adminsitration to nurture major programs so that there is a national perspective for the Bicentennial as well as a local State and community perspective673.’

Comme le révèle l’erreur de Warner, qui qualifie la Smithsonian Institution d’ « agence fédérale », cette dernière joue un rôle central dans les relations internationales à l’occasion du Bicentenaire et dans la représentation de l’étranger ainsi que des groupes culturels / ethniques / raciaux en 1976. Notons que les termes employés par les acteurs pour décrire les projets sont alternativement ou simultanément « ethnique », « racial » et « international ». Ces termes seront mentionnés conjointement pour signifier l’amalgame dont ils font l’objet dans l’esprit des acteurs.

La Smithsonian Institution joue également un rôle diplomatique vis-à-vis de l’étranger. Il s’agit en premier lieu de relations culturelles, visant à négocier des prêts d’objets muséographiques ou à collaborer pour des expositions montées à l’étranger pour le Bicentenaire. Cependant, elle ne se cantonne pas à ce rôle strictement muséographique et fait office de représentant culturel de l’Etat. En novembre 1973, par exemple, John Slocum met un soin particulier à accueillir le Britannique Kenneth Pearson, représentant du Sunday Times et du Times (qui financent avec la banque Barclays une exposition pour le Bicentenaire à Londres). Il voit en Pearson un soutien potentiel dans les négociations avec le Royaume-Uni, car à cette date, la Smithsonian Institution essaie d’obtenir le don d’un portrait de George Washington pour l’anniversaire de l’Indépendance. Slocum s’attache donc à présenter la Smithsonian Institution comme le représentant de l’Etat. Il fait déjeuner Pearson et son épouse au City Tavern Club, traditionnellement ouvert aux membres du gouvernement et aux ambassadeurs. Le Club est situé dans un bâtiment historique de Georgetown où les Pères Fondateurs se sont réunis à maintes reprises. Dans ce cadre, les Pearson déjeunent avec des représentants de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, de la Mount Vernon Association, des Archives Nationales et du Service des Parcs Nationaux. Le soir, ils dînent au Cosmos Club à l’invitation de John Slocum, en compagnie de responsables de la Smithsonian Institution, de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, du National Endowment for the Arts et de la Bibliothèque du Congrès674.

Les archives de la Smithsonian Institution font également état d’échanges entre Dillon Ripley, l’ambassade des Etats-Unis à Londres et la commission montée pour le Bicentenaire au Royaume-Uni. Dillon Ripley se rend à Londres en mars 1973 pour négocier le prêt de tableaux et d’artefacts (notamment pour les expositions A Nation of Nations et 1876, a Centennial Exhibition), pour tenter d’obtenir le don du tableau représentant George Washington et pour organiser la venue de Britanniques au Festival des Arts Populaires Américains 675 . Après son séjour à Londres, Ripley, qui a noué des relations cordiales avec ses interlocuteurs, continue d’encourager la participation britannique, notamment en faisant jouer la concurrence entre les Etats. Il conclut, par exemple, une lettre cordiale à Lord Astor du Times, par le post scriptum suivant :

‘P.S. In case you would like to know what some of our other friends are doing, France is giving the U.S. a complete Son et lumière for Mount Vernon. Both Greece and Cyprus have asked if they can mount major exhibits of their antiquities in this country. In the Folklife field, the government of Yougoslavia has sent four village groups, a total of 50 participants, to this summer’s Festival of American Folklife to perform with a Serbo-American contingent selected by Smithsonian scholars.’

Dans les archives de la Smithsonian Institution, le volume des échanges avec le Royaume-Uni montre que ce dernier est un interlocuteur privilégié pendant la préparation du Bicentenaire. Mais les échanges avec l’étranger concernent un nombre croissant de pays, au point que Susan Hamilton, qui coordonne la préparation du Bicentenaire à la Smithsonian Institution, doit mettre en place à l’automne 1974 un ensemble de procédures communes. En effet, plusieurs services de la S.I. sont parfois simultanément en cours de négociations avec des particuliers, des institutions, voire l’ambassade d’un même pays ; Hamilton a recensé 87 pays avec lesquels elle est en pourparlers. Les échanges doivent être menés de la manière la plus organisée possible car comme le note Hamilton, « le fait que les gouvernements étrangers tendent à voir les requêtes de la Smithsonian Institution et celles concernant le Bicentenaire des Etats-Unis comme des requêtes officielles émanant du gouvernement des Etats-Unis constitue un problème supplémentaire » 676.

Parce qu’elle représente une partie importante de la politique culturelle des Etats-Unis pour le Bicentenaire et parce que la représentation dominante du Bicentenaire dans l’intelligentsia fédérale est internationaliste, la Smithsonian Institution entretient des relations privilégiées avec de nombreux Etats étrangers. Ce rôle de représentation de l’Etat ne se borne pas cependant aux relations avec l’étranger : la Smithsonian Institution représente aussi l’Etat pour l’opinion publique. C’est du moins la conviction des acteurs de l’Administration du Bicentenaire. En effet, lorsqu’en 1974 et 1975, ces derniers donnent une reconnaissance institutionnelle à la thématique ethnique, ils espèrent que le succès du Festival des Arts Populaires Américains rejaillira sur les responsables fédéraux de la commémoration.

Notes
668.

Robert W. Rydell, «The Chicago World's Columbian Exposition of 1893», in Representing the Nation : Histories, Heritage and Museums, dir. Jessica Evans David Boswell (New York: Routledge, 1999 [1984]), p. 277.

669.

« Smithsonian Traveling Exhibition Service », in Smithsonian Institution Annual Report (Washington : S.I. Press, 1953) pp. 45-46. C’est une note interne à la Smithsonian Institution qui suggère que le Département d’Etatsollicite initialement la S.I. en 1951 pour qu’elle organise des expositions en Allemagne de l’Ouest et en Autriche : « Sequence of Events Leading to Smithsonian Traveling Exhibtion Service Staff Appointments », 1951, S.I.A., record unit 316, box 14, folder : « American Federation of Arts », 1950-51 ».

670.

John Slocum, « The Smithsonian and the Bicentennial (International Programs), note, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « SI Bicentennial International 1971-1973 ».

671.

Voir par exemple son courrier personnel à Wallace Sterling, Président de la C.B.R.A., le 20 août 1969, N.A.R.A., record group 452, entry-6, container-42, ou John Slocum, « Matters of Concern to the Federal Representatives », note adressée au comité éxecutif de la C.B.R.A., 28 avril 1970, N.A.R.A., record group 452, entry-6, container-42.

672.

« Minutes of the Eleventh Meeting of the American Revolution Bicentennial Board », 3 juin 1975, N.A.R.A., record group 452, entry-24, container-124, p. 1.

673.

« Minutes of the Eleventh Meeting of the American Revolution Bicentennial Board », 3 juin 1975, N.A.R.A., record group 452, entry-24, container-124, p. 6-11.

674.

« Schedule, Mr. And Mrs. Kenneth Pearson », 26-27 novembre 1973, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « England /SI », « Club history », City Tavern Club : http://www.citytavernclubdc.org/toc.cfm.

675.

S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « England/SI » ; lettre de Dillon Ripley à Lord Astor, 28 juin 1973, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « England/SI ».

676.

« There is the additional problem that foreign governments tend to understand requests from the Smithsonian Institution and requests relating to the Bicentennial of the United States as official requests from the United States Government. », Susan Hamilton, « Procedures – negotiations between the Smithsonian and foreign entities, either governmental or institutional, as related to the Bicentennial projects », 23 octobre 1974, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « SI bicentennial participation, coordination 1974-76 »