Définir la nation

Les déclarations des acteurs de la Smithsonian Institution sur le rôle des musées, ainsi que la politique de commémoration internationaliste promue par les diplomates du Département d’Etat, tendent à minimiser la mission de définition de la nation conférée aux Musées Nationaux. Les lois successives qui fondent les musées offrent pourtant une autre perspective. La lecture des textes de loi donne le sentiment que la Smithsonian Institution est encadrée par un nombre croissant de textes qui déterminent sa politique muséographique et cantonnent son indépendance dans l’exercice de sa mission de définition de la nation. Le premier de ces textes est voté en 1946 et fonde le National Air Museum :

‘The new museum shall memorialize the national development of aviation; collect, preserve, and display aeronautical equipment of historical interest and significance; serve as a repository for scientific equipment and data pertaining to the development of aviation; and provide educational material for the historical study of aviation717.’

Le musée doit donc tout d’abord faire fonction de mémorial, pour attester du développement de l’aviation dans le cadre national. La formulation présuppose une histoire qui soit un « développement » des connaissances scientifiques et techniques et une orientation dans le sens du progrès : ce mémorial serait en quelque sorte le Bildungsroman national de l’aviation. La suite du texte ne donne plus de cadre national aux activités muséographiques : le critère de collection et d’exposition est « l’intérêt historique » et le thème du musée « le développement de l’aviation » avec un projet pédagogique centré sur « l’histoire de l’aviation ». En cela, il se rapproche de l’éthique universaliste des conservateurs du Museum of History and Technology cités plus haut. Ce texte de loi mérite explication, car il est pensé comme un tout cohérent par ses contemporains. Sa cohérence tient peut-être à ce que « le développement de l’aviation » et « l’étude de l’histoire de l’aviation » sont implicitement limités au cadre national. Il serait également plausible que, dans une perspective ethnocentrique, les acteurs ne fassent pas de différence entre l’histoire mondiale de l’aviation et l’histoire de l’aviation aux Etats-Unis, qui a joué une place importante dans cette histoire mondiale. La création du Museum of History and Technology dans les années qui suivent laisse en effet supposer que le cadre national est présupposé même lorsqu’il n’est pas mentionné. En 1956, la loi qui fonde le Museum of History and Technology ne donne aucune précision sur la dimension nationale du musée. La seule phrase dans laquelle le musée est mentionné est la suivante :

‘The Regents of the Smithsonian Institution are hereby authorized and directed to have prepared drawings and specifications for, and to construct, a suitable building for a Museum of History and technology (with requisite equipments, approaches, architectural landscape treatment of the grounds, and connection with public utilities and the federal heating system) for the use of the Smithsonian Institution […]718.’

Le texte de loi ne fait donc aucune mention du contenu muséographique et se borne à spécifier les modalités de construction du bâtiment. Comme on l’a vu plus haut, il est pourtant clair pour tous que ce nouveau musée traitera de l’histoire des Etats-Unis.

En 1961, le Congrès vote la création d’un conseil consultatif sur le projet de National Armed Forces Museum. Le texte de loi définit le thème sur lequel doit porter le musée :

‘[The National Armed Forces Museum Advisory Board shall] assist and advise the Board of Regents on matters concerning the portrayal of the contributions that the United States Armed Forces have made to American society and culture, the investigation of lands and buildings in and near the District of Columbia suitable for the museum, and the preparation of a recommendation to Congress with respect to the acquisition of such lands and buildings719.’

Dans ce cas comme dans celui du National Air Museum, le texte de loi spécifie le contenu muséographique attendu et contient un jugement de valeur sur l’histoire que doit exposer le musée.

Le texte de loi qui définit la National Portrait Gallery en 1962 est formulé en termes similaires :

‘The [National Portrait] Gallery shall function as a free public museum for the exhibition of portraiture and statuary depicting men and women who have made significant contributions to the history, development, or culture of the people of the United States720. ’

Les deux projets sont soutenus par les mêmes acteurs à la Smithsonian Institution comme au Congrès et sont soumis au vote simultanément, ce qui explique la proximité de la formulation des deux textes. Dans les deux cas, il s’agit de brosser le « portrait » de la nation, à travers des « contributions » (d’institutions ou d’individus) à la communauté nationale.

En 1966, une nouvelle loi transforme le National Air Museum en National Air and Space Museum.La loi modifie également la composition de son conseil consultatif. Or la composition du conseil entraîne une orientation du contenu muséographique : depuis 1946, le conseil comprenait cinq membres, dont le secrétaire de la Smithsonian Institution, un représentant de la Navy, un représentant de l’ US Air Force ainsi que deux personnes nommées par le président, (l’une d’entre elles étant James H. Doolittle, retraité de l’US Air Force). La composition du conseil manifeste la dimension militaire du musée. En 1966, le conseil comprend désormais six membres supplémentaires, qui représentent tous les institutions militaires et de défense nationale fédérales ayant trait à l’aérospatiale. Le projet est donc orienté vers une représentation des intérêts militaires de l’Etat721.

Enfin, en 1980, une loi transforme le National Museum of History and Technology en National Museum of American History et la National Collection of Fine Arts en National Museum of American Art : la thématique nationale des deux musées est désormais explicite. Il est important de souligner que l’initiative de ce changement revient à la Smithsonian Institution et non au Congrès. DillonRipley mentionne dans un entretien la manière dont s’est produit le changement :

‘My sympathy [for the name change from National Collection of Fine Arts to National Museum of American Art] was somewhat ephemeral. […] It came up at a commission meeting. “Why shouldn’t we concentrate more on this museum as being a museum of American Art ? And if so, if its antecedents point toward that, why shouldn’t we call it the National Museum of American Art ?” And the commission all murmured assent. Charles Blitzer came back from that meeting with me hammering it home busily. He was very enthusiastic. And I finally said, “Yes. Let’s do it.”
But when he came in some months later, or weeks later, and said, “You know, we really find that title, Museum of History and Technology, dull and stale. We ought to call it the National Museum of American History”, and I said, “Yes”, I’ve regretted that ever since. […] My second thoughts in my case would dictate against it, because the Museum of History and Technology is an authentic title, and it represents something which is bread and butter of bread in the bone of the American ethos, I think. We are a country that has developed because of technology and we should recognize that history and technology go hand in hand together. And I hope that some day we’ll take those banners off and find it carved in the original marble there, and that we won’t take them off and find that some clever intellectual vandals have desecrated the idea and made it the National Museum of American History underneath722.’

La dissymétrie entre l’argumentaire pour le changement de nom des deux musées est riche d’enseignements. Ce passage montre non seulement que les acteurs font le choix explicite d’un recentrage de la thématique sur les Etats-Unis, mais également qu’ils avaient conscience de la thématique principalement nationale de la collection d’art. En revanche, dans le cas du Museum of History and Technology, Charles Blitzer a recours à un argument relevant de l’affectif et de l’esthétique, alors que l’enjeu véritable est nationaliste.

Plus intéressant encore, Ripley manifeste une certaine réserve par rapport à ces changements de nom. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le promoteur d’un Museum of Man universaliste et ardent défenseur d’une compréhension mondiale de l’enjeu écologique prenne ses distances avec la mission de représentation de la nation inscrite dans le nouveau nom des musées, il n’en est rien. Sa réserve vient en réalité de son désaccord potentiel sur une représentation de l’histoire des Etats-Unis dont serait évacuée la technologie. L’image du sacrilège qu’il utilise indique qu’il situe bien ce différend historiographique sur le plan du sacré.

Ce passage conforte la thèse de la coopération entre l’Etat et la Smithsonian Insitution dans l’établissement d’une politique culturelle de représentation de la nation. Le cadre législatif que l’on vient de décrire est le résultat d’une coopération des responsables de la Smithsonian Institution et du Conseil des régents ; ces derniers élaborent le texte des projets de loi avant de le soumettre au vote du Congrès via les parlementaires qui siègent au Conseil. La Smithsonian Institution va-t-elle au devant des attentes du Congrès en formulant des textes qui soulignent la dimension nationale des projets afin d’augmenter ses chances de voir les textes votés ? C’est vraisemblablement la conjugaison de cette tactique et des évidences nationalistes des acteurs qui explique cette histoire législative. Les textes de loi ne sauraient être en tout cas attribués aux seuls législateurs ; ils représentent un terrain d’entente entre l’administration de la Smithsonian Institution, les régents et le Congrès. A mesure qu’ils sont votés, ils constituent un ensemble qui oriente toujours plus les musées vers une démarche nationale.

Il est apparu à plusieurs reprises que le succès des projets de musée à la Smithsonian Institution était lié à des enjeux nationalistes : le projet de Museum of History and Technology a pour atout un discours sur la nation qui fait consensus ; la concurrence entre le National Museum of Air and Space et le National Armed Forces Museum pose la question du rôle de la technologie dans la vie nationale ; la National Portrait Gallery est un genre muséographique reconnu dans la panoplie identitaire des nations. Certes, certains des musées qui ouvrent dans cette période ne relèvent pas de la thématique nationale, comme le Hirshhorn Museum et le Cooper Hewitt Museum. On pourrait même dire que les musées dont la thématique est nationale sont minoritaires, si l’on ajoute la Freer Gallery et de la National Gallery of Art, toutes deux créées avant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ces musées forment une catégorie à part dans la mesure où leurs collections et leurs bâtiments ont, pour l’essentiel, été financés par des dons privés. Ainsi, si l’on se penche sur les musées dont le financement a été assuré par le Congrès, qui sont de surcroît les plus importants, l’enjeu national domine.

Or, à partir des années 1960, les promoteurs du Museum of Man se placent délibérément hors de la thématique nationale et rompent ainsi le consensus entre le Congrès et la Smithsonian Institution qui permet habituellement la création de nouveaux musées. Ce projet muséographique fait apparaître des divergences de vues non seulement entre le Congrès et la Smithsonian Institution, mais également au sein de cette dernière, sur la mission que doivent remplir les Musées Nationaux.

Dans un chapitre de sa thèse consacrée à la représentation de l’histoire sociale et culturelle dans les expositions des Musées Nationaux, William Walker retrace l’histoire du Museum of Man, un projet porté par Dillon Ripley, de son arrivée en 1964 à son départ à la retraite en 1984. Walker montre que le projet est une tentative de remise en question des genres muséographiques à la Smithsonian Institution car Ripley ne se satisfait pas de la séparation entre un musée d’histoire, qui fait la généalogie de la civilisation industrielle, et un musée d’histoire naturelle, qui représente la faune et la flore aux côtés de l’ethnologie des peuples non industrialisés. Cette problématique centrée sur la représentation muséographique des groupes humains conduit Walker à comparer deux projets muséographiques qui partagent l’ambition de dépasser la représentation obsolète des sociétés considérées comme primitives au musée d’histoire naturelle : il présente successivement l’histoire du Museum of Man de Ripley qui ne voit jamais le jour et celle du National Museum of the American Indian qui ouvre ses portes en 2004. Sa narration est orientée par les tentatives successives des conservateurs pour déconstruire les évidences racistes et ethnocentriques héritées du musée du XIXe siècle723. Pour Ripley, un Museum of Man représentant les différentes cultures humaines permettrait une appréhension universaliste des enjeux communs à l’humanité, au-delà des catégories raciales, ethniques ou nationales724. Walker oppose à juste titre le particularisme du National Museum of the American Indian et l’universalisme du projet de Ripley. Il suggère que le contexte intellectuel des années 1970 et 1980, alors que l’objectivité et l’universalisme sont des idéaux fortement remis en cause, explique l’échec du projet de Museum of Man et le succès du National Museum of the American Indian 725.

Pourtant, la mise en parallèle des deux musées effectuée par Walker est trompeuse : au début des années 1970, le Museum of the American Indian n’est qu’une simple idée, alors que Ripley promeut le Museum of Man depuis bientôt dix ans, sans compter qu’il a ajouté « Museum of Man » au nom du National Museum of Natural History en 1970. C’est au début des années 1980 que le National Museum of the American Indian trouve une ébauche de fondements institutionnels dans l’acquisition d’une collection et dans une réflexion muséographique spécifique726. Ce n’est donc pas avant cette date qu’il menace le Museum of Man de Ripley.

Les débats muséographiques retracés par Walker nous fournissent cependant le fil d’une autre histoire. Walker montre que les discussions sur le Museum of Man donnent lieu à des versions plus universalistes et d’autres plus nationalistes du même projet. Cette opposition semble plus déterminante que la concurrence avec le National Museum of the American Indian pour comprendre l’échec du Museum of Man. En effet, le musée ne se prête pas à une promotion en termes nationalistes. Des années 1960 aux années 1980, dans le contexte d’un recentrage des musées de la Smithsonian Institution sur des thématiques nationalistes, le projet d’un musée sur les cultures du monde ne mobilise pas assez les conservateurs de la Smithsonian Institution et rencontre au Congrès l’indifférence, voire l’hostilité727.

En 1964, l’ouverture du Musée National d’Anthropologie de Mexico connaît un fort retentissement dans le monde des musées. Consacré à l’histoire des populations indigènes du Mexique jusqu’aux années 1960, il fait une place centrale à cette histoire dans l’identité nationale mexicaine. A la Smithsonian Institution, l’exemple du Musée de Mexico suscite diverses propositions. En 1973, le directeur de la National Portrait Gallery s’en inspire pour proposer la création d’un National Museum of the American Indian. A la Smithsonian Institution, les critiques fusent contre ce projet : nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas qu’un musée soit consacré à un groupe ethnique plutôt qu’à un autre. Pour Margaret Gaynor, chargée de relations avec le Congrès, les Indiens auraient leur place dans un « Musée de l’Homme ou [dans] un musée du Peuple Américain qui présenterait l’histoire et les artefacts de tous les groupes ethniques qui ont contribué au développement de la Nation ». Après une visite à Mexico en 1974, un anthropologue de la Smithsonian Institution, Bill Sturtevant, propose pour sa part que soit créé un « National Museum of Cultures », qui mettrait l’accent sur le multiculturalisme constitutif de la société états-unienne728.

Il existe donc des voix à la Smithsonian Institution pour promouvoir un Museum of Man, mais au contenu national. Toutefois, la perspective résolument plus large de Ripley est soutenue par un certain nombre d’administrateurs influents. Le sous-secrétaire, Robert A. Brooks propose la création d’un « Musée de l’Humanité » qui ne manifeste « aucune sorte de fierté nationale, mais [qui] exprime l’esprit humain »729. A la suggestion de Frank Taylor, il est également question d’un « Musée de l’Homme et de l’Environnement ». Au début des années 1980, les divers noms proposés pour le musée expriment tous un enjeu universel730.

Will Walker explique l’échec du projet de Museum of Man par l’adhésion plus grande que suscite au début des années 1980 un musée consacré aux Indiens. Il considère par ailleurs que le Museum of Man pâtit de l’opposition qu’il provoque au sein du National Museum of Natural History, de l’absence de consensus parmi ses promoteurs même, des réticences des parlementaires en période de crise économique et d’une tendance épistémologique peu favorable à l’universalisme731. A partir de cette analyse, quelques réflexions sur les enjeux de pouvoir internes à la Smithsonian Institution et entre cette dernière et le Congrès font apparaître le rapport de forces entre les tenants d’une mission nationale et d’une mission universelle des musées.

Ripley est relativement seul à soutenir son projet universaliste. En effet, les promoteurs d’un Museum of Man dont le thème central serait les Etats-Unis rejoignent les tenants d’un National Museum of the American Indian dans l’idée que le critère de pertinence d’un nouveau musée est sa dimension nationale. En tant que secrétaire de la Smithsonian Institution, Ripley a pourtant utilisé la marge de manœuvre dont il disposait pour promouvoir son projet muséographique. En 1968, il crée un centre de recherche au sein du National Museum of Natural History, le Center for the Study of Man. A quelques semaines d’intervalle, il renomme le musée Natural History Museum – Museum of Man. Au sein de la Smithsonian Institution, le personnel est donc encouragé à travailler dans cette direction. Dans ce contexte, l’opposition interne au projet de Ripley prend un autre relief. Les positions des uns et des autres ne sont pas simplement des positions de principe sur le bien-fondé d’un Museum of Man, elles prennent forme dans une relation de pouvoir : malgré la position dominante de Ripley, le projet fait l’objet d’une opposition interne. Du début des années 1960 à la fin du mandat de Ripley en 1984, un certain nombre de conservateurs ne voit donc pas le sens qu’aurait un musée à la thématique universaliste à la Smithsonian Institution. Des recherches sur le parcours et l’âge de ces acteurs permettraient de dire s’ils représentent une nouvelle génération de conservateurs par rapport à Frank Taylor, par exemple, dont l’adhésion au projet universaliste tient peut-être à la culture professionnelle nationaliste rationaliste qui prévaut chez l’ancienne génération des conservateurs.

La création du centre de recherches et le changement de nom du musée à l’initiative de Ripley représentent donc une double rupture dans le rapport qu’entretiennent la Smithsonian Institution et le Congrès. Premièrement, ces développements ne se situent pas dans la continuité des textes qui établissent la mission nationale des musées. Cet écart est d’autant plus visible que dans les années qui précèdent le Bicentenaire des Etats-Unis, une forte concurrence sévit entre les projets de commémoration. Dans les cercles fédéraux, les projets commémoratifs sont envisagés à l’aune de leur compatibilité avec l’esprit national. Les arbitrages budgétaires au Congrès se font plus que jamais dans la langue de l’intérêt national et un projet muséographique d’envergure sur le National Mall qui se place délibérément dans un autre horizon a bien peu de chances d’aboutir. Deuxièmement, il semble aux parlementaires que la méthode employée par Ripley pour la création d’un nouveau Museum of Man circonvient le vote du Congrès. Cette situation de désaccord, voire de conflit, se traduit par un échec du projet de musée.

Ainsi, l’histoire malheureuse du Museum of Man éclaire a contrario la manière dont la Smithsonian Institution et le Congrès coopèrent habituellement pour produire des textes de loi. Il semble que les responsables de la Smithsonian Institution rédigent des projets de loi dans une perspective nationale qu’ils savent favorable à leurs intérêts, sans pour autant utiliser l’argument national de manière cynique. Le débat sur le Museum of Man montre en effet que si les administrateurs et les conservateurs ne se représentent pas nécessairement, ou pas toujours, leurs musées comme un discours sur la nation, ils ne voient pas non plus l’intérêt d’un projet explicitement universaliste, dans lequel la dimension nationale serait absente.

En l’espace de quelques décennies, les priorités du Musée National sont passées de la recherche scientifique à l’exposition pour le grand public ; la politique muséographique de la Smithsonian Institution s’est construite dans une relation plus étroite à l’Etat et les représentations de la place de la nation dans le monde y ont connu d’importantes évolutions. Il est maintenant temps de relier ces divers fils de la narration pour évaluer la place du discours nationaliste de la Smithsonian Institution dans le champ des représentations de la nation.

En premier lieu se pose la question de l’autonomie de la Smithsonian Institution par rapport aux discours tenus au sein de l’Etat. Le pluriel est de mise pour parler de ces représentations, qui incluent tout aussi bien l’internationalisme pacifiste d’un sénateur tel que William Fulbright, qui contribue à la fondation d’un programme d’échanges culturels internationaux en 1946, que la paranoïa d’un autre sénateur, Joseph McCarthy, face à la menace communiste au début des années 1950. Le discours muséographique est un terrain d’entente entre les tendances particularistes et universalistes qui traversent la Smithsonian Institution ainsi que l’Etat fédéral. La chronologie de la création des musées et des expositions donne un aperçu de la dynamique de leur relation.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans l’euphorie de la victoire, deux propositions de musées émanent de hauts responsables de l’Etat, sous la forme d’un projet de musée de l’air et d’un projet de musée des forces armées, tous deux thématiquement centrés sur les Etats-Unis. A cette date, le Musée National n’est pas en mesure de proposer un renouvellement de ses représentations de la nation et fait siennes ces deux propositions. La Smithsonian Institution qui, à l’âge de l’atome et de la biochimie, n’est plus le lieu où se joue la suprématie scientifique nationale, est en mutation et donne progressivement la priorité aux expositions à destination du grand public. C’est la création du Museum of History and Technology à partir de 1956 qui marque l’avènement d’une nouvelle identité professionnelle pour les conservateurs et d’une nouvelle légitimité pour le Musée National. Contrairement au National Air Museum et au National Armed Forces Museum, le Museum of History and Technology fait l’objet d’un large consensus aussi bien au sein de la Smithsonian Institution et de l’Etat qu’entre les deux parties. L’ouverture de la National Portrait Gallery en 1968 est le résultat d’un consensus similaire.

L’équilibre des forces est sensiblement différent pendant la préparation des commémorations du Bicentenaire. Alors que l’Etat fait simultanément l’objet de nombreuses attentes et de critiques virulentes, alors que le pays connaît une crise de représentation de la communauté imaginaire, l’Administration du Bicentenaire doit renoncer à un projet d’Exposition Internationale qui se heurte à une opinion publique hostile. Dans ce contexte, elle accueille avec satisfaction le nouveau discours sur la nation que propose la Smithsonian Institution, tel qu’il s’exprime notamment au Festival des Arts Populaires Américains et dans l’exposition A Nation of Nations. Ces productions incarnent le plus haut degré d’universalisme accepté par l’Etat dans la représentation muséographique des Etats-Unis. En effet, le projet de Museum of Man de Dillon Ripley et son idéologie résolument a-nationale se heurte à l’opposition de l’Etat et à un manque de consensus au sein de l’équipe des conservateurs.

Ce bref panorama des terrains d’entente successifs que trouvent la Smithsonian Institution et ses interlocuteurs fédéraux appelle plusieurs remarques. Premièrement, il est l’occasion de noter que les propositions de musée qui mettent le plus en avant la suprématie nationale (à savoir, le National Air Museum et le National Armed Forces Museum) sont à l’initiative d’un Général de l’Armée de l’Air et d’un Président des Etats-Unis, tandis que la proposition la plus universaliste est à l’initiative de Ripley. Le constat ne permet pas de conclure à l’absence de représentations universalistes chez les acteurs de l’Etat, ni à l’absence de représentations nationalistes à la Smithsonian Institution. Il est néanmoins révélateur du fait que la position des acteurs fédéraux les détermine à privilégier le plus souvent une représentation muséographique centrée sur la nation, alors qu’en raison de leur habitus professionnel, les conservateurs sont plus enclins à mettre en avant la dimension universaliste de leurs projets. Par ailleurs, il est significatif que le National Armed Forces Museum et le Museum of Man soient deux projets d’envergure qui n’aient pas abouti. En pleine Guerre du Vietnam, la relation des forces armées au monde ne permet pas de construire une narration nationale satisfaisante, tandis que le Museum of Man ne permet pas de représenter la nation en tant que telle. L’un comme l’autre ne parviennent pas à définir de manière satisfaisante la place des Etats-Unis dans le monde.

Deuxièmement, le Festival des Arts Populaires Américains et l’exposition A Nation of Nations représentent un véritable tournant dans le renouvellement du discours public sur la nation. Tom Engelhardt voit dans la mise en valeur de « la race, du genre, de la religion et de l’ethnicité » une contre-narration sans cohérence qui ne saurait remplacer la force de mobilisation de la culture de la victoire. Il remarque que chez les tenants de la contre-culture, qui se réclament du drapeau vietnamien ou brûlent le drapeau des Etats-Unis dans des rituels antipatriotiques, la culture des Indiens est valorisée notamment parce qu’elle évoque le monde de l’ennemi, au même titre que le portrait de Mao ou de Rosa Luxemburg732. L’avènement du motif des origines mondiales des Etats-Unis s’est sans nul doute produit dans un climat de rejet de l’ordre culturel dominant ; néanmoins je soutiens que les deux principales productions culturelles de la Smithsonian Institution pour le Bicentenaire expriment un renouveau des représentations nationalistes et proposent une vision positive et cohérente du monde et des Etats-Unis qui s’est avérée durable.

Le fait qu’Engelhardt minimise l’importance du schéma de la diversité ethnique/raciale/culturelle nationale tient aux bornes chronologiques de son étude et au choix de son objet. Sa démonstration se concentre sur l’effondrement du schéma narratif de la victoire. Après une longue période de crise, son dernier chapitre identifie une « vie après la mort » de la culture de la victoire dans les productions populaires, notamment à partir de la sortie du film StarWars, qui renoue avec la narration victorieuse. Il voit dans la Première Guerre du Golfe, au début des années 1990, la revanche politique et militaire de la nation sur l’ennemi fantasmé du Vietnam. Dans le cadre de sa narration, la promotion de la diversité culturelle et raciale apparaît comme un moment transitoire et non comme le début d’un nouvel imaginaire.

Engelhardt prend pour objet d’étude diverses manifestations de la culture populaire, notamment les jeux d’enfants et les fictions cinématographiques populaires, qui sont le terrain où s’expriment le plus clairement la culture de la victoire, puis la crise de cette culture. D’autres modes d’expression de la culture populaire permettent pourtant de soutenir la thèse d’un renouvellement de la narration nationale passant par une réévaluation de la place des Etats-Unis dans le monde. Le succès d’Alex Haley lors de la publication de son roman, Roots : the Saga of an American Family, en 1976 et l’adaptation pour la télévision qui en est faite dès l’année suivante, sont par exemple à l’origine d’un engouement des classes moyennes pour la recherche généalogique de leurs ancêtres à l’étranger733. A la même époque, l’enseignement de l’histoire du monde évolue, tandis qu’apparaît un découpage des études états-uniennes en catégories ethniques, raciales et de genre dans le premier cycle universitaire734. Ces mutations sont à la fois le signe d’un tournant dans les représentations des intellectuels et le signe annonciateur de leur démocratisation.

La culture populaire étudiée par Engelhardt et les productions culturelles de la Smithsonian Institution offrent en réalité deux perspectives complémentaires. Leur comparaison permet de situer le discours sur la nation de l’intelligentsia par rapport à la culture populaire. A travers les travaux d’Engelhardt, on constate que le registre internationaliste est quasi absent de la culture populaire. A l’inverse, la relation des Etats-Unis au reste du monde joue un rôle central dans la narration nationale à la Smithsonian Institution. Le nationalisme culturaliste et internationaliste qu’elle partage avec de nombreux acteurs fédéraux est le fait d’une intelligentsia : dans son étude de la construction des nations en Europe, Anne-Marie Thiesse met en évidence un phénomène comparable. Elle décrit le cosmopolitisme des intellectuels européens du XVIIIe et du XIXe siècle, qui partagent l’ambition de mettre en valeur la spécificité de leurs nations respectives et qui s’y emploient de concert. Elle voit dans le cosmopolitisme de ces acteurs une condition de leur nationalisme et souligne, par exemple, que les Expositions Universelles sont un lieu d’échange et de comparaison pour l’intelligentsia européenne ou encore que certaines langues nationales naissent de la collaboration d’hommes de lettres internationaux735. Son travail laisse penser que l’internationalisme est une modalité de l’expression nationaliste caractéristique d’une intelligentsia, et en ce sens, un mode de distinction sociale au sein de sa propre société. Dans cette mesure, l’insistance que mettent les membres de l’Agence d’Information des Etats-Unis ou de la Smithsonian Institution à mettre en avant leur credo internationaliste laisse supposer qu’il ne relève pas de l’évidence et que le public auquel ils souhaitent s’adresser, qu’il s’agisse de la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine ou, à plus forte raison, de la population des Etats-Unis, est une terre de mission plus qu’un public conquis.

Enfin, les productions culturelles décrites par Engelhardt et celles de la Smithsonian Institution présentent un important point commun. On constate en effet à travers ces différents médias culturels une modification du regard sur l’autre, qui passe par de nouveaux modes discursifs. Le récit alternatif sur la nation produit par les militants de la cause noire dans les années 1960 remet par exemple en cause les représentations dominantes de la nation : dans ce récit, les sauvages sont désormais les maîtres des esclaves et leurs descendants et le système politique des Etats-Unis apparaît comme un système d’oppression inégalitaire736. Dans les années 1960, les westerns spaghettis de Sergio Leone sont également une représentation des relations avec l’Autre – cette fois-ci, l’Indien – à travers ses propres yeux : dans ces anti-westerns, les cowboys, héros traditionnels du genre, ressemblent désormais à l’ennemi737. Engelhardt relie ce nouveau relativisme du point de vue aux incertitudes nationales quant au rôle des Etats-Unis dans le monde : il souligne qu’à la même époque, John Kennedy cherche à donner une meilleure image de la nation à l’étranger en créant le Peace Corps, un corps de volontaires qui doit représenter l’esprit de la coopération internationale738. Le même relativisme du point de vue est au principe du Festival des Arts Populaires Américains, qui encourage les participants à présenter leurs diverses perspectives. Engelhardt voit à juste titre dans ces nouvelles productions culturelles une crise dans la représentation de l’ennemi. Il faut également y lire un changement du mode discursif plus large, qui renouvelle la définition de la nation en en faisant le lieu d’une coexistence, mais aussi d’une confrontation entre les cultures et qui de ce fait, la met potentiellement en danger de perdre toute cohérence. Il est frappant que ce nouveau mode discursif se retrouve de la culture populaire à la construction savante des muséographes : le discours nationaliste de la Smithsonian Institution, qui est le produit d’une intelligentsia fédérale, participe d’une mutation plus large des représentations nationales à une époque où s’accélèrent les phénomènes de mondialisation.

Notes
717.

Public Law 722, 1946, citée par Paul Oehser, The Smithsonian Institution (New York: Praeger Publishers, 1970), p. 100).

718.

Public Law 84-106, 28 juin 1955.

719.

Public Law 87-186, août 1961.

720.

Public Law 87-443, 1962.

721.

Ces représentants sont : « the Chief of Staff of the Army, the Commandant of the Marine Corps, the Commandant of the Coast Guard, the Administrator of the National Aeronautics and Space Administration, the Administrator of the Federal Aviation Agency, and an additional member appointed from civilian life. », Public Law 89–509 , 1966, subsec. (a)., § 2.

722.

Dillon Ripley, transcription du 29e entretien avec Pamela Henson, 16 octobre 1986, S.I.A., record unit 9591, pp. 723-724.

723.

« A Museum of Man for the Smithsonian », in Walker, «A living Exhibition» , pp. 243-275.

724.

S. Dillon Ripley, « Statement by the Secretary », in Smithsonian Year, 1967 (Washington : Smithsonian Institution, 1967), p. 6.

725.

Walker, «A living Exhibition» , p. 245.

726.

Walker, «A living Exhibition» , p. 268.

727.

Voir plus haut les remarques acrimonieuses de certains parlementaires sur le Museum of Man lors des auditions sur la SMithsonian Institution en 1977.

728.

Margaret Gaynor, « a Museum of Man or a Museum of the American People which might display the history and artifacts of all ethnic groups who aided in the development of the Nation »,  in Walker, «A living Exhibition» , pp. 252-255.

729.

« A Museum of Mankind », « [that expresses] no national pride of any kind, but merely expresses the human spirit », lettre de Robert A. Brooks à Dillon Ripley, 18 décembre 1973, S.I.A., box 27, folder « Museum of Man Proposed », cité in Walker, « A Living Exhibition », p. 258.

730.

Walker, «A living Exhibition» , pp. 259-262.

731.

Walker, «A living Exhibition» , pp. 260-263.

732.

Engelhardt, The End of Victory Culture , pp. 15, 244-246.

733.

Matthew Frye Jacobson parle notamment de l’impact de Roots par les classes moyennes blanches, qui se reconstruisent grâce à la pratique généalogique une ethnicité européenne. Matthew Jacobson, Roots too : White Ethnic Revival in Post-Civil Rights America (Cambridge: Harvard University Press, 2006), p. 43.

734.

Engelhardt, The End of Victory Culture , p. 179.

735.

Thiesse, La création des identités nationales , pp. 11-15.

736.

Engelhardt, The End of Victory Culture , p. 111.

737.

Engelhardt, The End of Victory Culture , p. 236.

738.

Engelhardt, The End of Victory Culture , p. 165.