De la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1980, les relations entre la Smithsonian Institution et ses interlocuteurs fédéraux se sont construites autour de leur entente sur la mission nationale des Musées Nationaux. La période comprend deux grands moments durant lesquels se renégocie cette entente. Le premier se situe au début des années 1950, lorsque les parlementaires souhaitent que la mission du Musée National soit recentrée sur l’exposition à destination du grand public. C’est dans ce cadre que la direction donne la priorité à la modernisation des expositions. A la conjonction d’une politique fédérale volontariste de représentation de la nation et de ce qu’on a défini comme l’Eigen-Sinn des acteurs au sein des musées, la construction du Museum of History and Technology manifeste le fort consensus qui s’est établi entre les acteurs de la Smithsonian Institution et ceux de l’Etat sur la représentation de la nation véhiculée par le projet et, plus généralement, sur le contenu du futur musée. Le financement du Museum of History and Technology en 1956 marque le début d’une nouvelle ère, dans laquelle les acteurs de la Smitshonian Institution peuvent légitimement attendre de l’Etat le financement de nouveaux musées, notamment celui du National Air Museum, administrativement créé par le Congrès depuis 1946. Ces nouvelles attentes créent dans le même temps une situation de plus grande dépendance et l’époque où l’on recherchait des sources de financement privées pour la construction du Museum of Engineering and Industries est désormais révolu739. L’implication croissante de l’Etat dans les musées nationaux va de pair avec une spécialisation accrue de ses fonctions. Au terme d’un long processus, qui voit la recherche délaisser les musées du XIXe siècle pour s’installer dans les laboratoires universitaires de l’entre-deux guerres, la Smithsonian Institution devient avant tout un ensemble de musées pour le grand public. C’est désormais à ce titre qu’elle représente un enjeu national et qu’elle est investie par l’Etat.
Dans un deuxième temps, les échanges conflictuels lors des enquêtes parlementaires de 1970 et 1977 signalent la recherche d’un nouveau consensus. Malgré la forte implication des Musées Nationaux dans la préparation de la commémoration du bicentenaire de l’Indépendance, la politique muséographique de Dillon Ripley est contestée par les parlementaires en 1970 et en 1977, notamment parce qu’elle outrepasse la mission de définition nationale à laquelle le Congrès souhaite cantonner la Smithsonian Institution. Les quatre musées incriminés lors des enquêtes (le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, le Cooper-Hewitt Museum of Design, le Anacostia Neighborhood Museum et le Museum of Man) sont en effet des musées dont la thématique ne se restreint pas aux Etats-Unis. En 1970 et en 1977, c’est par l’imposition d’un ensemble de nouvelles règles bureaucratiques que le Congrès tente de faire advenir l’entente, mais le succès du National Air and Space Museum et du Festival des Arts Populaires, ainsi que l’abandon du projet de Museum of Man au début des années 1980, sont des facteurs d’apaisement plus décisifs.
Le principe théorique de l’indépendance de la politique muséographique des musées nationaux par rapport au pouvoir fédéral ne rend donc pas compte des règles pratiques qui régissent les interactions entre la Smithsonian Institution et l’Etat. Le tableau brossé par ce travail est celui d’une relation de pouvoir, « réciproque mais déséquilibrée »740, dans le cadre d’un appareil administratif d’Etat, qui peut susciter, proposer et refuser des représentations muséographiques de la nation, notamment parce qu’il en dispense le financement. L’intervention de l’Etat détermine donc les pratiques nationalistes des acteurs des Musées Nationaux. Cependant, ce rapport de forces n’est qu’exceptionnellement conflictuel et prend le plus souvent la forme d’un rapport d’autorité accepté. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, c’est ainsi le consensus qui prévaut au sein de l’intelligentsia fédérale sur la mission nationale des musées de la Smithsonian Institution. Ce consensus, qui fait converger deux manières d’être au monde nationales, celle des acteurs des musées et celle des représentants de l’Etat, est possible parce que les premiers reconnaissent aux seconds une légitimité dans leur rôle de représentation et de promotion de la communauté nationale.
Ce bilan des relations entre l’Etat et la Smithsonian Institution rend surprenante la constance de l’antiétatisme observé chez les acteurs des musées tout au long de la période. Les trois décennies étudiées voient l’expansion des Parcs Nationaux, des Archives Nationales, de la Bibliothèque du Congrès et de la Smithsonian Institution, manifestations d’un renforcement du rôle de l’Etat dans le financement d’institutions culturelles représentant la nation. Simultanément, l’activité muséographique à la Smithsonian Institution se recentre sur la représentation des Etats-Unis. Mais alors que croissent les dépenses fédérales pour les Musées Nationaux et que de nouvelles expositions et de nouveaux musées font la promotion de la nation, les années 1960 et 1970 connaissent un regain d’antiétatisme, qui s’appuie d’une part sur la traditionnelle méfiance envers l’Etat fort et d’autre part, à la Smithsonian Institution, sur la volonté d’indépendance de la direction. Le paradoxe que constitue l’expansion du rôle de l’Etat alors même qu’il est impopulaire a déjà été souligné. En réalité, loin d’être opposés, antiétatisme et expansion de l’Etat se conjuguent dans l’histoire des politiques de représentation de la nation. En effet, les acteurs fédéraux sont conscients de leur impopularité dans les années 1970. Ils savent également que les représentations muséographiques des Etats-Unis sont une manière de légitimer l’Etat en l’associant à la nation. Parallèllement, l’antiétatisme contribue à la moindre visibilité du rôle de l’Etat, comme en témoigne la culture interne à la Smithsonian Institution, qui minimise l’importance de son financement fédéral et valorise les contributions privées. Le succès que connaissent les Musées Nationaux (si l’on en croit le nombre toujours croissant de visiteurs) tient donc vraisemblablement à ce que l’antiétatisme ne prend pas pour cible ces musées, qui malgré leur financement fédéral, sont plus identifiés à la nation qu’à l’Etat.
Dans le même temps, les pratiques nationalistes évoluent. On a évoqué plus haut la spécialisation des musées de la Smithsonian Institution, qui se tournent en priorité vers l’activité d’exposition. Cette spécialisation se conjugue à un nouveau mode de représentation de la nation : si le Old National Museum (ouvert en 1897) et le New National Museum (ouvert en 1911) étaient la manifestation de représentations nationalistes, c’était dans le cadre d’une ambition de représentation scientifique du monde et sur le mode d’un nationalisme rationaliste. Or on passe en quelques décennies de ce projet essentiellement encyclopédique, mais marqué par un impensé nationaliste, à un projet assumé de représentation des Etats-Unis. C’est déjà le cas au milieu des années 1960 lorsque s’ouvre au Museum of History and Technology l’exposition intitulée Growth of the United States, mais le phénomène se renforce avec l’ouverture d’une National Portrait Gallery en 1969, et surtout avec le traitement muséographique de la thématique du Bicentenaire des Etats-Unis, qui mobilise l’ensemble des musées à partir de 1966. Enfin, lorsqu’en 1980 la National Collection of Fine Arts est renommée National Museum of American Art et que le National Museum of History and Technology devient le National Museum of American History, un pas supplémentaire est franchi.
Cela ne signifie pas que l’ensemble des musées de la Smithonian Institution ait une politique de collection exclusivement nationale, ni que les conservateurs se reconnaissent pleinement dans le projet de représentation de la nation. A cet égard, l’exemple du National Air and Space Museum est éclairant : manifestation de la supériorité technologique nationale, le musée se voit attribuer par le Congrès une mission de mémorial des succès nationaux, malgré la prétention à l’universalisme scientifique que suggère son nom. Ce phénomène rappelle celui des pratiques nationalistes souvent impensées des acteurs du Old National Museum comme du Museum of History and Technology.
Plus éclairant encore, la manière dont la Smithsonian Institution commémore ses anniversaires révèle que les acteurs ne se représentent pas leur institution principalement comme un ensemble de musées d’exposition, et encore moins comme des musées représentant la nation. En 1946, le centenaire de la création de la Smithsonian Institution est l’occasion d’établir une liste de toutes les publications scientifiques du Musée National depuis 1875. Au lendemain de la guerre, c’est donc l’image d’une institution essentiellement scientifique qui est mise en avant. Vingt ans plus tard, alors que vient d’ouvrir le Museum of History and Technology au terme d’une décennie de rénovation des expositions,c’est encore la recherche qui est mise en valeur par les acteurs lors de la commémoration du Bicentenaire de la naissance de James Smithson en 1965. L’événement commémoratif central est un colloque qui réunit des universitaires de renommée internationale, et les festivités comprennent une procession universitaire ainsi que la remise de prix scientifiques.
Ces deux anniversaires signalent ainsi l’écart entre l’auto-identification de la Smithsonian Institution à la recherche scientifique, ce qui implique une perspective universaliste, et la place centrale que tient la conception d’expositions à vocation nationale dans le travail des acteurs. En effet, ces acteurs qui se représentent comme des chercheurs sont également ceux qui conçoivent des expositions telles que Growth of the United States (au Museum of History and Technology), The Dye is Now Cast : the Road to American Independence (à la National Portrait Gallery), ou encore Apollo to the Moon (au National Air and Space Museum). En dépit de cette faible visibilité des pratiques nationalistes pour ceux-là même qui en sont les acteurs, l’ensemble des expositions et des musées qui voient le jour en une trentaine d’années après la Seconde Guerre mondiale s’éloigne du modèle de l’exposition universaliste où le national restait en grande partie impensé et tend vers un projet plus assumé de représentation de la nation.
Pendant cette période, les représentations nationalistes ont été influencées par l’évolution du rôle des Etats-Unis dans le monde. La place de première puissance mondiale et le prestige dont jouissent les Etats-Unis en 1945 ne suscitent pas les mêmes expositions que le contexte des années 1960 et 1970, lorsque les Etats-Unis connaissent l’échec au Vietnam et une forte contestation interne. Si la représentation de la suprématie technologique est une constante (les deux plus grandes constructions muséographiques de la période, le Museum of History and Technology et le National Air and Space Museum, lui étant consacrées), d’autres représentations de la nation voient le jour, qui mettent l’accent sur les apports mondiaux qui ont fait de la nation un condensé des cultures du monde. On peut lire dans cette nouvelle tendance un nationalisme thérapeutique en période d’échec militaire et en période de crise de l’Etat. Cette évolution présente d’ailleurs une étonnante ressemblance avec celle que connaît la France après la défaite de Sedan en 1870 : Anne-Marie Thiesse montre le passage d’une représentation de la puissance et de la suprématie françaises à une définition plus modeste par la diversité harmonieuse des petits pays qui constituent la communauté imaginée741.
Les représentations muséographiques de la nation sont également déterminées par le degré de contrôle dont disposent les acteurs fédéraux. Il est significatif que la nouvelle tendance, qui souligne les origines mondiales de la nation, s’exprime à travers les médiums culturels les moins soumis à l’initiative étatique : c’est au Festival des Arts Populaires qu’elle s’exprime le plus nettement, mais elle tient également une place importante en 1976 dans l’exposition centrale du Museum of History and Technology, A Nation of Nations, ainsi que dans l’exposition du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden sur les artistes immigrés aux Etats-Unis. C’est significativement dans des expositions et au Festival, là où les conservateurs sont les plus indépendants du pouvoir fédéral, que prend corps cette nouvelle représentation. En revanche, la création de nouveaux musées étant soumise au contrôle du Congrès, elle conduit à favoriser des représentations éprouvées de la nation ainsi que des genres muséographiques plus conservateurs dans les musées d’art et de technologie.
Le développement de nouveaux modes d’exposition contribue également à l’évolution des représentations de la nation. L’histoire écrite exerce une influence grandissante sur la muséographie : l’exposition d’objets sur une surface verticale où, comme sur la page d’un livre, coexistent du texte et des images, fait son apparition à la Smithsonian Institution dans les années 1950742. Au Museum of History and Technology apparaissent pour la première fois des expositions dont le titre est semblable à celui d’un ouvrage d’histoire, comme Growth of the United States en 1967, alors que la norme dans l’ensemble des musées est encore de désigner une exposition par la nature des objets exposés, comme dans le Hall of Electricity ou dans le Hall of Plant Life. Comme le souligne Arthur Mollella, le passage de référents descriptifs à des référents porteurs d’interprétation ouvre la voie à des représentations différentes de l’histoire743 : le remplacement de l’exposition introductive au Museum of History and Technology, Growth of the United States par A Nation of Nations en est l’illustration. A ces évolutions du mode d’exposition s’ajoute la transposition au musée des débats épistémologiques des historiens universitaires : faire de l’histoire sociale et faire l’histoire de tous les groupes sociaux devient également un enjeu. Ce changement de perspective sur l’histoire nationale conduit à une réévaluation des priorités narratives.
Le rapprochement du mode d’exposition avec l’histoire écrite se conjugue avec l’introduction du médium audiovisuel au musée. La narration muséographique n’en est pas plus nationaliste ; elle participe en revanche à une patrimonialisation accrue des images collectives de la communauté imaginée. En effet, la généralisation du médium audiovisuel à partir de l’ouverture du National Air and Space Museum démultiplie le nombre d’images proposées au regard du visiteur. Alors qu’au musée, les images associées à la nation ont traditionnellement pour support des artefacts exposés, parmi lesquels figurent notamment des œuvres d’art figuratif, des photographies ou des cartes, l’apparition d’images filmées (telles que les premiers pas des astronautes sur la lune) constitue une nouvelle catégorie d’objets propices à la représentation de la nation, qui sont à la fois une série d’images et une organisation narrative. Ainsi, une exposition comprenant une projection audio-visuelle tient de la poupée gigogne, en proposant une série narrative d’images (audiovisuelle) dans une autre (muséographique). Le début des projections sur l’écran géant du National Air and Space Museum en 1976 n’est finalement que le prolongement sur très grand écran, et dans un contexte muséographique, d’un processus entamé au cinéma et à la télévision, celui de l’intensification de la « logoïsation » 744 des caractéristiques nationales.
Si la multiplication des images au musée renforce des images collectives de la nation forgées notamment par le cinéma et la télévision, la création d’expositions plus narratives et la nouvelle perspective de l’histoire sociale remettent cependant en cause les évidences communes et rendent le consensus discursif de l’intelligentsia sur la nation plus fragile. Ces évolutions s’avèrent compatibles avec la commémoration, lorsqu’en 1976, les expositions conjuguent l’histoire sociale avec la voix de groupes dits « minoritaires » en une narration de l’homogénéité nationale. Pourtant, à partir des années 1970, la contradiction entre les impératifs nationalistes de glorification de l’histoire des Etats-Unis et ceux de la recherche historique commencent à se faire sentir. Le principal organe consultatif de la Smithsonian Institution, le Smithsonian Council, critique par exemple l’approche commémorative, interprétée comme promotion nationale, proposée dans les expositions du National Air and Space Museum 745, ce qui indique l’ébranlement des évidences sur la manière de représenter la nation. Ainsi, parce que la Smithsonian Institution se veut un lieu de la recherche universitaire en histoire et que son principal médium est l’exposition dans les musées nationaux, elle est soumise simultanément aux exigences critiques de la discipline historique et à celles de la construction de la communauté imaginée. A une époque où les historiens veulent réviser ce qu’ils considèrent comme le mythe historique du consensus national et où la thématique des musées devient de plus en plus nationale, la Smithsonian Institution se situe donc au croisement d’évolutions historiographiques et muséographiques aux effets contradictoires. Le consensus discursif sur la nation en devient plus difficile.
Le scandale occasionné par l’exposition du Enola Gay en 1994 illustre ces contradictions. Le directeur du National Air and Space Museum, Martin Harwit, refuse en effet que ce qu’il considère comme la vérité historique soit subordonné au récit national établi. Sa démarche est celle d’une partie de l’intelligentsia, formée d’intellectuels critiques, qui à partir des années 1960 prennent pour objet d’étude les Etats-Unis et construisent des discours opposés aux représentations de la nation reconnues et consensuelles. Leur démarche reste inscrite dans une manière d’être au monde nationale, une forme de nationalisme analytique. La position du Smithsonian Council sur le National Air and Space Museum en 1977 en est l’exemple : alors qu’il déplore le manque de recul critique des expositions sur la technologie et son rôle dans la guerre, il se justifie en disant que « nous sommes mieux en mesure de contrôler notre destin en comprenant comment les choses tournent mal, comment la science et la technologie peuvent être mal utilisées»746. Il prône donc la recherche de la vérité en en faisant une force pour la nation – car le « nous » qu’il emploie est celui de la communauté imaginée. Vingt ans plus tard, l’exposition montée sous la direction de Harwit se situe dans le prolongement de cette démarche, puisqu’elle s’empare d’un symbole de la puissance nationale (le lancement de la première bombe atomique) pour le présenter sous un tout autre jour, au nom de la vérité historique. Comparable à l’affaire Dreyfus, en ce qu’il fait s’affronter deux registres nationalistes différents (l’honneur de l’armée et la recherche de la vérité historique747), le scandale qui entoure l’exposition du Enola Gay permet de vérifier à quel point l’ébranlement du consensus discursif sur la nation est un phénomène durable au sein de l’intelligentsia fédérale.
Au terme de ce travail, le questionnement sur les fonctionnements nationalistes de la Smithsonian Institution n’est pas épuisé : la recherche dans le cadre du doctorat m’a fait entrevoir une direction laissée inexplorée en raison de contraintes matérielles et temporelles, le rôle pédagogique que les acteurs confèrent aux musées. Les discours des élus reprennent avec constance le thème de la transmission des valeurs nationales au musée et portent une attention toute particulière aux plus jeunes. Du côté des conservateurs, le principe du musée réformateur de l’individu tel que l’inventent les hommes de musée du XIXe siècle n’a pas disparu. On trouve dans les entretiens d’histoire orale des anecdotes sur l’effet réformateur du musée, que les acteurs disent avoir constaté et en lequel ils croient. Ainsi Paul Garber, conservateur au National Air and Space Museum, se rappelle-t-il dans une curieuse anecdote comment un vagabond alcoolique lui a un jour rendu visite dans son bureau, peu de temps après la guerre :
‘[The bum] said, « I was talking to one of the guards out here on the floor and asking about the exhibits, and when I said I was interested in this subject, the guard suggested I see you. ». So, he said, « here I am ». […] So he told me about himself. He said he’d lost his wife and that completely undermined his whole being, he just from then on lost everything, lost his job because he couldn’t concentrate upon his work and he became just a bum, just living from hand to mouth and begging of persons, getting what he could. But he said, « Visiting a museum today, coming in out of the cold and wet and seeing here examples of things that persons of capability have accomplished and I, being a two-legged, two-armed, two-eyed person, having a brain which at one time was a rather good one, I want to get myself back to the point where I can recover from my present condition. […] And I say when I think of this story, « the Smithsonian saves persons as well as things »748.’Cette représentation du musée réformateur apparaît à plusieurs reprises dans les sources consultées à la Smithsonian Institution mais en revanche, on n’y a trouvé aucune trace de prosélytisme national. Il n’est en particulier jamais question de « faire des Américains »749. Les conservateurs, qui pour nombre d’entre eux élaborent des expositions sur les Etats-Unis pendant les deux décennies qui précèdent le Bicentenaire, expriment à travers leurs réalisations muséographiques une vision du monde nationale tout en se représentant le musée comme un lieu de transmission du savoir. Dans le discours des parlementaires en revanche, les musées ont le plus souvent un rôle au service de la nation. Dans la mesure où la transmission du savoir peut être conçue comme un service à la nation, les deux attitudes ne sont pas contradictoires : mais parce que les acteurs de l’Etat influencent de diverses manières la politique muséographique, et parce que les acteurs des musées ne se reconnaissent pas totalement dans la mission nationale qui leur est conférée, l’étude de la mission d’éducation des musées mériterait d’être croisée avec celle des pratiques nationalistes. Cette direction de recherche serait d’autant plus stimulante que le musée n’est pas perçu par ses conservateurs et ses administrateurs comme un intermédiaire entre l’Etat et ses administrés. C’est pourtant l’analyse qu’en font les héritiers des travaux de Foucault, comme Tony Bennett, qui conçoit le musée du XIXe siècle comme un élément de la politique culturelle de l’Etat pour produire de nouveaux comportements et de nouvelles représentations chez les citoyens. L’étude de la mission éducative que se donnent les acteurs des musées nationaux offrirait ainsi une perspective complémentaire à celle de Bennett, qui montre que le pouvoir exercé par l’Etat libéral est d’encourager l’auto-régulation des visiteurs à travers le dispositif muséographique.
A côté de ce questionnement sur les pratiques nationalistes éducatives, d’autres perspectives s’ouvrent à la recherche sur le terrain de la comparaison internationale. L’étude des différentes configurations nationales musée / Etat contribuerait à la réflexion sur les frontières organisationnelles de l’appareil d’Etat et sur la place de l’Etat dans la société. En mettant à distance la tentation exceptionnaliste, la comparaison permettrait notamment d’affiner la compréhension de la relation entre la nation et les Etats fédéraux. Elle montrerait dans quelle mesure ces derniers se voient confier une mission de représentation de la nation : le cas de la Confédération helvétique et de ses musées d’histoire et de culture locale offrirait par exemple un point de comparaison avec les Etats-Unis sur les équilibres entre identification locale, régionale et confédérale ainsi que sur les politiques publiques dans ce domaine. Le rapport au monde qui s’exprime notamment au musée de la Réforme, ouvert en 2005 à Genève, et qui illustre l’histoire internationale de la ville, serait utilement comparé aux pratiques nationalistes internationalistes à l’œuvre dans les musées de la Smithsonian Institution. En Allemagne, la question des politiques publiques de promotion du sentiment national est marquée par l’histoire du nazisme et par la concurrence pour la légitimité nationale que se sont faites la République Démocratique Allemande et la République Fédérale d’Allemagne. L’illégitimité de l’Etat fédéral allemand à faire la promotion du sentiment national, croisée avec sa politique muséographique à Bonn et à Berlin avant 1989 puis après la Chute du Mur, mettrait en évidence la spécificité du cas états-unien, l’équilibre entre ses politiques d’identification locales et fédérales et le rôle qu’y tient l’antiétatisme intériorisé par les représentants de l’Etat. Enfin, les exemples canadien ou mexicain mettraient en lumière les spécificités des politiques fédérales de représentation muséographique des groupes sociaux qui constituent la nation. Par contraste avec les musées locaux suisses ou allemands, qui témoignent de l’importance des affiliations locales au sein de l’Etat fédéral, le Musée canadien des civilisations (Musée de l’Homme jusqu’en 1986) et le Museo Nacional de Antropología de Mexico feraient apparaître des continuités avec les musées de la Smithsonian Institution dans leur représentation de la population non pas par Etat fédéré mais selon d’autres critères, culturels, ethniques et raciaux.
S’il prend en compte les spécificités de la culture et de l’organisation politique des Etats-Unis, ce travail a utilisé des outils analytiques issus de travaux portant sur le nationalisme au sein de divers Etats nations et a envisagé le nationalisme comme une catégorie anthropologique, une manière d’être au monde. Le cas des musées de la Smithsonian Institution a constitué un terrain d’enquête privilégié pour comprendre le phénomène étatique aux Etats-Unis, les relations entre l’Etat et la société qu’il implique et la place qu’y tiennent les pratiques nationalistes de l’intelligentsia fédérale. Il serait maintenant fructueux d’ouvrir la perspective à une histoire transnationale du phénomène étatique et du phénomène nationaliste, dans laquelle l’étude des musées serait le révélateur de spécificités locales. L’étude des pratiques nationalistes au sein de l’Etat n’est donc pas close.
Dans les années 1920, le conservateur en chef des collections de technologie, Carl Mitman, s’associe à une souscription nationale lancée par un ingénieur pour la création d’un Museum of Engineering and Industries.Arthur Mollella, "The Museum That Might Have Been : the Smithsonian's National Museum of Engineering and Industry," Technology and Culture 32, no. 2 (1991), pp. 250-251.
Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective. (Paris: Seuil, 1977; réed., 1992), p. 68.
Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L'exaltation des régions dans le discours patriotique (Paris: Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1997), p. 3.
Franck Taylor, transcription du 3e entretien avec Myriam Freilicher, 27 février 1974, S.I.A., record unit 9512, p. 78.
Mollella, « the Museum that Might Have Been ».
Benedict Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme [1983], trad. Pierre-Emmanuel Dauzat (Paris: La Découverte, 1996).
Robert Post, "A Narrative for Our Time: The Enola Gay "and after that, period"," Technology and Culture 45, no. 2 (2004), p. 383.
« We can better control our destiny is we better understand how things go wrong, how science and technology can be misapplied », in lettre de Gordon Ray à Dillon Ripley, 19 mai 1977, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « SI Council, May 1977 and April 1973 Reports ».
Merci à Michel Christian de m’avoir suggéré cette comparaison entre l’affaire Dreyfus et la controverse de 1994 sur le lancement de la première bombe atomique.
Paul Garber, transcription du 2e entretien avec Myriam Freilicher, 7 mai 1974, S.I.A., record unit 9592, pp. 68-70.
Pour reprendre la citation attribuée à Cavour, « l’Italie est faite, maintenant il nous faut faire des Italiens ».