Introduction générale

En ce début de XXIe siècle, près de la moitié de la population de la planète vit en milieu urbain, ce qui représente environ 3,5 milliards de citadins. Au cœur même des dynamiques d’urbanisation à l’échelle mondiale, la place des grandes villes s’affirme au fil des décennies. Cela explique l’intérêt porté dans le monde entier par les politiques et la communauté scientifique aux métropoles et aux phénomènes d’ordre économiques, sociaux, démographiques, qui leur sont associés.

Les conditions de vie dans les métropoles contemporaines ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis les travaux pionniers de G. Simmel ([1903], [1908]), dans lesquels ils essayait entre autre de rendre compte de la distance (principalement psychologique) existant entre les citadins métropolitains. Il fut sans doute le premier à réfléchir aux spécificités liées à la vie dans les métropoles. Toujours dans cette perspective, les efforts consentis par les sociologues de l’Ecole de Chicago dans la première partie du XXe siècle ont constitué un précédent. Le cadre théorique n’était alors qu’embryonnaire. Au fil des décennies, il va s’enrichir autour de plusieurs notions-clé telles que l’étalement, la mobilité, la ségrégation. La multiplication et la diversité des données, couplées à un gain en capacité et en précision des outils d’analyses géographique et statistique, va permettre de mieux qualifier les réalités couvertes par ces notions dans diverses métropoles du monde entier. Dans certains contextes, et en particulier ceux des pays dits du Sud, la production et l’accès aux données restent perfectibles cependant. Il n’en reste pas moins que de nombreuses monographies, quelques comparaisons et diverses contributions théoriques ont contribué à préciser les stigmates métropolitains.

Parmi les questions posées par le phénomène métropolitain, l’évolution des interactions interpersonnelles et des liens entre citadins et espaces urbains concentre une part importante des études et recherches menées. Dans ce cadre, nous avons décidé de porter notre attention sur la ségrégation urbaine. Sans parti pris ni connotation, celle-ci fait référence dans notre recherche à la séparation spatiale des citadins les uns des autres selon des critères bien définis (critères économiques, démographiques ou ethniques). Cette notion est ancienne dans le champ des études urbaines. La spécialisation des espaces résidentiels, ou ségrégation résidentielle, est ainsi largement appréhendée dans la littérature. Entre les contraintes, en particulier foncières, et les préférences propres à chaque ménage, émergent des quartiers aisés ou défavorisés. La dimension économique n’est pas la seule à être concernée, des regroupements s’effectuent aussi selon des critères ethniques, démographiques ou encore culturels (quartiers gays, quartiers pour passionnés de golf, etc.). Au travers de ces regroupements, choisis ou subis, de populations dans les espaces résidentielssont considérées les interactions des citadins les uns avec les autres. Ces dernières sont également au cœur des travaux portant sur les ségrégations dites professionnelles ou scolaires (spécialisations des actifs ou des scolaires/étudiants dans les territoires où se déroulent ces activités).

Alors même que les mobilités occupent une place croissante dans la compréhension des phénomènes métropolitains, elles ne sont pas directement impliquées dans les travaux qui portent sur la ségrégation. Les mécanismes de regroupements/séparations de citadins méritent pourtant d’être appréhendés en combinant une analyse des ségrégations résidentielles, des comportements de mobilités et des activités réalisées. Une telle étude est rare à notre connaissance. Cela suppose alors d’aborder les modes de vie urbains dans leur dimension spatialisée. En faisant le choix de ce positionnement épistémologique, nous abordons les interactions interindividuelles en les éclairant par les relations entre citadins et espaces urbains. Notre approche de la ségrégation dans les métropoles contemporaines s’est finalement appuyée sur deux partis-pris d’ordre théorique et un choix méthodologique fort.

Le premier parti-pris théorique consiste en une approche de la ségrégation mobile (dans les espaces de vie) plutôt qu’immobile (dans les espaces résidentiels). Vivre dans une ville, c’est vivre dans certains lieux de l’aire urbaine, celui du logement, de l’emploi ou de l’établissement scolaire, celui où l’on fait les achats, où l’on pratique des loisirs, etc. Considérés comme un tout, et articulés par et autour de comportements de mobilité spécifiques, il est possible de parler d’espace de vie. C’est avec l’aide de cette notion que nous avons souhaité étudier la ségrégation urbaine. Quelles différences peuvent être mises en évidence entre les espaces de vie des citadins d’une même aire urbaine et par quels facteurs ces différences sont elles portées (facteurs individuels, liés au ménage d’appartenance, associés au quartier d’habitation, etc.) ? Pour rendre compte de la dimension de la répétitivité (habitudes, automatismes), fondamentale dans les appréhensions usuelles des modes de vie, nous avons choisi une entrée par la mobilité quotidienne. Largement explorée dans la littérature scientifique contemporaine, elle offre une vision intéressante des modes de vie dans leur dimension spatialisée.

Le second choix théorique relève de notre volonté d’une étude de la ségrégation sur une base individuelle plutôt que sur celle des ménages. Il est évidemment intimement lié à notre premier parti-pris. Les nombreuses recherches portant sur la ségrégation résidentielle considèrent les distances et proximités entre ménages, et non entre citadins. En considérant les comportements de mobilité quotidienne en complément des lieux de résidence, nous opérons un déplacement de focale du ménage à l’individu, avec comme hypothèse que tous les membres d’un même ménage n’ont pas nécessairement les mêmes habitudes, la même pratique de la ville, et ne sont donc pas touchés de la même manière par la ségrégation urbaine. Il en est de même de l’exclusion sociale, qui concerne plus spécifiquement les individus que les ménages. Ce choix théorique permet de peser le poids des dimensions sociodémographiques (effets de l’âge, du genre, du statut, de la génération, etc.), aux côtés des dimensions économique et ethniques, dans les réalités couvertes par les ségrégations urbaines.

Nous en venons alors à notre parti-pris méthodologique, fondé sur la comparaison internationale. Notre problématique ne concerne pas une ville ou un pays spécifique. Le contexte de métropolisation, qui en est à la base, renvoie à une réalité qui dépasse les frontières. Si les configurations métropolitaines ne sont pas les mêmes en Afrique, en Amérique latine, en Europe ou en Amérique du Nord, elles renvoient aux mêmes questionnements et aux mêmes notions : ségrégations, mobilités, étalements. En ce sens, se limiter à un travail monographique ne nous aurait pas permis de mettre en valeur des tendances fortes, communes à plusieurs métropoles pourtant différentes, et des spécificités propres à certaines d’entre elles. Grâce à une approche comparative, nous proposons une vision large de la ségrégation urbaine contemporaine dans plusieurs contextes que sont les villes de Niamey au Niger, Puebla au Mexique, Lyon en France et Montréal au Québec. Ces aires urbaines ont des profils économiques, démographiques, urbanistiques et culturels très différents, mais elles se retrouvent toutes dans les configurations typiques des métropoles. La comparaison internationale impose des précautions d’ordre méthodologique, mais permet de mettre en évidence des tendances générales auxquelles les monographies ne peuvent prétendre. La méthode d’analyse que nous avons construit est utilisée de manière identique dans les quatre cas. Sa reproductibilité constitue alors une de ses qualités importantes.

Sans viser l'exhaustivité des contextes urbains, mais avec une perspective comparative et une diversité dans les cas étudiés, nous caractérisons dans cette thèse les déterminants (individuels, liés aux ménages ou aux lieux de résidence) qui permettent d’éclairer la réflexion sur la ségrégation urbaine dans ses dynamiques quotidiennes.

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Trois parties rythmeront notre propos. La première concerne la problématique et la méthode. La seconde permet de rendre compte de la structuration des espaces résidentiels et fonctionnels des métropoles considérés. Les caractérisation obtenues servent de base à la troisième partie, dans laquelle sont présentés les résultats qui concernent plus spécifiquement les rapports entretenus par chaque citadin avec la ville.

La problématique, dont nous venons de tracer les grandes lignes, est développée dans le premier chapitre de la première partie. Des reconfigurations métropolitaines contemporaines à la question de recherche, nous aurons l’occasion d’articuler certaines notions telles que la métropolisation, la mobilité quotidienne, les modes de transport, les modes de vie, les espaces de vie et la ségrégation (résidentielle et urbaine). La polysémie associée généralement à certaines de ces notions nous a imposé un positionnement, qui sert de base à notre réflexion et à notre travail empirique. Le second chapitre de la première partie porte plus spécifiquement sur la méthode et les cas étudiés. L’effort de comparaison internationale sera d’abord justifié sur le plan théorique et les conditions de sa bonne réalisation précisées. Nous prendrons le temps de décrire les contextes propres à chacun des cas considérés. La perspective se veut large à ce niveau, nous aborderons successivement les contextes géographique, historique, démographique et économique. L’organisation administrative et la description des systèmes de transports urbains permettront de compléter la description des villes de Niamey, Puebla, Lyon et Montréal. Nous rentrerons enfin dans les détails de la méthode, en insistant sur les données d’enquêtes-ménages, à la base de notre recherche. Leurs richesses et leurs limites seront évoquées à ce niveau.

Nous rendons compte dans la seconde partie des systèmes de localisation des activités et des résidences, avec comme objectif de préciser l’organisation spatiale des métropoles considérées. Les deux chapitres qui composent cette partie sont articulés chacun autour d’un travail de construction de typologies, respectivement fonctionnelles et résidentielles. La première porte plus spécifiquement sur les lieux d’exercice des activités professionnelles, scolaires, universitaires ou encore commerciales, de loisirs, de santé, etc. En décrivant, pour chaque fonction, les espaces qui concentrent en leur sein une part importante de l’attractivité de l’aire urbaine, nous pointons les territoires-clé du fonctionnement de l’aire urbaine. Le seconde chapitre porte sur l’organisation des espaces résidentiels. Nous visons moins alors à enrichir les analyses contemporaines des phénomènes ségrégatifs dans leur dimension résidentielle, largement documentés, qu’à rendre compte des modalités par lesquelles ces phénomènes se manifestent dans les quatre aires urbaines considérées. Les résultats obtenus dans cette seconde partie servent de base à l’étude que nous proposons de la ségrégation urbaine, ils ne constituent pas une fin en soi.

C’est dans la dernière partie que la relation entretenue par les citadins avec les espaces urbains est spécifiquement abordée. Nous y visons une description fine et spatialisée des modes de vie des citadins. Des typologies individuelles sont construites dans un premier temps relativement à la nature des activités réalisées. Cette approche a-spatiale est complétée ensuite par la considération des lieux de résidence et d’activités. Divers relations spécifiques à la ville sont finalement étudiées (immobilité, vie locale, pratique éventuelle du centre et des pôles d’attraction). Les comportements individuels en termes de mobilités et d’activités permettent finalement d’enrichir la perspective usuelle de la ségrégation urbaine dans les quatre cas considérés.