2. La technique au cœur des mutations des métropoles occidentales

Sans contestation, c’est la révolution industrielle qui va initier les transformations dans les grandes villes il y a un siècle et demi. « L’extension prodigieuse des échanges, de l’économie monétaire, de la production marchande, du « monde de la marchandise » qui va résulter de l’industrialisation, implique une mutation radicale » (Lefebvre, 1968:6). Alors que les villes étaient confinées jusqu’au milieu du XIXe siècle à l’intérieur d’un mur d’enceinte, régulièrement élargi, l’immense apport démographique en provenance des campagnes va les faire exploser. On parle des phénomènes d’implosion/explosion. « L’industrie a besoin de main-d’œuvre et de marché. Elle va donc prendre possession de la ville déjà existante, où la décomposition des structures agraires précapitalistes a fait affluer une masse humaine disponible. En s’y installant, elle en renforce encore le pouvoir d’attraction. Le résultat, c’est l’éclatement de l’ancienne forme urbaine. » (Blanquart, 1997:119). Les populations affluent vers les villes pour y trouver un emploi, dans l’industrie ou dans le commerce, mais également dans une économie urbaine en développement rapide. Accumulation donc, densification puis détente à partir du milieu du XIXe siècle, et ce jusqu’au milieu du XXe. Ceci correspond à une première vague centrifuge, qui peut être perçue comme une conséquence directe du débordement démographique des villes industrielles. Les métropoles occidentales s’étendent ainsi jusqu’à la seconde guerre mondiale. La dynamique s’accentuera et évoluera ensuite.

Après la guerre, l’économie occidentale connaît plusieurs décennies de croissance (les Trente Glorieuses), c’est l’ère du fordisme. Il se rapporte au mode de production du même nom, dont les caractéristiques principales sont la standardisation des produits et un fonctionnement en réseaux verticaux. Y est alors associé le mode de consommation de masse. « This growth model had provided a temporary and prosperous compromise between labor and capital based on mass production, mass consumption, and centrally organised welfare state measures and regional development programs » (Mayer, 1999:210). Pour limiter les coûts, on produit identiquement et de plus en plus, c’est la standardisation de l’économie. La forme de la ville va alors évoluer relativement à ce contexte économique. « La ville fordiste est le résultat de la transformation des formes urbaines antérieures à la seconde guerre mondiale (…) adaptées aux nouvelles formes déterminées par la production et la consommation fordistes » (Filion, 1995:197). Elle se caractérise par un usage toujours plus étendu de l’espace, une démarcation spatiale accrue entre résidence et emploi, et un mode de consommation basé sur la famille nucléaire et la maison unifamiliale. La ville est en recherche de nouveaux espaces permettant la fluidité des circulations. Apparue dans la ville industrielle, l’urbanisation en doigts de gant va se développer, et nombre de ménages, d’activités industrielles ou commerciales vont s’installer le long des grandes infrastructures de transports (voies de chemin de fer, canaux, autoroutes, etc.). Le modèle concentrique de E.W. Burgess [1925] est rapidement reconsidéré par M. Hoyt [1939] qui développe un modèle sectoriel pour rendre compte de cette forme de développement urbain. Au-delà de l’effet structurant des réseaux à grande vitesse, ces nouvelles formes d’urbanisation doivent être considérées comme les prémices d’une culture urbaine de la mobilité qui deviendra la norme.

Il est fréquent de voir opposées dans la littérature urbaine une forme historique, renvoyant à une concentration des populations et des activités, et une forme périurbaine, étalée, mitée et peu dense. Cette vision dichotomique ne permet pas de rendre compte de la diversité des formes et des dynamiques en termes d’emplois ou d’activités au sein même des centres-villes et des périphéries. Elle permet cependant d’insister sur le développement récent en périphérie d’une réalité urbaine différente de celle des villes centres. Ce sont des espaces distendus, qui découlent de l’étalement urbain et consacrent «la diffusion spatiale quasi-totale des modes de vie urbains dans les pays occidentaux » (Kaufmann & alii, 2001:11). L’éclatement des villes industrielles s’est en effet prolongé par un processus plus rapide et de plus grande envergure au sein duquel les transports ont joué un rôle clé. « C’est dans l’univers de la mobilité que notre société façonne aujourd’hui ses nouveaux héros : le touriste et le cadre international, ses lieux culte : l’aéroport et l’autoroute, et son système des objets : Internet et la voiture » (Le Breton, 2005:15). L’étalement urbain connu par les villes occidentales surtout dans la deuxième moitié du XXe siècle a été rendu possible grâce au développement et à la généralisation de la vitesse accessible au plus grand nombre. Les doigts de gants évoqués précédemment deviennent des tâches d’huile et les transports de masse se voient marginalisés dans la plupart des grandes villes par le développement rapide de l’usage de la voiture particulière. A partir du moment où les citadins ont eu les moyens techniques et économiques permettant une meilleure maîtrise de l’espace et du temps, ils ont réinvesti les temps gagnés dans des distances plus grandes [Zahavi & Talvitie, 1980]. Avant le premier choc pétrolier de 1973, on est loin de se soucier des impacts écologiques et énergétiques éventuels d’une croissance démesurée de l’usage de la voiture particulière. Selon M. Wiel [1999], les transformations des formes urbaines ne s’expliquent pas tant en termes de développement économique ou démographique que du point de vue du redéploiement des fonctions urbaines, et ce dans le cadre d’une forte évolution dans les conditions de mobilité. Nous sommes passés selon l’urbaniste français d’une ville pédestre à une ville motorisée, d’une ville à mobilité restreinte à une ville à mobilité facilitée, c’est ce qu’il a nommé la transition urbaine. Le développement des techniques au service des moyens de déplacements motorisés permet donc à l’étalement urbain de s’accentuer et va par là même associer durablement l’urbain à la mobilité.

« La connaissance et la reconnaissance des territoires contemporains passent par ce premier point incontournable, essentiel, fondateur : la mobilité » (Chalas, 2000:95). Cette évolution forte dans les formes urbaines va ainsi de pair avec une évolution des modes de vie au sein desquels la mobilité quotidienne a pris une place prépondérante. Par un simple effet de taille, le mouvement devient indispensable à un semblant d’unité. « Sans mobilité et sans réseaux, la métropole notamment se fragmente, avec des conséquences fatales tant pour les citadins que pour la collectivité » (Bassand, 1997:173). La prise en compte de la mobilité dans le fait urbain contemporain va alors faire l’objet de nombreux travaux de la part des spécialistes de la ville. Dans sa description de la ville émergente, Y. Chalas [2000] aborde la ville-mobile. « Parler de la ville-mobile, c’est d’abord parler de la mobilité qui est devenue dans nos sociétés la modalité première de la vie collective et du rapport au monde » (Chalas, 2000:107). La prise en compte de la mobilité dans les métapoles 1 de F. Ascher [1995] permet selon lui de mieux comprendre le fonctionnement du couple mobilité/immobilité. Les modes de vie des citadins métapolitains d’un même ménage deviennent de plus en plus autonomes, le logement devenant leur seul point fixe.

Avec le développement de la voiture particulière, la mobilité apparaît comme constitutive des modes de vie des citadins dans les métropoles. Le citadin serait une victime de la mobilité [Viard, 1994], en résulteraient individualisme et rétractation du social. Nous aurons l’occasion dans la partie suivante de faire le point sur cette tendance.

Dans le dernier quart du XXe siècle, les sociétés occidentales rentrent dans ce que nous appellerons ici l’ère informationnelle. Le développement rapide des technologies de l’information et de la télécommunication semble avoir un impact important sur les localisations et donc sur les formes urbaines émergentes. Si l’on parle alors rapidement de la mort de la ville [Glaeser, 1998], les reconfigurations urbaines contemporaines suggèrent de revoir les prévisions catastrophistes avancées il y a quelques années [Choay, 1994].

Selon F. Choay [1994], le monde contemporain n’est plus composé d’espaces et de lieux, mais de réseaux et de flux. On retrouve cette même idée dans nombre de travaux parmi lesquels la réflexion sur les villes globales par M. Castells [1989] et S. Sassen [1991], bien que le premier insiste plus spécifiquement sur la dualité des métropoles, composées de l’espace des lieux et de l’espace des flux. Si l’ère informationnelle questionne la place de l’espace comme principe organisateur des villes contemporaines, elle ne la remet cependant pas en cause. Les cités lisière ou Edge cities de J. Garreau [1991] et de nombreux technopôles [Castells & Hall, 1994] se développent aux Etats-Unis et en Europe. Ces nouvelles formes d’organisation au sein de l’espace urbain s’inventent certes dans les périphéries, mais elles renvoient à un regroupement qui prouve que la localisation dans l’espace ne se fait pas au hasard. La mort annoncée des centres-villes au bénéfice des périphéries dans les villes occidentales n’a pas eu lieu. Dynamisés par le processus de gentrification, ces espaces n’ont perdu ni leur population, ni les activités qui s’y situent depuis des décennies.

La considération de la technique comme facteur explicatif des mutations urbaines du XXe siècle nous semble finalement riche de sens. Cette double approche nous amène à pointer deux tendances fortes touchant les métropoles contemporaines occidentales, à savoir le développement en périphérie des résidences et des activités et la généralisation de la mobilité. Tel que nous allons le voir maintenant, les dynamiques d’urbanisation dans les villes du Sud ont été différentes.

Notes
1.

« Une métapole est l’ensemble des espaces dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien (ordinaire) d’une métropole. » (Ascher, 1995:34).