3. L’urbanisation au Sud, une dialectique formalité/informalité

Les villes du Sud ont une histoire parfois ancienne, mais les évolutions qu’elles ont connues au cours du XXe siècle sont considérables, à tel point que l’on parle d’explosion urbaine [Roncayolo, 1997]. Pour comprendre la forme de l’urbanisation de la plupart des villes des pays du Sud, il convient d’aborder la dialectique formalité/informalité. Tel que nous allons le décrire, c’est au travers de ces deux sphères, sans cesse en opposition mais complémentaires, que les villes du Sud se sont façonnées depuis des décennies. Nous concentrerons notre description sur l’Amérique Latine et l’Afrique. Les villes asiatiques ne sont pas concernées par les lignes qui suivent, car aucune d’entre elles ne compte parmi notre corpus. Nous préciserons les raisons de ce choix dans la section portant sur les choix d’ordre méthodologiques.

Lorsque les Européens prennent possession de leurs nouvelles colonies, il existe déjà des villes de taille parfois importante, dites pré-coloniales ([Massiah & Tribillon, 1987], [Rochefort, 2000]) ou anciennes [Coquery-Vidrovitch, 1993]. Ces villes vont rapidement être transformées (voire recouvertes) par la main rationalisatrice du colon planificateur. On parle alors d’une politique de tabula rasa aussi bien en Amérique latine [Dureau & alii, 2006] qu’en Afrique [Massiah & Tribillon, 1988]. « Le modèle urbain colonial est un modèle fondateur tant historiquement – une grande part des villes du tiers-monde sont originellement coloniales – que techniquement – l’urbanisme moderne est méthodologiquement issu de l’urbanisme colonial » (Massiah & Tribillon, 1988:19). Pour des raisons militaires dans un premier temps, puis économiques et hygiénistes, les colons vont redessiner la ville avec comme rêve « d’effacer l’histoire antérieure, de la rejeter dans la barbarie » (Massiah & Tribillon, 1988:22). Il s’agit de mettre de l’ordre, de rationaliser. Les plans en damier, facilement repérables dans certaines villes africaines et beaucoup de villes latino-américaines, vont se développer. L’administration, qui se déclare maître du sol, va réorganiser la trame des quartiers au fil du développement de la ville grâce à des « déguerpissements » ou des relocalisations. Une autre des marques fortes du modèle urbain colonial renvoie à la séparation explicite du village indigène et des quartiers européens, avec une éventuelle zone tampon entre les deux. Plusieurs décennies sont passées mais les espaces des villes du Sud restent fortement marqués par cette période. Rappelons ici que « la ville coloniale – son emplacement comme sa localisation – résulte d’une projection extérieure ; la décision qui la créé, est formulée au loin, et s’impose au territoire qui la subit » (Massiah & Tribillon, 1988:37). Il reste que même pendant cette période où la puissance publique tente de planifier et d’organiser, une ville illégale continue d’exister, une ville informelle qui ne respecte pas les règles administratives coloniales. Cette ville n’existe pas aux yeux des colons.

A la veille de l’indépendance dans les pays latino-américains, c’est-à-dire dans la première moitié du XIXe siècle, l’urbanisation y est forte, mais ce n’est pas avant les années 1930 que la croissance urbaine latino-américaine va redémarrer à un rythme soutenu [Dureau & alii, 2006]. Pendant ce temps, les villes occidentales se développent rapidement à l’occasion de la révolution industrielle. L’urbanisation des villes africaines va s’accélérer quant à elle à partir du milieu du XXe siècle, au moment où une partie importante des pays du continent accèdent à l’indépendance. Une relation directe entre les deux n’a pas pu cependant être établie [Dupont & Pumain, 2000]. En un siècle, la population totale de la zone subsaharienne a été multipliée par dix pendant que la population urbaine l’était par cent ! [SAH/DLR, 2000].La croissance des villes aussi bien latino-américaines qu’africaines découle d’un exode rural important (lié en particulier au développement de l’industrie et de l’économie de marché dans ces régions) et d’un taux d’accroissement naturel largement positif... « Souligner que l’arrivée en ville est liée à la recherche d’un meilleur revenu dans un système de plus en plus monétarisé est un truisme » (Chaléard & Dubresson, 1990:283). Diverses conséquences du gonflement des populations dans les villes ne tardent pas alors à se ressentir. Le phénomène étant rapide et les moyens pour l’administration de le prévenir et de le gérer étant faibles, les nouveaux arrivants vont faire exploser la ville planifiée, formelle, en ayant recours à plusieurs stratégies pour accéder à un toit. Au regard d’une intervention publique insuffisante, ce sont les acteurs privés qui vont faire face à la situation en particulier grâce à des opérations de lotissement, légales ou non… Un lotisseur privé peut effectivement décider de ne pas développer les infrastructures imposées par les règlements d’urbanisme et simplement délimiter des espaces et tracer des passages (qui feront office de rues), pour vendre ses parcelles, avec un moindre coût pour lui et à bas prix pour l’acheteur. Ce type de transaction sera plébiscité par beaucoup de lotisseurs pour répondre à une forte demande de la part des ménages de classe inférieure et moyenne inférieure. C’est donc souvent a posteriori que la puissance publique interviendra pour organiser les espaces et parfois construire des infrastructures (de transports, d’enseignement, d’assainissement, d’eau potable, etc.). On parle également d’invasions. Les résidents s’installent sur des terrains dont ils ne sont pas propriétaires faute de mieux. La puissance publique se trouve prise entre des propriétaires et le droit à la propriété d’un côté, et des citadins souvent défavorisés, parfois organisés grâce à des associations ou des ONG et réclamant un droit à la terre de l’autre côté. Ces deux formes informelles d’accès au sol se retrouvent aussi bien dans les villes africaines [Rochefort, 2000] que latino-américaines [Dureau, 2006].

C’est donc l’initiative privée, à titre individuel ou au travers d’entreprises, qui va permettre de faire face à l’afflux de nouveaux citadins. « Alors que l’intervention publique est limitée à de rares procédures de lotissement, accompagnées d’opérations de « déguerpissement » menées sans ménagement vis-à-vis de résidents parfois installés de longue date, la production de l’espace urbain et de l’habitat ouest-africains repose essentiellement sur les acteurs privés » (Plat, 2002:10). C’est dans ce cadre que l’habitat en concession, horizontal et peu dense, va continuer de se développer. « La superficie des mégapoles africaines triple lorsque leur population double » (Le Bris, 1996:150). L’urbanisation horizontale dans la plupart des villes africaines ne doit pas masquer de fortes concentrations dans certains quartiers, qui sont généralement les quartiers anciens. Cette tendance peut également être observée dans la plupart des villes latino-américaines. Les taux de croissance urbaine semblent aujourd’hui stabilisés en Afrique et ont largement décru en Amérique Latine (ils restent positifs dans les deux cas).

Contrairement à l’expansion spatiale des villes occidentales, qui s’est faite relativement aux infrastructures de transports, la dispersion spatiale des villes du Sud se fait sans infrastructures de transports pré-existantes. De cette urbanisation rapide et largement informelle résultent des contrastes étonnants entre espaces urbains contigus. Selon B. Lautier [2003], les villes latino-américaines peuvent se comprendre en termes de peau de léopard : des tâches de modernité (branchées sur la circulation mondiale) sont réparties sur une peau à l’écart du mouvement. Et il n’est pas rare de voir se côtoyer dans les villes du Sud bidons-villes et buildings modernes et luxueux [Diomande, 2001]. Les activités, les services et les lieux de décisions politiques se concentrent alors dans certains quartiers (souvent centraux) tandis que d’autres espaces de la ville, purement résidentiels, en sont absolument dépourvus.

Les transformations urbaines que nous venons de présenter, au Nord puis au Sud, reposent la question de ce qu’est la ville. Longtemps celle-ci a été définie par opposition avec la campagne. Cette opposition permet-elle encore aujourd’hui d’enrichir la vision que l’on peut avoir de la ville ?