4. L’opposition ville/campagne dénaturée

« Au-delà de la valeur pratique, il importe de comprendre la portée symbolique du
geste de la démolition du mur de séparation. Le mythe dualiste de la ville et
de la campagne est-il remis en question ? Si oui, pourquoi et avec quelles
conséquences sur les formes urbaines ? »
(Rémy, 1998:245).

Le premier urbaniste à traiter de l’opposition entre villes et campagnes est l’urbaniste espagnol H. Cerda [1867]. Il s’est intéressé tout particulièrement aux noyaux de construction hors du centre de l’urbe 2, qu’il appelle les suburbies 3. Ceux-ci se situent au-delà des remparts des villes, donc n’en font pas partie en tant que tels. Leur formation peut s’expliquer selon H. Cerda par plusieurs phénomènes de nature différente. Il peut s’agir de l’attraction de la voirie, d’une activité industrielle, de raisons administratives, ou encore du processus d’expansion (c’est ce processus qui sera la base du modèle de E.W. Burgess). Dans le dernier cas, la formation du suburbie a pour origine une densité trop forte caractérisant l’urbe, générant parmi ses habitants un désir de fuite. Quelles que soient les raisons qui ont présidé à leur formation, les suburbies sont perçus comme des parasites, ils ne sont ni ville (car au-delà des remparts), ni campagne (car en relation forte avec l’urbe dont ils dépendent). Dès le XIXe siècle, cette opposition entre villes et campagnes ne correspond donc pas vraiment aux réalités urbaines. Il s’agit plutôt d’une opposition idéologique renvoyant à ce que les urbanistes maîtrisent ou non.

Les sociologues de l’école de Chicago appréhendent également la ville par opposition à la campagne dans les débuts du XXe siècle. Elle est considérée comme une forme originale et instable de liaison entre la société et l’espace. Phénomène global, elle est une « forme spécifique d’association humaine » (Wirth, 1938:254) et s’oppose directement au village. La ville est définie comme «  un établissement relativement important, dense et permanent d’individus socialement hétérogènes » (Wirth, 1938:258). La campagne serait alors un établissement relativement faible, peu dense, et permanent d’individus socialement homogènes. Cette opposition est structurante pour les sociologues de Chicago dans leur quête de compréhension de la ville. Au sein de la même équipe de recherche, E.W. Burgess [1925] décrit clairement le processus dit d’expansion à travers la succession 4. Il existe parallèlement un mouvement résidentiel centrifuge caractérisant les ménages au fil de leur intégration dans la ville. La zone IV (périphérique) est décrite par le chercheur comme la « terre promise » (Burgess, 1925:140). C’est en fait précisément cette expansion spatiale qui remet en cause l’opposition idéelle ville/campagne.

A quoi renvoie la périphérie dans sa forme étalée ? Celle qui rime avec la maison individuelle et l’usage de moyens de transport individuels tels que l’automobile concerne presque tous les pays occidentaux et se développe maintenant dans d’autres contextes. Si villes et campagnes semblaient s’opposer, elles paraissent se réunir dans l’aventure pavillonnaire. « C’est une constatation banale, dans nos sociétés technicistes, que de constater l’effacement du couple ville-campagne, le passage à une urbanisation généralisée ou à ce composé rural-urbain qu’on appelle parfois rurbanisation » (Roncayolo, 1997:28-29). Ce sont les communes rurales qui accueillent l’essentiel de la croissance urbaine. Ceci s’explique en premier lieu par la volonté des gens d’accéder à ce type d’habitat et de mode de vie (symbiotique de l’urbain et du rural…) [Vieillard-Baron, 1999]. Mais le périurbain est-il vraiment une fuite de la ville, tel que l’abordent les sociologues de Chicago et H. Cerda, ou un retour aux origines, à la famille, bref, ce qui caractérisait la vie il y a quelques décennies [Estèbe, 2004] ? L’étalement urbain résulte de plusieurs tendances parmi lesquelles le besoin de desserrement, la croissance du nombre de ménages, et le développement urbain (expansion du territoire dans un contexte de refus de l’urbanisme des grands ensembles). Ce type d’aménagement est mal-aimé en partie de par sa composante irrationnelle : la puissance publique y a été relativement absente et les acteurs principaux sont plutôt les sociétés immobilières et les citadins (sphère privée élargie). Quelle est alors la place de l’individu dans les grandes villes contemporaines ? P. Estèbe [2004] note la grande difficulté des spécialistes universitaires et des politiques à comprendre et accepter les pratiques d’autonomie populaire et leur impact sur la morphologie urbaine.

J. Rémy reprend le débat sur l’opposition ville/campagne, qu’il réinterprète selon un principe simple : il n’y a pas, ou plus, de délimitations dans les relations sociales urbaines et rurales. Ceci marque le divorce ou plutôt la redéfinition du rapport entre l’espace et les individus. Si la dialectique dualiste et idéelle ville/campagne apparaît désuète pour rendre compte des situations urbaines, une autre opposition fait sens aux yeux du chercheur belge, celle qui existe entre des situations urbanisées et non urbanisées (chacune pouvant exister aussi bien en ville ou à la campagne) [Remy & Voyé, 1992]. L’urbanisation renvoie selon lui à une évolution du rapport qu’entretiennent les citadins avec l’espace. Dans une situation urbanisée, une grande maîtrise des espaces se décline avec une certaine liberté (qui renvoie d’ailleurs à une notion d’individuation). La spécialisation fonctionnelle des espaces urbains contemporains en est une des caractéristiques. A l’inverse, les individus se replient dans l’espace et sont moins mobiles dans une situation non-urbanisée.

Cette réinterprétation du couple ville/campagne en termes de situation urbanisée/non-urbanisée est riche de sens, elle permet de mieux comprendre la réalité des villes occidentales contemporaines et offre à repenser les réalités urbaines à l’aune des modes de vie des citadins. Au travers de leur diversité, les relations entretenues par les citadins avec la ville sont questionnées dans une dialectique distance/proximité. L’effort théorique de J. Rémy et L. Voyé marque également leur volonté de passer, dans les réflexions, des formes et configurations urbaines aux modes de vie et formes d’appropriation de l’espace par les citadins, une volonté à laquelle nous nous associons. En quoi et comment les modes de vie des citadins se sont alors transformés au fil des reconfigurations spatiales métropolitaines ?

Notes
2.

Le terme urbe est préféré par cet auteur au terme cité pour désigner l’espace urbanisé. Ce choix sémantique a pour but de dépasser la connotation politique pour une approche plus sociale.

3.

par décomposition, le terme « suburbies » signifie au-delà de l’urbe, au-delà de la ville.

4.

« tendance de chaque zone à étendre son territoire sur la zone immédiatement périphérique » (Burgess, 1925:136).