2. Les modes de vie, une approche individuelle

Si les modes de vie métropolitains nécessitent d’être étudiés plus précisément, il est important d’abord de préciser à quoi cette notion fait référence. Dans une acception générale d’abord, « la notion de mode de vie inclut non seulement les pratiques de consommation, mais aussi les formes de sociabilité et les emplois du temps libre » (Boudon, 2000:348). La première remarque que nous pouvons faire ici est que les modes de vie dépendront manifestement des sociétés dans lesquelles les individus considérés habitent. Les achats par exemple ne se font pas dans les mêmes types de lieu et ne répondent pas aux mêmes besoins selon que l’on se situe en Afrique, en Amérique Latine, en Europe ou en Amérique du Nord… Il en est de même des réseaux de sociabilité, qui tiennent une place différente selon les contextes considérés. Cette diversité des modes de vie entre sociétés urbaines se voit ensuite relayée par une forte diversité intra-urbaine. Une seconde définition, proposée par V. Kaufmann, permet de nous en rendre compte : les modes de vie sont selon lui le « reflet des aspirations des personnes et des contraintes de la vie quotidienne » (Kaufmann, 1999:10). La tension entre désirs et contraintes à laquelle il est fait référence ici se retrouve fréquemment dans la littérature sur les modes de vie. Dans La société des individus, Norbert Elias [1991] aborde l’individu à travers l’intériorisation des contraintes et la différenciation. Pour cet auteur, la ville est un cadre qui lie les individus les uns aux autres. Si la métropole peut être considérée de prime abord comme un espace de liberté, « je suis mille possibles en moi, mais je ne puis me résigner à n’en vouloir être qu’un seul » (Gide cité dans Paquot (1996:16)), ces libertés sont largement bornées par un panel de contraintes parmi lesquels des contraintes corporelles, spatiotemporelles et socio-politiques [Di Méo, 1999]. Celles-ci fonctionnent comme des « frontières (…) qui limitent les conduites dans l’espace-temps » (Giddens, 1987:164). T. Hägerstrand [1975] insiste beaucoup sur les limites imposées par la nature même du corps humain et sur les contextes physiques dans lesquels se déroulent les activités au quotidien. Il évoque certains principes à la base du mouvement humain dans l’espace-temps : le corps est indivisible et ne possède pas le don d’ubiquité, deux corps ne peuvent occuper le même espace à un moment donné, etc. Ces contraintes physiques cadrent l’action humaine, mais ne sont pas à la source même des différenciations interindividuelles. C’est pourtant bien au sein de la dialectique entre désirs et contraintes qu’elles vont prendre corps. Les préférences d’un individu et les limites qui les bornent dépendent en effet de son âge, son genre, son statut, son niveau d’éducation, son histoire personnelle, la composition du ménage auquel il appartient, etc. Des contraintes d’ordre économique viennent compléter le tableau.

Les comportements des citadins peuvent finalement être appréhendés comme des arbitrages sous contraintes [Kaufmann & Flamm, 2002]. La place centrale de l’individu dans la réflexion sur les modes de vie se retrouve dans la définition donnée par I. Salomon (1980:15) : « a pattern of behavior which conforms to the orientation an individual has to the roles of family member, worker and consumer of leisure and to the constrained resources available ». L’interdépendance entre les modes de vie et les positions sociales est mise en avant et ne saurait être négligée [Scheiner & Kasper, 2003]. Dans la littérature se trouvent d’ailleurs rassemblées diverses monographies et autres études sectorielles concernant les étudiants ([RATP, 2002], [Rackelboom, 2001]), les actifs [Wenglenski, 2002] ou les retraités ([Pochet, 1995], [Bussière & Thouez, 2002]). Les rôles sociaux, sur lesquels insistent S. et P. Hanson [1981], ainsi que les différenciations hommes/femmes ([Spain, 1993], [Root & Schintler, 1999]), seront au cœur de notre travail de thèse. Une réflexion sur les modes de vie nécessite finalement de rentrer à l’intérieur de la ville pour pointer les différences entre citadins, rentrer dans les quartiers pour y éclairer les particularités, rentrer dans les ménages pour souligner les différences entre les membres du ménage.

Des comportements et activités divers, qu’ils se déroulent à l’intérieur ou à l’extérieur du logement, sont mobilisés dans l’approche des modes de vie. Nous souhaitons cependant les aborder avec l’objectif d’éclairer la relation entre les citadins et leur ville. Le fait de rester dans son logement pendant toute la journée a un sens en termes de pratique de l’espace (ou en l’occurrence de non-pratique), mais les occupations des individus au sein de leur logement pendant cette journée ne rentre pas dans le cadre de notre réflexion. Nos efforts se concentrent sur une dimension seulement des modes de vie, à savoir la dimension spatialisée. Ce même type d’approche a été choisi par V. Kaufmann, C. Jemelin et J.-M. Guidez [2001] dans leur recherche sur l’automobile et les modes de vie. La richesse potentielle de cette approche tient au fait que les espaces urbains ne sont pas considérés comme de simples supports. L’espace métropolitain n’est jamais isotrope. Les choix quotidiens des citadins portent sur leurs activités, leurs mobilités mais également sur les espaces qu’ils vont pratiquer. L’articulation des activités et des espaces par les citadins renvoie finalement à la mobilité quotidienne, qui apparaît comme une entrée pertinente des modes de vie urbains. Lorsque V. Kaufmann [1999] en définit trois idéaux-types : citadin, californien et métropolitain, il rend compte de la diversité des types de mobilité des citadins comme révélateur de la manière de vivre en ville, de vivre la ville.