II. La mobilité quotidienne, un outil d’analyse des dynamiques spatiales quotidiennes

A. Les acceptions usuelles de la mobilité urbaine

En présentant les transformations typiques des métropoles, nous avons insisté sur le rôle-clé joué par la mobilité. Le mouvement fait partie intégrante des sociétés contemporaines, mais de quels mouvements, de quelles mobilités parle-t-on ? Aujourd'hui, les biens, les informations, les capitaux et les personnes circulent constamment, les résidents et les emplois se délocalisent et se relocalisent. Nous n’étudierons pourtant que la mobilité des personnes. L’ère du mouvement, dans laquelle nous vivons aujourd’hui, doit son existence à une grande révolution technique. Dans ce contexte, les habitudes ont fortement évolué, tout particulièrement celles des citadins. Un nouveau rapport au temps et à l’espace caractérise alors les modes de vie contemporains. La barrière de la distance par exemple a été partiellement levée, re-questionnant par là-même la relation au lointain. Etudier la mobilité des personnes est donc une manière d’étudier les nouvelles manières de vivre des individus dans leur société en mouvement.

D’un point de vue général tout d’abord, la mobilité, le mobilier et la mobilisation ont une racine commune [Bourdin, 2002]. Des liens existent ainsi entre la mobilité et l’idée d’un aménagement de l’espace par ses usagers, d’une appropriation. Le regroupement de plusieurs individus dans un projet collectif semble également y être associé. On parle généralement de mobilité dans une acception soit spatiale, soit sociale. La seconde ne sera pas abordée dans cette recherche. Si la mobilité sociale peut être liée à la mobilité spatiale, elle ne l’est qu’indirectement et l’étude de ce lien ne fait pas partie de nos ambitions. La mobilité spatiale concerne quant à elle des mouvements différents selon la récurrence et l’échelle spatiale considérées. La mobilité résidentielle renvoie par exemple à la dynamique migratoire des personnes, à l’ensemble des lieux de résidence, des fréquences et motifs de déménagement, etc. Nous ne nous situerons pas à ce niveau. Dans la mesure où nous cherchons à rendre compte des modes de vie urbains et des relations entretenues par les citadins avec leur ville au quotidien, nous concentrerons notre attention sur la mobilité dite quotidienne.

La mobilité quotidienne résulte dans un premier temps de la mobilité résidentielle, qui s’inscrit dans des temporalités plus grandes. Pour chaque citadin en effet, le point de départ de ses déplacements quotidiens est son logement, et ce logement est le point final (figé au moment de l’étude) de ses migrations résidentielles. L’étude des mobilité résidentielle est riche de sens, mais ne fait pas partie de notre cadre de recherche centré sur les modes de vie, donc sur les activités et mobilités quotidiennes. La localisation résidentielle, point d’appui à partir duquel les mobilités se déploient, doit être comprise comme une étape figée d’une dynamique ancienne. Et c’est à partir de ce logement que les habitudes vont se prendre. Déjà évoqués dans les définitions des modes de vie, le quotidien et l’habitude tiennent une place de premier ordre dans notre approche. « Je crois l’humanité plus qu’à moitié ensevelie dans le quotidien » (Braudel, 1985:13). Le quotidien contient selon F. Braudel [1985] un riche passé et s’exprime en petits riens qui prennent tout leur sens lorsqu’ils sont combinés. En ce sens, l’auteur souligne les habitudes incorporées, témoins du passé de par les expériences acquises par les acteurs.Le vécu, au travers d’un échange avec la société au sens large, vient donner une essence à des comportements routiniers5 qui peuvent paraître a priori vides de sens.

Ensemble des déplacements réalisés à l’intérieur d’une journée, la mobilité quotidienne articule les activités hors domicile, les lieux qui y sont associés et les modes de transport utilisés. Elle n’est pas uniquement une demande dérivée de l’accomplissement d’une série d’occupations mais résulte également des possibilités qu’a chacun de se mouvoir [Orfeuil, 1999]. Ce qui signifie que « l’antécédence des places sur le déplacement », pour reprendre les termes de G. Amar (1993:4) n’est pas toujours vérifiée. On sait par exemple que pour un certain nombre de citadins, le choix de lieu de résidence, mais également celui du lieu de travail ou d’étude va reposer entre autres critères sur les conditions de mobilité vers ces espaces. Les détours ou haltes au sein même d’un déplacement [Amar, 1993] représentent un autre exemple pour lequel l’antécédence des places sur le déplacement est remise en cause. L’objectif de cette réflexion est de replacer la mobilité quotidienne au cœur de l’action individuelle, ce qui justifie son étude pour une approche des modes de vie.

Telle que décrite précédemment, la mobilité quotidienne apparaît comme le liant dans l’espace et dans le temps des activités réalisées à l’intérieur d’une journée. Elle permet donc d’appréhender le rapport spécifique au temps et à l’espace de chaque citadin. La mobilité, au travers des déplacements, révèle avant tout des mouvements dans l’espace : du point A vers le point B, puis du point B vers le point C avant un retour au point A. La mobilité quotidienne est une riche entrée pour aborder le rapport à l’espace des citadins. Nous avons déjà évoqué la transition urbaine de M. Wiel [1999] au rang des grandes évolutions urbaines du XXe siècle. L’auteur insiste, pour la décrire, sur la recomposition des espaces urbains par la mobilité facilitée. Lorsque les conditions de mobilité d’un grand nombre de citadins changent, ce sont leurs pratiques de l’espace qui se transforment, puis les espaces urbains eux-mêmes. La mobilité quotidienne est finalement ce qui relie les espaces les uns aux autres, ce qui les articule pour leur donner sens et donner vie à la ville entière. Le rapport au temps nécessite quant à lui quelques approfondissements. Il évolue tout d’abord dans sa signification selon les contextes et les individus considérés. « The priority given in mobility in contemporary societies is deeply embedded in the process of capitalist development, where the concept of time as a value is increasingly relevant » (Vasconcellos, 2001:54). Dans les métropoles contemporaines, le temps est central dans l’organisation et le fonctionnement du système productif [Klein, 2005], et dans les choix de comportements des citadins. « L’avènement du périurbain consacre la primauté de l’espace-temps sur l’espace-distance » (Kaufmann & alii, 2001:17). La valeur que chaque citadin accorde au temps est en fait directement associée à son mode de vie. Les économistes parlent alors de la valeur du temps pour rendre compte du prix que chacun est prêt à mettre pour gagner du temps (en particulier dans les transports). Un étudiant, peu occupé par ses cours, préfèrera sans doute mettre plus de temps et moins d’argent dans ses déplacements qu’un cadre supérieur. Ces quelques mots sur la valeur du temps ont juste vocation ici à rendre compte de la contrainte temporelle, dont l’importance varie selon les populations (et les sociétés).

L’étude de la mobilité quotidienne est une étude des déplacements effectivement réalisés par les individus en question. Elle renseigne sur l’accès des personnes aux activités, qu’il faut bien distinguer de l’accessibilité. L’accessibilité est avant tout une qualité urbaine [Amar, 1993], elle suppose en ce sens une maximisation des opportunités pour les citadins, une liberté dans leurs choix d’activités. « L’accessibilité caractérise des lieux. Elle est donc une des conditions de la mobilité » (Rémy, 1996:138). Les aménagements urbains peuvent alors avoir pour vocation d’améliorer l’accessibilité d’une territoire à un autre. Ils sont nécessaires mais jamais suffisants à la génération d’un déplacement. Car du point de vue de l’individu, l’accessibilité n’est qu’une condition nécessaire du déplacement effectif. Pour aller en un lieu, il faut certes que ce lieu soit accessible, mais ce qui fait que le déplacement se déroulera ou non, c’est la décision de l’individu. A. Begag [1991] le souligne en évoquant le repli de certaines populations de Vaulx-en-Velin, alors même que de nombreux espaces de Lyon/Villeurbanne leur sont accessibles. La décision est le résultat de la rencontre des désirs avec le champ des activités possibles délimitées par leur caractère accessible. Il faut donc bien faire la différence entre accès effectif et accessibilité. Notre étude de la mobilité quotidienne est une étude des accès effectifs et ces accès sont directement associés à des modes de transports, dont l’usage a permis le déplacement.

Notes
5.

Pour A. Giddens, la routinisation renvoie à des « styles coutumiers et des formes de conduite usuelles qui servent d’appui à un sentiment de sécurité ontologique qui, en retour, favorise ces styles et ces formes de conduite » (Giddens, 1984:443).