A. La ségrégation résidentielle

Les premiers travaux sur la spécialisation sociale des espaces urbains ont été réalisés par des sociologues de l’Ecole de Chicago au début du XXe siècle. Au travers du modèle de Burgess [1925] et à la lumière de plusieurs recherches empiriques, le processus d’invasion-succession est mis en lumière (voir le recueil de Y. Grafmeyer et I. Joseph [1979], rassemblant de nombreuses contributions, et l’ouvrage référence de L. Wirth [1928]). Au fil de l’intégration dans la ville de Chicago et selon le groupe social d’appartenance (selon les origines en particulier), les citadins occupent des zones spécifiques de l’espace urbain en décrivant un parcours résidentiel centrifuge. Leurs activités se concentrent également en des lieux spécifiques et offrent une première image de ce qui sera plus tard appelé l’entre-soi. Ces premières descriptions des configurations sociales de l’espace urbain seront dans les années qui suivent largement discutées, précisées, modifiées [Madoré, 2005]. Le terme ségrégation ne se retrouve pas ou peu dans ces recherches pionnières, ni même dans le travail de M. Halbwachs quelques années plus tard [Roncayolo, 1994]. Les premiers usages du terme ségrégation apparaissent au milieu du XXème siècle et reposent sur l’idée d’intentionnalité, sur la volonté d’un groupe dominant de mettre à l’écart un groupe dominé (et minoritaire) [Brun, 1994]. Cette approche de la ségrégation correspondait alors aux ghettos juifs dans les villes européennes ou aux ghettos ethniques des villes nord-américaines [Madoré, 2005]. La mise à l’écart dont il s’agit concerne les lieux de résidence mais également les activités et plus généralement les espaces du quotidien. L’idée de pratiques volontaires se retrouve dans l’étymologie du mot puisque ségrégation vient du latin segregare et signifie : « séparer du troupeau », « mettre à part, isoler, éloigner».

C’est à partir des années 70 que les études portant sur la ségrégation se concentrent sur les localisations résidentielles. En parallèle, l’usage de ce mot s’étend pour embrasser une grande variété des spécialisations sociales dans les espaces résidentiels. Alors que la ségrégation concernait hier des situations urbaines extrêmes, elle rencontre la nuance. La notion d’intentionnalité, que les premiers usages du mot suggéraient, est largement reconsidérée. Le point de départ des processus ségrégatifs se trouve dans la préférence de certains quartiers et l’évitement de certains autres dans les choix de localisation résidentielle des ménages. Cette valorisation/dévalorisation des quartiers de la ville dépend en particulier (mais pas seulement) de la population qui y vit déjà. Les citadins, selon leurs préférences, leurs contraintes et les choix qui en résultent, sont à la source des dynamiques ségrégatives. T. Schelling [1980] évoque parallèlement la ségrégation résultant de l’effet des inégalités produites par la différenciation sociale, ce qui renvoie à la variabilité des contraintes pesant sur chacun. On retrouve dans cette approche l’idée d’un processus, sans cesse renouvelé. Pris à un moment donné de l’histoire de la ville, ce processus va donner lieu à un état, une image figée de la spécialisation sociale des espaces urbains, qui par extension porte le même nom de ségrégation.

Si le phénomène est décrit principalement comme étant d’ordre économique et politique par les lectures marxistes [Castells, 1972], on lui reconnaît aujourd’hui des dimensions plus diversifiées. « La ségrégation résidentielle peut se définir, de façon générale, comme le degré de proximité spatiale ou de concentration territoriale des familles appartenant à un même groupe social, que celui-ci soit défini en termes d’ethnie, d’âge, de préférence religieuse, ou de niveau socio-économique» (Sabatini, Cáceres & Cerda, 2001, cités dans Dureau, 2006:310). La ségrégation résidentielle recouvre donc plusieurs phénomènes, plus ou moins distincts : la ségrégation économique ou sociale (répartition par catégorie socio-professionnelle des actifs), ethnique (surtout en Amérique du Nord) et démographique (répartition par âge et par structure démographique des ménages) [Rhein, 2005]. Nombre de travaux monographiques utilisant les principes de l’écologie factorielle ont confirmé ces trois dimensions comme fortement explicatives des réalités urbaines contemporaines.

L’expression spatiale des phénomènes ségrégatifs est de plusieurs ordres. On peut évoquer dans un premier temps la notion d’entre-soi. Cette notion évoquée en particulier par M.-C. Jaillet ou encore Y. Grafmeyer souligne la propension des citadins à se regrouper dans des quartiers selon différents traits communs : ils cherchent à rester entre eux. C’est le cas par exemple des populations les plus riches, parfois rassemblées dans des quartiers parmi les plus homogènes socialement [Jaillet, 1998]. « (…) l’appropriation de l’espace est marquée de plus en plus par le marché foncier et immobilier, ce qui facilite des substitutions résidentielles et le regroupement des plus forts » (Rémy, 1996:148). Le repli sur soi peut également être plébiscité par certains groupes sociaux (ou ethniques), car ils le perçoivent comme un moyen de faciliter l’insertion des nouveaux arrivants et de maintenir leur capital social. « Les groupes sociaux tendent à être isolés spatialement pour des raisons économiques, mais aussi parce qu’ils ont tendance à se replier sur eux-même pour défendre, maintenir et promouvoir leur identité culturelle » (Bassand, 1997:157). Dans un second temps, qui renvoie à une perspective opposée, il est parfois fait état d’une ségrégation « par le bas ». Certains quartiers, souffrant généralement d’une image négative, concentrent des populations défavorisées. On remarque alors que les habitants de ces quartiers attendent d’avoir les moyens pour les quitter au plus vite. Restent alors les populations les plus démunies, sans cesse renouvelées par de nouvelles arrivées.

La ségrégation résidentielle recouvre donc des dimensions différentes (sociale, économique, démographique et ethnique), et se manifeste par des processus spatiaux variables (regroupements, choisis ou subis, exclusion…). Le dénominateur commun, qui donne un contenu au mot ségrégation au-delà de cette diversité de situations, c’est qu’il s’agit d’un processus sans cesse renouvelé de spécialisation sociale des espaces, plus ou moins marqué, mais rarement voire jamais total. Aucun espace n’est en effet socialement homogène du point de vue de sa population résidente, tout au moins aujourd’hui. La diversité des situations recouvertes nécessite enfin de se démarquer des connotations négatives trop systématiquement associées à la notion de ségrégation [Brun, 1994]. Il serait bon en ce sens de garder à l’esprit l’idée que la ségrégation a toujours existé, dès lors que les villes elles-mêmes ont existé. Si les dynamiques ségrégatives n’étaient certainement pas les mêmes hier qu’aujourd’hui, l’idée d’un processus naturel, instinctif de la part de la population humaine est pertinente à nos yeux. C’est également ce que suggère la volonté qu’ont certains spécialistes urbains d’utiliser pour leurs approches de la ségrégation les outils théoriques de l’éthologie [Cosnier, 2001].