B. La ségrégation urbaine, des espaces résidentiels aux espaces du quotidien

La prise en compte contemporaine de la ségrégation résidentielle est donc multidimensionnelle. Que les approches privilégient les dimensions économiques, sociologiques, démographiques ou ethniques, elles suggèrent la diversité des approches possibles du phénomène, au sein duquel le citadin joue un rôle de premier ordre. Appréhendé par son âge, son genre, son appartenance ethnique, ses revenus, son niveau d’éducation, sa catégorie socioprofessionnelle et bien sûr le ménage d’appartenance (localisation, équipement en moyens de transport, structure du ménage, etc.), l’individu est bien au cœur des dynamiques ségrégatives. L’association fréquemment réalisée entre ségrégation urbaine et ségrégation résidentielle a pourtant pour corollaire de centrer l’analyse sur les ménages plutôt que sur les individus. La relation des citadins à l’altérité, qui est ouvertement questionnée par les analyses de la ségrégation, a pourtant toutes les chances d’être différente pour les individus d’un même ménage. Si ces derniers résident tous dans un même lieu, ils n’ont certainement pas la même manière de l’ « habiter ». Au sein même de la maison, J. Viard [1994] souligne l’appropriation et l’usage différent des pièces par chacun des membres du ménage, qui se reconstruisent « une maison à l’intérieur de la maison » (op. cit.:52). Les interactions qui s’y déroulent dans une journée typique diffèrent alors dans le temps et selon les pièces [Giddens, 1987]. Dans cette même idée, D. Spain [1993] rappelle les pratiques architecturales vernaculaires reproduisant une séparation entre hommes et femmes au sein même des logements. Ces différenciations interindividuelles se retrouvent plus nettement encore dans la manière qu’ont les citadins d’ « habiter » les espaces de la ville.

Les recherches sur la ségrégation urbaine dont le point d’entrée est le lieu de résidence s’appuient en effet sur une acception épurée de l’ « habiter ». On n’habite pas uniquement son logement, mais également son quartier, sa ville. En géographie sociale, ce terme offre à repenser la relation de l’individu à son environnement, bien au-delà de son logement. « L’habiter est (…) le rapport à l’espace exprimé par les pratiques des individus » (Stock, 2004:3). Au travers de l’inscription du citadin dans l’espace et dans le temps, une différence se fait entre les espaces où il se sent chez lui et les autres espaces. L’appropriation à laquelle il est fait référence s’inscrit alors dans l’habitude et la récursivité des pratiques routinières [Stock, 2005]. Ces quelques remarques invitent finalement à repenser la ségrégation urbaine au sein de la dynamique quotidienne des individus. « Les analyses menées au niveau de certains quartiers montrent la nécessité de sortir de l’approche classique qui ne considère la ségrégation qu’à travers la seule résidence des citadins ; il convient, au contraire, de privilégier une approche prenant en compte les diverses pratiques spatiales et usages de la ville par les différentes catégories de population » (Dureau et alii, 2000:254-255). E. Preteceille [2004] va également dans ce sens en prônant l’analyse de l’existence ou de l’absence d’interactions interindividuelles.

Les reconfigurations urbaines contemporaines, au sein desquelles les mobilités spatiales quotidiennes s’affirment, justifient notre volonté d’une appréhension des ségrégations qui dépasse les localisations résidentielles. Pour V. Kaufmann (1999:20), « la ville contemporaine, fragmentée, est constituée de mondes dont les habitants ne se rencontrent que peu, du fait d’une collision des vitesses et des sphères de la vie quotidienne ». C’est par l’étude des coprésences et de l’imperméabilité des espaces de vie que la séparation des citadins les uns des autres se révèle. En d’autres termes, la mobilité quotidienne nécessite d’être appréhendée dans ce type de recherche, qu’elle joue en faveur d’une accentuation ou d’une limitation des situations de ségrégation urbaine. Des travaux portent fréquemment sur la ségrégation résidentielle [Brun & Rhun, 1994], scolaire ([RATP, 2002] et [Mingat, 1994])ou professionnelle [Wenglenski, 2002], quelques-uns abordent le rapport à l’altérité supposé par l’usage de certains espaces urbains ([Schnell & Yoav, 2001] et [Scheiner & Kasper, 2003]) ou de certains modes de transports ([Dupuy, 1999] et [Urry, 2004]), mais les études globales permettant de dresser un panorama des situations de ségrégation urbaine manquent. R. Boudon définit la ségrégation en ces termes : « mécanismes subtils, où des comportements individuels s’accumulent pour aboutir à une ségrégation de facto, dans le logement ou l’éducation (…) » (Boudon, 2000:475). Il souligne l’importance de l’individu dans l’approche, et ouvre sur des perspectives possibles concernant le logement et diverses activités des citadins. Au travers de la ségrégation urbaine, telle que nous souhaitons l’aborder, nous visons une approche intégrée (que l’approche de la mobilité individuelle quotidienne permet), de l’ensemble des activités et des espaces pratiqués.

Nous évoquions précédemment au niveau de l’habitat le regroupement des populations défavorisées dans certains quartiers des villes. Si les processus par lesquels ce type de quartier se constitue et se renouvelle méritent l’attention de la communauté scientifique, les conséquences sociales de ce type de regroupement résidentiel, fruits des comportements quotidiennes des citadins en question, ne peuvent être appréhendées que par une étude plus précise de leurs habitudes de mobilités et de leurs activités. Les territoires de l’exclusion, présentés comme des « bouts de ville, des quartiers, où la concentration de population en voie de désinsertion économique et sociale est si marquée qu’en quelque sorte elle les spécialise » (Jaillet, 1994:24), ne permettent pas de rendre compte de la diversité des situations et des réalités socio-économiques des populations qui y vivent. « Il nous semble qu’il y a sous-estimation du rôle des espaces et des lieux de vie dans le vécu et dans le processus individuel de l’exclusion » (Mathieu, 1997:6). Les espaces résidentiels ne suffisent pas pour décrire les situations d’exclusion sociale de certaines populations et doivent être considérés en complément des espaces de vie, permettant une meilleure description de l’ « isolement social » des citadins défavorisés [Orfeuil, 1999].

« Social exclusion refers to constraints that prevent people from participating adequately in society, including education, employment, public services and activities. Inadequate transport sometimes contributes to social exclusion (…) » (Litman, 2003:1). Cette définition de l’exclusion sociale ouvre la réflexion sur des dimensions qui dépassent une simple approche économique basée sur les différentiels de revenus entre ménages [Church & alii, 2000]. « It seems clear that in principle social exclusion can occur between groups that are not significantly distinguished from one another economically » (Barry, 1998:1). Si l’exclusion sociale concerne généralement des populations pauvres, elle rend compte de situations sociales extrêmes au sein desquelles la pauvreté n’est qu’une caractéristique parmi d’autres. Ces situations peuvent être mieux comprises en prenant en compte les transports et la mobilité [Church & alii, 2000]. Les facteurs limitant la mobilité des citadins en situation d’exclusion sociale peuvent alors être liés à l’individu lui-même (handicaps divers ou faiblesse des revenus), à son quartier d’habitation (faible équipement et éloignement des services et des activités, effets de coupure du reste de la ville), et plus généralement à l’organisation spatiale de la ville (réseaux de transports, accessibilité automobile, localisation des activités et services, etc.). Parce que les activités, les emplois, ou encore les services ne sont pas distribués de façon homogène dans les espaces urbains, parce que les distances sont parfois importantes pour pouvoir y accéder, la capacité variable de maîtrise de l’espace et du temps est une entrée fondamentale de la problématique de l’exclusion. Si l’on se place alors du point de vue de l’individu, sa réalité sociale se décline par une exclusion spatiale (citadins exclus de divers espaces de la ville) et par une exclusion modale (citadins exclus de certains modes de transports). A ce niveau, les effets sociaux de la transition urbaine décrite M. Wiel [1999] et tout spécialement ceux de la dépendance automobile ([Dupuy, 1999], [Beckmann, 2001] et [Urry, 2004]) méritent d’être abordés. L’exclusion sociale représente finalement une des situations d’isolement social parmi d’autres moins souvent étudiées [Barry, 1998], et ce sont précisément ces manières très variables de vivre la ville que nous souhaitons décrire, pour une description de la ségrégation dans ses dynamiques quotidiennes.