2. Une approche comparée de la ségrégation urbaine

En choisissant les villes de Lyon, Montréal, Puebla et Niamey, nous avons opté pour un échantillon pour le moins diversifié. Ces villes sont différentes les unes des autres par leur forme urbaine, leurs contextes économique, culturel, démographique ou politique. Tous ont une influence plus ou moins directe sur les relations entretenues par les citadins avec leur ville. Pourquoi donc avoir fait ce choix et quel sens a-t-il ?

Nous avons évoqué dans la partie précédente l’importance du contexte (en particulier culturel) et les précautions qui devaient être associées à sa prise en compte pour la réussite d’une comparaison internationale. En questionnant la ségrégation urbaine sur la base de la relation entretenue par chaque citadin avec la ville, nous plaçons les modes de vie au cœur même de la problématique. De ce point de vue, les composantes culturelles ne peuvent évidemment pas être ignorées, ce qui nous a poussé à une approche des contextes urbains sous forme d’études de cas. Cela renvoie dans les grandes lignes à l’approche sociétale décrite dans la partie précédente. « Une série d’études nationales peut (…) constituer implicitement une comparaison, si les auteurs s’efforcent de répondre à la même problématique et de situer leurs analyses dans un même canevas conceptuel » (Dogan & Pelassy, 1980:10). La comparabilité des quatre villes doit ainsi être questionnée relativement à la possibilité de construire une problématique commune, recouvrant le cadre conceptuel et les questions de recherche. C’est le cas de notre réflexion, qui peut être appliquée à tous les contextes métropolitains contemporains. « A Dakar comme à Paris, à Alger comme à Bruxelles, les contraintes du marché du travail et du marché immobilier, les accidents et les aspirations des parcours résidentiels, les affinités et les répulsions de voisinages sociaux pèsent lourdement sur les manières de se situer dans la ville et d’en faire usage » (Souami, 2003). L’étalement spatial, la forte hétérogénéité sociale entre individus et la coprésence au sein des aires urbaines de différents modes de transports, supposant chacun un rapport spécifique à la ville, représentent la base à partir de laquelle notre réflexion s’articule.

En abordant le sujet de la ségrégation urbaine, nous faisons face à une réalité qui concerne toutes les grandes villes de la planète, sous des formes et à des degrés divers. La première raison qui justifie notre choix d’une comparaison internationale est donc sans doute la plus simple : si toutes les métropoles contemporaines sont touchées par un même phénomène, il semble enrichissant de pouvoir faire une comparaison et pointer alors les spécificités liées à chaque contexte et les tendances fortes communes aux différentes villes. « Si la ségrégation sociale continue de préoccuper nombre de chercheurs travaillant sur la ville, on ne dispose pas véritablement jusqu’à présent de tentatives globales visant à comparer les aspects et les mécanismes de la ségrégation, ni leurs interactions avec l’évolution de la société et de l’espace dans les grandes métropoles » (Lévy et Brun, 2000:229). Ce premier point est sans doute ce qui a initialement catalysé notre motivation pour la comparaison internationale.

Une approche problématique et un contexte métropolitain communs donc, mais le choix des quatre villes repose sur une volonté de réponses contrastées aux questions de recherche posées. « often the most useful cases in helping to generate hypothesis are those that clearly represent some extreme position » (Sax, 1968:290). La relation entre les citadins et leur ville s’inscrit dans une dialectique distance/proximité, qui ressort comme un angle d’approche central de la ségrégation urbaine. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi des villes au sein desquelles les pratiques modales sont contrastées. La part modale très forte de la marche à pied à Niamey, de la voiture particulière à Montréal ou encore l’usage important des transports collectifs à Puebla sont autant de spécificités recherchées pour appréhender le quotidien de la ville.

Notre choix de quatre villes résulte alors de notre volonté de dépasser une approche Nord-Sud, qui stigmatise selon nous une opposition trop simpliste. La diversité des villes du Nord, tout comme celle des villes du Sud, n’est pas discutable et méritait selon nous d’être relayée dans cette recherche. En nous limitant à quatre villes, nous ne saisissons évidemment pas l’hétérogénéité urbaine mondiale, mais une partie tout de même et sans doute la plus grande que nous étions en mesure de saisir. Ce sont effectivement des raisons pragmatiques qui ont limité notre échantillon, car au-delà de nos exigences d’ordre scientifique, le choix s’est fait en grande partie selon notre disponibilité des données brutes d’une enquête-ménages transports réalisée dans le courant des années 90. Tel que nous l’expliquons dans la seconde partie de ce chapitre, les enquêtes-ménages présentent des avantages qui se sont vite avérés déterminants pour répondre à notre question de recherche. Or, il est difficile d’avoir accès à ce type de données, ainsi qu’à l’ensemble des choix et des hypothèses à la base de chacune des variables (les métadonnées). Notre connaissance et notre compréhension des villes nécessitaient parallèlement un ou des séjours dont le financement restait à mettre en place. Guidés par ce contexte de recherche et par les impératifs scientifiques de notre travail, nous avons choisi en premier lieu Lyon et Montréal, qui sont les deux villes au sein desquelles notre thèse de doctorat a été préparée. Quant aux deux villes du Sud, notre choix s’est porté dans un premier temps sur la ville de Niamey au Niger. Une enquête-ménages y a été réalisée en 1996 par le L.E.T., Laboratoire d’Economie des Transports (qui est le premier laboratoire d’accueil de notre doctorat). Nous maîtrisions également les données de l’enquête, notre mémoire de master-recherche ayant déjà porté sur cette ville [Ravalet, 2003]. La seconde ville choisie est Puebla, sur laquelle nous avions réalisé une première réflexion en 2002 [Bussière & alii, 2005]. L’enquête a été menée en 1994 par le G.I.M., Groupement Inter-universitaire de Montréal, dont fait partie l’I.N.R.S.-U.C.S., Institut National de la Recherche Scientifique, Urbanisation, Culture et Société (second laboratoire d’accueil de notre doctorat).

Tel que nous l’avons évoqué, notre recherche s’articule autour d’études de cas, successives et intégrées. Ce type d’approche était nécessaire pour dépasser les problèmes de comparabilité liés aux différences culturelles. Il s’explique également par les difficultés liées à l’interprétation des résultats issus des données et traitements pour chaque étude de cas (qui suppose une contextualisation des tendances mises en exergue). « As is often argued in the comparative literature, generalizations concerning national differences can be dangerous as they are bound to lead one to overlook variations and the specificity of structured contexts in which people use principles of evaluation » (Lamont et Thévenot, 2000:10). Cette étude exploratoire ne permet pas d’éclairer directement des différences nationales mais un certain nombre de « points susceptibles d’être construits comme des différences nationales » (Vassy, 2003:221). Cette remarque vaut tout autant pour la mise en lumière de potentielles différences continentales. En d’autres termes, si les villes choisies représentent des contextes urbains variés et sont caractéristiques sur bien des points des métropoles situées dans la même région du monde, les résultats obtenus n’ont pas vocation à être directement extrapolés.

Il s’agit maintenant de présenter les aires urbaines choisies et leur contexte. Après quelques traits généraux d’ordre géographique, nous proposons un rapide aperçu historique. Les contextes économique et politique sont ensuite présentés, ainsi qu’une description de la population résidente. Un état des lieux des transports urbains clôt la présentation de chaque cas.