1. Limites et portée des données utilisées et de la méthode choisie

En plaçant l’individu au cœur et à la base des phénomènes ségrégatifs, nous nous inscrivons dans le courant de l’individualisme méthodologique. Les comportements et les habitudes des citadins ont été considérés à partir de données d’enquêtes-ménages. Comme toutes données, celles-ci ont de nombreux avantages, dont nous avons fait état en particulier dans la première partie de cette thèse, mais aussi des limites sur lesquelles nous souhaitons nous attarder.

Grâce à un grand nombre de caractéristiques socio-économiques et démographiques propres aux citadins et aux ménages, les individus peuvent être décrits assez finement au travers des enquêtes-ménages. Celles-ci nous offrent une grille d’interprétation riche des comportements de mobilité et d’activités (recensés également). Tout au long du recueil des données, de nombreux choix sont réalisés par les responsables de ces enquêtes et forment un premier niveau des limites inhérentes aux données. L’âge à partir duquel les citadins sont considérés, le choix des variables, la distance minimum pour qu’un déplacement à pied soit pris en compte, la finesse des découpages des aires urbaines, la taille des échantillons, le choix d’enquêter ou non les jours de week-end, etc. sont divers éléments qui contraignent la finesse et la précision des analyses possibles in fine. Le recensement des activités uniquement en jours ouvrables de semaine s’est ainsi traduit dans notre recherche par une sous-estimation de la pratique religieuse (essentiellement dominicale) dans les aires urbaines de Puebla, Lyon et Montréal, historiquement catholiques. Comme second exemple des difficultés inhérentes à un travail de traitement secondaire, il est possible de souligner le cas des revenus. Cette variable, jugée importante dans notre réflexion et pour nos analyses, n’était pas renseignée dans les enquêtes montréalaises et poblanaises. Dans le premier cas, les responsables de l’enquête préfèrent, pour des raisons de fiabilité, aller chercher cette information dans les recensements (les données sont associés sur une base géographique fine). Dans le cas de la ville de Puebla, nous avons dû, faute de mieux, avoir recours aux niveaux de scolarité en tant que variable proxys.

La technique de recueil de l’information et ses conséquences en termes de qualité des données obtenues forment le second niveau des limites que nous souhaitons évoquer. Les enquêtes-ménages comptent certes parmi les sources de données très fiables, surtout lorsqu’elles sont réalisées par des organismes tels que ceux qui ont porté les enquêtes utilisées dans cette thèse. La nature de la formation dispensée aux enquêteurs, ou le choix d’une enquête à domicile ou par téléphone ont un impact in fine sur la fiabilité des données obtenues. La finesse des analyses réalisées ainsi que l’obtention récurrente de diverses tendances somme toute évidentes confirment la confiance pouvant être attribuée au matériau et aux traitements statistiques, et certifient par la même la validité des résultats moins intuitifs auxquels nous avons pu aboutir.

Le recours à des données d’enquêtes-ménages, aussi fiables et complètes soient-elles, est un choix méthodologique qui n’est pas sans défaut. Les comportements individuels ne sont appréhendés par ces données que sur la base d’une journée, supposée typique grâce aux effectifs importants de citadins recensés. Un recueil de type hebdomadaire aurait pu compléter l’analyse au niveau des mobilités de week-end et préciser les fréquences de réalisation des activités au cours de la semaine. Le recours à ce type de données signifie également que les dynamiques urbaines inscrites dans des temporalités plus longues (mobilités résidentielles ou dynamiques de localisation des activités économiques) ne sont pas considérées autrement que par une photographie, un instantané figé au moment de la réalisation de l’enquête. Les stratégies déployées par les ménages pour se loger ou par les acteurs économiques pour installer leur établissement ne sont donc pas considérées dans ce travail. Aussi pertinente que soit cette réflexion, elle se situe cependant à la marge de notre recherche, qui porte sur les modes de vie urbains et leurs déclinaisons au quotidien. Entrer dans les processus décisionnels constitue une véritable piste de recherche à mener à l’avenir, toujours en percevant la mobilité quotidienne et les activités hors-domicile comme une grille de lecture complémentaire pour décrire la ségrégation urbaine. En relevant la complexité inhérente aux études quantitatives, qui visent à rationaliser les choix réalisés par les citadins ex post, S. et P. Hanson [1981] insistent sur l’intérêt des recherches abordant les processus décisionnels à la base desquels les individus construisent leurs programmes d’activités et de mobilités. La dialectique entre désirs et contraintes aurait pu être appréhendée plus spécifiquement par une telle approche. En ciblant notre question de recherche sur les dynamiques ségrégatives dans les espaces du quotidien, nous avons fait des choix et mis de côté d’autres questions qui mériteraient pourtant elles aussi une attention particulière.

La méthode articulée autour des données d’enquêtes-ménages restreint l’approche des modes de vie urbains aux seules activités hors-domicile. Ce que font les citadins à l’intérieur de leur logement dépend et éclaire les modes de vie des citadins, y compris au niveau de l’entretien des réseaux de relations (visites reçues, appels téléphoniques, animation de blogs ou autre type de communication via Internet, etc.). L’approche visée des modes de vie ne concerne cependant que leur dimension spatialisée, pour permet d’éclairer les relations entretenues par les citadins avec les espaces urbains. Les territoires urbains sont perçus dans notre travail comme des supports des activités, mais également comme le fruit des pratiques individuelles et des représentations associées.

Notre volonté d’aborder la question de recherche dans plusieurs aires urbaines pose finalement des questions de représentativité des villes considérées. Le choix des quatre cas, qui ne se veut pas exhaustif, rend compte d’une diversité de métropoles contemporaines parmi d’autres. L’absence de villes asiatiques, liée en grande partie à notre disponibilité de données adaptées, doit être considérée comme une lacune. La variété de forme et d’organisation des métropoles contemporaines rendait cependant illusoire l’idée d’une appréhension exhaustive des contextes urbains mondiaux. La diversité proposée par les quatre aires urbaines étudiées ici offre quoi qu’il en soit un aperçu riche des réalités ségrégatives en cours. Nous ne saurions ainsi sous-estimer la portée de nos résultats.

Les données utilisées ainsi que la méthode choisie présentent des limites dont il est important d’avoir conscience. Vis-à-vis de la problématique, la méthodologie articulée autour des enquêtes-ménages s’est finalement révélée adaptée. Malgré une pénurie d’informations concernant les localisations des activités dans les villes du Sud, ces dernières ont pu être appréhendées, dans les quatre aires urbaines considérées, grâce aux destinations des déplacements. Les territoires pratiqués, les comportements de repli sur le quartier ou sur le logement (immobilité) sont des comportements individuels que les données des enquêtes-ménages nous ont permis de considérer. Non seulement cette source de donnée était adaptée à l’étude des relations entre citadins et espaces urbains, mais elle nous a permis également de faire un travail parallèle sur quatre villes très différentes et comparer (plus ou moins directement) les tendances mises en évidence. Les questions de comparabilité nous ont imposé diverses précautions dans les confrontations directes entre résultats obtenus, mais ne remettent pas en question la mise en parallèle des tendances soulignées.