2. Tendances métropolitaines fortes et enseignements issus de la comparaison internationale

Dans aucune des quatre villes, nous n’avons pu isoler un quartier au sein duquel la population résidente est homogène socialement. Il en est de même pour les pratiques des espaces urbains et les usages des modes, des voitures roulent par exemple dans les territoires poly-fonctionnels les plus denses. La mixité, comme la ségrégation, sont des réalités qui n’ont de sens qu’en termes de degrés de spécialisation sociale. Ce point, déjà évoqué par M.-C. Jaillet [1998], a le mérite de dépassionner un peu les débats qui touchent les questions de ségrégation urbaine.

Nous proposons maintenant de présenter nos résultats en deux temps. Le premier est relatif à une caractéristique commune aux quatre villes, une tendance forte potentiellement typique des métropoles contemporaines. Il s’agit de la lecture économique et individuelle des comportements de mobilité et des accès aux territoires attractifs. Trois prolongements nous permettront de préciser les résultats obtenus et leurs enjeux, en particulier politiques. Les principaux enseignements issus de la comparaison internationale sont présentés dans un second temps. Ils concernent des tendances divergentes entre les cas. La première fait référence aux dynamiques spatiales et sociales différentes dans les villes du Nord et du Sud, la seconde permet de souligner les effets des formes urbaines, héritées de l’histoire et spécifiques à chaque ville.

Nous avons étudié les relations entre les citadins et la ville au travers de leurs comportements de mobilités et d’activités. Certaines caractéristiques urbaines, individuelles ou liées aux ménages ont été mises en évidence pour expliquer l’immobilité, la vie exclusivement locale ou encore l’accès aux pôles d’attraction ou au centre. Dans les quatre aires urbaines, une lecture économique de ces comportements a pu être mise en évidence. Plus les citadins sont aisés, plus fréquent est l’accès aux territoires attractifs et plus rare est l’immobilité et la vie exclusivement locale. Il existe donc, entre l’habitat et les activités, une distance physique et, en plus, une distance propre à chaque individu. Celle-ci est directement liée aux statuts individuels (scolaire, étudiant, actif, chômeur, sans-activité ou retraité) et aux niveaux de revenus. Cette distance individuelle a une dimension économique, que nous avons abordé, mais également psychologique et culturelle suggérées dans divers travaux académiques ([Begag, 1984] ou [Kaufman, 1999] au travers de la notion de motilité). Dans la même idée, une forme d’accessibilité aux activités, propre à chaque individu, vient s’additionner à l’accessibilité déterminée pour chaque territoire de résidence. De cette remarque d’ordre général émergent trois prolongements qui viennent enrichir notre compréhension de la ségrégation urbaine et auxquels des enjeux politiques peuvent être associés.

Le premier de ces prolongements est relatif au poids des effets de quartier dans les comportements de mobilité et d’activité. Autrement dit, l’immobilité ou la vie exclusivement locale est-elle plus forte, à niveau de revenu fixé, dans les quartiers défavorisés ? Les chômeurs lyonnais et montréalais du premier quintile de revenus restent plus souvent chez eux si ils résident dans les quartiers les plus défavorisés. Ils font office d’exception cependant puisque pour les autres citadins, les caractéristiques individuelles se sont révélées déterminantes, même vis-à-vis des effets de quartier (effets de la spécialisation sociale de certains territoires). Ce résultat justifie notre volonté d’étudier la ségrégation urbaine sur une base individuelle et souligne l’importance, d’un point de vue politique, d’une action basée sur les individus et non seulement sur les quartiers.

Le second prolongement qu’il nous paraît intéressant d’évoquer concerne les comportements dans l’espace des populations aisées. La facilité qu’ont ces citadins de se mouvoir au quotidien a pour corolaire un accès relativement important aux territoires attractifs, donc une inscription plus prégnante dans les dynamiques urbaines. Si cette tendance se confirme dans le temps, il serait naturel que les résidents des territoires les plus aisés émargent aux instances de gouvernance métropolitaine et participent, d’une manière ou d’une autre, aux frais des aménagements urbains réalisés à cette échelle. Un péage de voirie pourrait être envisagé à cette fin, mais ces outils de taxation posent des questions complexes en termes d’équité, en particulier d’un point de vue spatial. Aujourd’hui, les municipalités situées sur la partie ouest de l’île de Montréal ne font pas partie de la municipalité éponyme, dont elles se sont récemment « dé-fusionnées » (cf. la section portant sur l’organisation administrative de la métropole montréalaise, dans la partie I). Une tendance de sécession administrative tend plus généralement à se développer dans plusieurs enclaves aisées des métropoles contemporaines [Charmes, 2005].

Le troisième prolongement concerne les populations défavorisées. Au regard de nos résultats, leur repli sur le quartier ou le logement confirme leur ségrégation résidentielle au travers d’une ségrégation dans les espaces du quotidien. Les conséquences sociales peuvent être importantes et mener à une situation d’exclusion sociale ([Litman, 2003], [Church & alii, 2000]). Il nous semble cependant important de prendre garde à la connotation négative trop systématiquement associée aux ségrégations. Cette vie de proximité permet effectivement le développement, ou tout au moins la facilitation, d’une solidarité locale et d’une dynamique dans les réseaux sociaux des personnes concernées. Les récents soubresauts du prix du pétrole et la notion de durabilité des formes d’organisation urbaine (dans la perspective de la ville durable), suggèrent un passage de la mobilité facilitée à la proximité valorisée, pour tous les citadins et potentiellement toutes les villes. Les réflexions proposées par M. Wiel [1999] sur la transition urbaine et les travaux réalisés sur l’automobilité ou le système automobile ([Dupuy, 1999], [Beckman, 2001], [Urry, 2004]) permettent de préciser la place des populations défavorisés dans les mobilités urbaines, mais ne remettent pas en cause la valorisation globale de la mobilité dans les sociétés contemporaines. Sans qu’il s’agisse d’une notion unifiée dans la communauté scientifique, la « ville des courtes distances » est présentée, au regard des objectifs de durabilité des formes d’organisation urbaine, comme un modèle à suivre. Densité et poly-fonctionnalité y sont perçus comme essentiels. Le développement de quartiers périphériques résidentiels, s’ils ne sont pas intégrés dans la dynamique locale d’un centre secondaire, pousse inexorablement à accentuer la place de la mobilité, avec son lot d’inégalités d’accès aux services et activités. Nos résultats révèlent que ces objectifs de valorisation des proximités sont loin des réalités des métropoles contemporaines, où la proximité est surtout la réalité des plus défavorisés.

Même si peu de comparaisons chiffrées directes ont pu être réalisées entre les quatre aires urbaines que nous avons considérées, diverses tendances émergent dans certains cas et pas dans d’autres. Elles permettent de mettre en évidence des spécificités propres à une ou plusieurs villes. Nous proposons de souligner quelques unes de ces tendances en deux temps. Des dynamiques socio-spatiales divergentes apparaissent entre les villes du Nord et du Sud dans un premier temps. Le second temps renvoie aux effets moins généralisables de l’histoire des villes considérées et de leur forme urbaine.

Pour une meilleure compréhension des modes de vie urbains, nous avons étudié les activités réalisées par les citadins. Dans les quatre villes, des différences entre individus apparaissent selon leur lieu de résidence. Ces différences sont portées par la structure du ménage d’appartenance dans les deux villes du Nord et par les niveaux de revenus dans les deux villes du Sud. Cela signifie qu’à Lyon et Montréal, les personnes qui vivent seules et celles qui vivent en famille ne résident pas, en général, dans les mêmes espaces et ne pratiquent pas les mêmes activités. A Niamey et Puebla, non seulement les citadins aisés et défavorisés n’habitent pas dans les mêmes lieux, mais ils ne réalisent pas non plus les mêmes activités. Avec toutes les précautions nécessaires à une généralisation des tendances observées dans nos quatre cas, il semble qu’une différence Nord/Sud assez nette émergent de nos travaux. Elle renvoie à une ségrégation urbaine respectivement démographique et économique. Cette opposition est la seule que nous avons pu mettre en évidence entre les villes du Nord et les villes du Sud pour ce qui est de l’analyse des ségrégations urbaines.

Une autre série de tendances, dont la généralisation semble plus délicate, a pu être mise en évidence. Elle concerne l’immobilité, qui est un rapport spécifique à l’espace sans doute trop peu étudié, y compris dans les recherches axées sur la mobilité des plus défavorisés ([Mignot & alii, 2002], [Guidez et Racineux, 1998], etc.). Dans son chapitre d’ouvrage intitulé « Exclusion et immobilité : la figure de l’insulaire », E. Le Breton [2004] concentre ses investigations sur les « territoires du proche » (2004:56), sans directement considérer les citadins immobiles. Au-delà de la lecture économique de ce comportement, dont nous avons fait état précédemment, il ressort que l’immobilité concerne plus, en moyenne, les résidents poblanais et montréalais que les citadins niaméens et lyonnais. Une légère sous-estimation des petits déplacements dans les villes mexicaine et canadienne a sans doute joué, mais les caractéristiques individuelles et spatiales des citadins immobiles (mises en regard avec celles des citadins restant à proximité de leur logement) sont conformes aux tendances générales mises en évidence dans les deux autres cas. Cela tend à conforter l’appréhension réalisée de ce rapport très spécifique à l’espace. Certaines villes sont donc plus propices à la vie locale qu’à l’immobilité, et inversement. L’histoire de leur développement et la forme urbaine qui en a résulté (monocentrisme/polycentrisme, densités et répartition des activités, etc.), ou encore les contextes culturels (rapports à l’espace, pratiques et représentations des modes de transports, etc.), peuvent permettre d’expliquer cet état de fait. Nous n’avons pas mesuré les effets propres (difficilement quantifiables d’ailleurs) de chacun de ces facteurs. Le lien direct entre la propension à l’immobilité vis-à-vis de la vie locale et la densité des territoires de résidence n’a pas non plus été plus finement évalué. Une telle étude serait pertinente et mériterait des investigations futures.

Nos résultats permettent également de souligner la persistance à Niamey d’une séparation héritée des colons entre la ville blanche et la ville noire. L’histoire du développement et de la planification de la capitale nigérienne a donc un impact sur les comportements individuels contemporains. Au-delà de la spécialisation socio-économique des espaces résidentiels, les caractéristiques socio-économiques des actifs travaillant sur le Plateau (ancienne ville blanche) et dans le centre de la capitale nigérienne (entre le Petit et Grand Marché) diffèrent nettement. La planification duale perdure à travers les décennies en passant d’une dimension raciale à une forme plus largement économique aujourd’hui. Il n’y a pas d’équivalent dans les trois autres villes considérées.

Une autre spécificité, concernant cette fois la ville de Puebla, à pu être mise en valeur au travers de la comparaison internationale. Alors qu’à Niamey, Lyon et Montréal, les populations aisées se distinguent par une pratique plus fréquente des territoires les plus attractifs et du centre en particulier, il semble que ce dernier soit plutôt délaissé par les riches Poblanais. Nous ne disposons pas vraiment des éléments pour pouvoir interpréter avec justesse et certitude cette spécificité de la ville latino-américaine. Certains écrits font référence à une dévalorisation par les populations les plus aisées du cœur historique de la ville, considéré comme trop bruyant, trop sale, trop pollué et caractérisé par une circulation dense et un stationnement difficile [Dureau, 2006b]. L’avenir du centre de Puebla dépendra certainement des politiques qui pourront être engagées concernant les transports [Ravalet & alii., 2008].

Au-delà des difficultés propres aux comparaisons internationales, les apports se sont finalement révélés importants et suggèrent des prolongements potentiellement riches. Loin d’épuiser la variété des contextes urbains, nous n’avons que révélé la richesse potentielle d’une systématisation de l’analyse. La méthodologie construite autour des données d’enquêtes-ménages a effectivement le mérite d’être facilement reproductible. La variabilité des ségrégations urbaines contemporaines n’en serait que mieux perçue.