Introduction

Le transport routier est le mode de transport dominant de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC)1. Il représente de 80 à plus de 90 pour cent du trafic interurbain de marchandises. Dans le cas du transport de passagers, sa contribution est plus élevée, se situant entre 80 et 99 pour cent2. Ce mode de transport a aussi un rôle important dans le trafic international de marchandises tant pour les pays enclavés3 que pour leurs voisins côtiers, lorsqu’on compare le transport terrestre de marchandises avec les autres modes de transport.

Malgré son importance, le transport routier est en prise à d’énormes difficultés. D’abord, l’environnement physique de ces pays d’Afrique centrale, constitué de forêts denses et d’un réseau hydrographique ramifié, caractérisé par l’absence de matériaux, est très contraignant pour la construction et l’entretien des infrastructures, et très élevé pour un seul pays4.

Les ressources financières des pays sont insuffisantes. Ceux-ci ont une dette extérieure très importante, manquent de ressources humaines de qualité, et connaissent une instabilité politique qui se traduit par une insécurité des déplacements. De même, les échanges intra-communautaires sont très faibles. Les flux de transport à l’origine comme à destination des pays sont très déséquilibrés, ce qui nuit la rentabilisation de l’offre de transport. Les procédures douanières en vigueur dans les Etats membres, et d’autres charges administratives connexes constituent de véritables barrières pour l’efficacité du transport routier transfrontalier.

En outre, les marchés publics sont inaccessibles aux fournisseurs des Etats membres de la Communauté, même s’ils sont plus compétitifs que les fournisseurs nationaux. Ceci a pour conséquence de limiter la libre prestation des services, voire la liberté d’établissement des opérateurs économiques. Enfin, la CEMAC est très mal desservie en infrastructures routières. Le réseau régional est faible, mal entretenu et ne permet pas de relier les capitales entre elles, ni d’assurer en toutes saisons la connexion des pays enclavés aux ports principaux de la région.

Pour régler en commun ces problèmes, qui dépassent le seul cadre national, les Etats membres ont décidé d’harmoniser leurs politiques, dans le but d’améliorer les infrastructures routières, et la qualité des services de transport. Ils ont adopté des conventions qui libéralisent le secteur des transports, institué des mécanismes de financement autonome pour palier la faiblesse des ressources des Etats et dégager les moyens pour la réalisation des projets intégrateurs.

L’apport des opérateurs privés est en effet sollicité avec insistance, ces dernières années, pour la modernisation du secteur routier. On considère que leur participation permet d’accroître la productivité de l’investissement, grâce aux mesures incitatives visant l’efficacité des opérations, à la discipline dictée par la concurrence et à l’accès aux techniques de gestion moderne5. C’est dans ce contexte que ces opérateurs privés font désormais partie des instances de gestion des Fonds routiers. C’est aussi ce qui justifie l’adoption de la Charte des investissements6 et des règlementations sur la concurrence7 qui définissent le cadre de ce partenariat.

Cette implication des entreprises privées8 a pour but de multiplier les possibilités de développement des marchés nationaux des capitaux, de renforcer l’appui interne à la privatisation, et de recueillir l’adhésion des populations aux politiques publiques. Elle devrait être considérée comme un signal des pouvoirs publics aux investisseurs internationaux et aux populations locales, pour une saine gestion des ressources publiques. Enfin, la participation des opérateurs privés devrait permettre aux Etats d’orienter les investissements publics vers d’autres secteurs prioritaires. Cependant, l’environnement politique, économique et social reste caractérisé par de nombreux risques qui contrecarrent cette politique de libéralisation du secteur routier9.

Si dans toute la Communauté le transport routier est libéralisé, il est encore assuré par des opérateurs privés peu structurés dont la majorité possède un nombre limité de véhicules, en général en mauvais état10. Le marché du fret est devenu concurrentiel. Mais, que ce soit dans les pays côtiers ou sans littoral, les services de transport sont toujours caractérisés par une offre supérieure à la demande; un déséquilibre des flux tant internationaux que nationaux, dans le temps et en volume; l’inorganisation du secteur; le manque de capacités techniques et financières des opérateurs économiques; la vétusté des véhicules et, le mauvais état des routes.

De même, les agents de douanes continuent à bloquer et à retarder l’entrée et la circulation des biens et personnes aux frontières, ainsi qu’à harceler les transporteurs routiers à l’occasion des contrôles. Ces transporteurs, de leur côté, se distinguent par les fraudes documentaires qui se traduisent par le développement des marchés parallèles et le non respect du droit.

Enfin, l’environnement des affaires se caractérise toujours par des lourdeurs administratives, un manque de transparence des procédures, des conflits entre les législations et la lourdeur des formalités aux passages des frontières11. Les corridors de transit sont gangrenés par des contrôles et des prélèvements illicites, en contradiction avec les objectifs prônés. Par conséquent, l’efficacité du transport n’est pas assurée, malgré la libéralisation du secteur.

Quelles raisons expliquent un tel écart entre les objectifs affichés et les difficultés qui minent le secteur routier ? Est-ce la méthode d’élaboration du droit communautaire, et notamment les procédures de sa transposition dans les ordres juridiques internes ? Ou l’incompétence des institutions? Ou, enfin, le manque de volonté politique des Etats? C’est dans la configuration du système juridique mis en place que les réponses à ces questions sont à rechercher.

Au nombre des études qui permettent d’éclairer partiellement ces questions, nous observons les travaux des auteurs qui se sont intéressés aux particularismes sociologiques, culturels et géographiques qui contraignent l’évolution des groupements économiques africains.

Une partie de la doctrine12 souligne que les groupements africains réunissent des pays majoritairement de petite taille, et de faible densité de population, où les dotations naturelles, les cultures, les modes de production étaient et demeurent des plus variés. Certains pays disposent de ressources pétrolières importantes13, d’autres14 en sont dépourvus. Les coutumes, les traditions, les religions et les langues y sont également très diverses, en raison des nombreuses ethnies qui cohabitent, quelquefois difficilement à cause des découpages territoriaux arbitraires, et en raison d’organisations archaïques et non démocratiques. Ces réalités permettent à ce courant d’expliquer les difficultés insurmontables des groupements africains.

D’autres auteurs15 ont démontré que l’intégration africaine s’est réalisée sur des bases politiques et économiques inappropriées pour être opérationnelle. Pour cette doctrine, il n’y a aucune raison de considérer la division politique actuelle du continent, telle qu’elle résulte du partage de l’Afrique à l’époque coloniale, comme une base économique saine pour la mise en place et la poursuite de politiques efficaces de développement économique et social. Aussi ont-ils montré le caractère irréaliste des unions douanières. Leur message est particulier car ils défendent la nécessité pour les africains d’adhérer à une conception pragmatique de l’intégration, recentrée sur l’économie nationale et orientée par les seules nécessités du développement.

Nous ne nous inscrivons pas dans ces doctrines qui s’interrogent encore sur le bien-fondé de l’intégration régionale. Car, à l’heure de la mondialisation, où les marchés sont reliés les uns aux autres, les Etats ne peuvent pas avoir le choix de leurs règles économiques. Aussi, est-il vrai qu’« un Etat qui arrêterait isolément des règles contraignantes, [sous prétexte de la défense de son identité nationale] se retrouverait privé du flux nourricier 16  ». Le postulat que l’intégration régionale permet de conduire efficacement les stratégies de développement nous amène donc à nous interroger sur la faisabilité des politiques communes développées dans ce cadre.

En matière de transport routier notamment, la revue de la littérature disponible17 montre l’importance de ce secteur pour le développement économique et social de la sous-région Afrique centrale. Mais il manque une analyse structurée et complète sur la place du droit18 comme outil essentiel de conduite de cette politique. Aussi, l’ambition de ce travail, et son originalité, est-elle de présenter notre interprétation des contraintes19 qui limitent la bonne exécution de cette politique. Pour ce faire, les hypothèses suivantes permettent de conduire la recherche.

Au niveau des moyens juridiques mis en œuvre pour libéraliser le transport routier, la technique d’harmonisation du droit ne semble pas être appropriée pour la conduite efficace de cette politique commune, à l’heure où les Etats sont engagés dans les processus d’intégration parallèles, et où il n’y a pas de règles fiables de gestion des conflits de lois. Les incertitudes que soulève cette technique, avec une tendance des Etats membres de la CEMAC à défendre les identités nationales20 au détriment des intérêts communs est un facteur de paralysie des politiques.

De même, dans un contexte où les barrières tarifaires et non tarifaires devraient être éradiquées, l’existence des dispositifs institutionnels rudimentaires, disposant de peu de moyens, d’instruments et de structures semble aussi être une des limites des politiques envisagées.

L’inefficacité du transport routier dans la CEMAC s’expliquerait par conséquent par les contraintes juridiques qui sont ici définies comme « une situation de fait dans laquelle un acteur du droit est conduit à adopter telle solution ou tel comportement plutôt qu’une ou un autre, en raison de la configuration du système qu’il met en place ou dans lequel il opère 21  ».Mais, ces difficultés d’ordre juridique n’expliquent pas à elles seules les problèmes de ce secteur.

Les difficultés du transport routier dans la CEMAC s’expliquent aussi par les contraintes externes qui ont des répercussions sur le comportement des acteurs juridiques22. Au nombre de celles-ci, il est à retenir que l’engagement des Etats membres dans la libéralisation du transport routier met en jeu des intérêts économiques, financiers et politiques considérables. Aussi, l’ineffectivité du droit harmonisé en la matière, sous l’impulsion des institutions internationales, se justifierait par la difficulté qu’ont ces Etats à dépasser ces contraintes.

Notes
1.

La CEMAC est l’un des plus anciens regroupements régionaux de l’Afrique. Ses six pays (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine, Tchad) sont liés, en partie, par des liens économiques, et par l’histoire. Avec une superficie d’environ 3 millions de Km2, et une population de quelque 36 millions d’habitants, cette sous-région est la plus petite des organisations régionales africaines actuelles. Ce regroupement comporte à la fois des économies côtières, relativement prospères, et deux pays enclavés (le Tchad et la République centrafricaine).

2.

CEA, Les infrastructures de transport et l’intégration régionale en Afrique centrale, Paris, éditions Maisonneuve & Larosse, année 2005, 92 pages.

3.

La distance qui sépare le Tchad à la mer est d’environ 1 735 km.

4.

Selon les estimations, il faut par exemple plus de 230 millions de FCFA pour construire un km de route bitumée.

5.

Commission économique pour l’Afrique, « les économies de l’Afrique centrale », année 2002, pages 44 à 49.

6.

Règlement n°17/99/CEMAC-020-CM-03 relatif à la charte des investissements du 1è décembre 1999.

7.

Règlement n°1/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques commerciales anticoncurrentielles (annexe 3) et règlement n°4/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques étatiques affectant le commerce entre les Etats membres (annexe 4).

8.

La Conférence de l’OCDI sur le commerce et l’investissement qui s’est tenue à Dakar a justement été axée sur le développement du secteur privé. De nombreuses recommandations ont été émises sur la nécessité d’améliorer le climat des affaires, d’appliquer les textes relatifs aux marchés régionaux, de renforcer les partenariats publics/privés, bref d’être à l’écoute du secteur privé. Lire à cet égard, la Lettre d’Afrique centrale, n°12, juin 2003.

9.

J-P. Sauvageat, les publications des missions économiques du 5 octobre 2003.

10.

Au Cameroun, les grandes sociétés de transport possèdent des parcs de plus de 50 véhicules, mais les petits transporteurs qui n’ont à leur actif que 1 à 3 véhicules créent plus de 82% des emplois et réalisent environ 40% de la production du secteur. Au Tchad, on distingue deux catégories de transporteurs routiers : des commerçants transporteurs qui interviennent sur le transport intérieur et des transporteurs internationaux qui se constituent en société de taille moyenne disposant de 10 à 20 véhicules.

11.

CNUCED, Politiques et mesures adoptées par les pays et les organisations internationales pour améliorer les systèmes de transport en transit, TD/B/LDC/AC.1/14 add.1 du 23 juin 1999, page 13.

12.

Becart A., Intégration et développement, Paris, L’Harmattan, année 1997.

13.

Gabon, Congo, Cameroun, Guinée équatoriale et Tchad.

14.

Centrafrique

15.

Norro M., Economies africaines. Analyse économique de l’Afrique subsaharienne, Bruxelles, De Boeck Université, année 1998.

16.

Mohamed Salah M.M., « La problématique du droit économique dans les pays du sud (première partie) », in Revue internationale de droit économique, t.XII.1, année 1998, pages 19 à 33.

17.

Rapports de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique relatifs au Programme de politiques de transport en Afrique subsaharienne, ainsi que ceux de la Banque mondiale et de l’Union européenne.

18.

Le Professeur Joseph Issa-Sayegh a fait ce constat lorsqu’ il déclare que « malgré quelques études ou colloques, timides et rares, le droit communautaire n’a pas retenu l’attention des organes concernés ni de la doctrine. C’est une lacune qui risque de surprendre fâcheusement les parties en présence ainsi que ceux qui seront appelés à le mettre en œuvre ». Cf. J. Issa-Sagyegh, « conflits entre droit communautaire et droit régional », OHADA D-06-10.

19.

Ce concept de contrainte a été développé par A. Jeammaud dans le Dictionnaire de la Culture juridique, un ouvrage collectif dirigé par Denis Alland et Stéphane Rials, Presse universitaire de France, année 2003, 1649 pages.

20.

L’article 8 de la Convention stipule que l’Union agit dans la limite des objectifs que le traité instituant la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale lui assigne. Elle respecte l’identité nationale de ses Etats membres.

21.

M. Troper (sous la dir. de), Théorie des contraintes juridiques, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, année 2005, page 12.

22.

La contrainte juridique se différencie d’autres contraintes, non juridiques, auxquelles se trouvent confrontés les acteurs lorsqu’ils produisent une norme, ou qu’ils adoptent un comportement. Lire J. Carbonnier, Sociologie juridique, Quadrige, Presse universitaire de France, année 2004, 415 pages.