§1. Le droit, objet d’étude des politiques publiques

Ces hypothèses seront testées à travers une étude de la législation de la CEMAC. Le droit communautaire est ici conçu comme un outil d’exécution des politiques publiques. Il influence les comportements individuels et collectifs. S’adressant aux particuliers, il établit leurs libertés économiques. Quant aux pouvoirs publics, il organise et oriente les politiques publiques.

C’est la loi qui oriente les économies, fixe les tarifs douaniers, la fiscalité, la sécurité sociale, organise la concurrence, les relations de travail, les sociétés. En agissant sur ces règles, on devrait normalement aboutir à un comportement uniforme dans l’espace communautaire.

Il ne faut donc pas perdre de vue que les conditions d’élaboration des lois, leur diffusion ainsi que leur application sont des facteurs qui influencent les politiques. Par ailleurs, le droit doit faire l’objet d’une attention particulière des hommes politiques, des administrations et des juristes. Il leur faut comprendre la règle, en saisir la raison d’être pour vérifier qu’elle s’applique au cas, écarter telle règle, concilier la solution avec telle autre solution. Le raisonnement et l’opposition des arguments prennent, sous cet angle, une très grande place23.

Une loi doit, cependant, s’opposer aux résistances extérieures liées à la tradition intellectuelle ou pratique, et aux nationalismes. Elle est aussi en butte aux obstacles qui lui sont inhérents, comme la pléthore de réglementations techniques, le rôle des hommes politiques dans son élaboration, la nécessité d’une interprétation. L’examen de ces obstacles permet d’expliquer l’échec de la loi comme moyen de mise en œuvre des politiques communes24.

L’un des premiers obstacles est le fait que le droit est souvent présenté comme conservateur. Les juristes eux-mêmes sont réputés avoir un tempérament conservateur, lié semble-t-il à leur fonction. La répétition des mêmes principes, des mêmes schémas de pensée, à travers les générations, ne permet que de lentes évolutions. Même les révolutions n’ont pas bouleversé la totalité des mœurs. Les traditions, lorsqu’elles sont parties intégrantes de la culture, s’opposent souvent à des modifications, même des détails, qui iraient à leur encontre. Ainsi, il est indéniable que la conception de la justice, qui est souvent véhiculée dans un pays sera, si elle diffère de celle d’un autre, un obstacle très important à l’harmonisation législative. La règle uniforme y sera entendue différemment, et le même texte prendra des sens divergents.

Les professionnels qui mettent le droit en œuvre sont, par ailleurs, un rouage fondamental du processus juridique. Les avocats, les juges, les notaires et les juristes professionnels pèsent d’un poids considérable. Ils appliquent, par utilité autant que par mimétisme, des procédés identiques rodés par les ans. Chaque pratique s’insère parfaitement dans le contexte juridique et économique du pays. Elle s’est cristallisée en une masse de formulaires pré rédigés et de circuits par lesquels l’information circule. Ce ne sont pas les plus logiques, ni les plus rapides, mais leur mérite est de fonctionner. Unifier une règle, c’est anéantir ces formulaires et ces circuits, donc causer un trouble majeur, pour un avantage incertain.

La souveraineté de l’Etat et le nationalisme doivent aussi être considérés comme des limites à l’unification du droit dans un processus d’intégration. Le cadre national sert d’appui à la souveraineté et justifie le pouvoir de l’Etat. Le droit que produit cet Etat est lié à ce cadre, enfermé dans ces frontières. L’Etat souverain essaie toujours de dominer, de contrôler et de circonscrire la vie des peuples dans les frontières de l’étendue matérielle de sa souveraineté. Etant donné que le droit international est, par nature, extérieur à l’emprise des Etats, il arrive que ceux-ci rechignent à y participer, à le respecter ou à faciliter sa mise en œuvre et son respect.

Paradoxalement, le nationalisme se renforce avec l’étendue du territoire et la puissance économique. Plus l’Etat est fort, moins il devrait craindre les atteintes extérieures. En fait, le nationalisme est plus dirigé vers l’intérieur que vers l’extérieur. Plus l’Etat est grand, et plus les risques de dissension existent. Les petits Etats, par tradition et par nécessité, sont plus ouverts aux influences extérieures. Ils ont une plus grande capacité à interpréter les règles uniformes.

Dans le domaine juridique, le nationalisme et toutes les formes de protectionnisme ont joué un rôle très important. Ils ne mettent pas seulement en cause le droit douanier, la condition des étrangers et la réglementation des investissements; ils peuvent aussi affecter la structure même du droit, ou encore l’organisation et le fonctionnement de tout le système juridique.

L’intégration législative peut aussi rencontrer d’autres obstacles liés à sa formation et à son fonctionnement. Au stade de sa formation, la loi est produite par les élus, qu’ils appartiennent au pouvoir législatif ou exécutif. Les intérêts qui les animent s’infusent dans le droit qu’ils produisent. Or, ces intérêts sont rarement ceux d’une unification et d’une intégration profonde. En cas d’intégration, le pouvoir qu’ils détiennent serait en partie absorbé par le pouvoir attribué à l’organe supranational. Leur nombre serait réduit, leur rôle diminué. Perdant quelque chose sans être sûrs de retrouver l’équivalent, les hommes politiques ne peuvent qu’être, au fond, opposés à une procédure d’intégration qui aboutirait à la diminution de leur rôle.

Le rôle des hommes politiques pourrait être atténué par celui des juristes de profession ou par les administrations qui préparent et appliquent les lois. Mais, le positivisme juridique emporte le refus de jugement de valeur. C’est ainsi que le juriste, qui s’estime technicien, se refuse au choix. Il cherche à comprendre, explique, met en forme, mais ne choisit pas. Il laisse ce pouvoir de choisir à l’homme politique. Ce faisant, il renforce le rôle de ce dernier. Il est, par ailleurs, important d’avoir à l’esprit que la loi doit énormément aux administrations. Ce sont les bureaux des ministères qui préparent les projets, et qui, après le vote, gardent un pouvoir d’interprétation. Ce sont, en effet, les administrations de toutes sortes qui, chargées d’appliquer la loi, en font d’abord une « traduction » à usage interne et qui la réécrivent largement.

En dehors de la loi formelle, les administrations ont acquis une large compétence réglementaire qui en fait de véritables législateurs. Or, il n’apparaît guère qu’elles œuvrent pour une plus grande unification. La charge nouvelle que représente tout changement, et l’effort à accomplir pour comprendre une solution venant d’ailleurs dissuade les administrations de jouer un rôle unificateur. Au contraire, la crainte de perdre le domaine d’autonomie que chacune s’est créée dans les interstices des autres pouvoirs est un frein à l’intégration. La création d’un niveau supérieur d’autorité et la redistribution des compétences qu’engendre une intégration sont des inconvénients que toute administration cherchera à éviter.

Par ailleurs, pour certaines personnes, unification du droit va de pair avec amélioration, et plus encore en matière de lois où le changement n’est conçu que dans le sens du progrès. Mais, le changement de loi ne peut être accepté que s’il apporte un mieux. Cependant, ce changement qu’implique l’amélioration ne peut pas être perçu par chacun comme une amélioration de sa condition personnelle. Par exemple, certains agents de la douane ou du fisc chercheront, dans le cadre de la suppression des tarifs douaniers, à préserver la situation antérieure. Ils ont à craindre que le changement de règles remette en cause leurs intérêts.

L’intégration juridique par la loi se heurte, enfin, à l’inflation des textes. En effet, l’Etat-providence, parce qu’il intervient dans tous les secteurs d’activités économiques, a construit dans chaque pays un ensemble législatif fait de retouches incessantes, dans lequel il est difficile de changer une pièce sans créer d’importants désordres. Chaque initiative de l’Etat, pour rectifier les mécanismes du marché, et tenter d’apporter plus de justice sociale, a développé des effets seconds et imprévus. Pour remédier à ces effets seconds, le plus souvent nocifs, ou pour combler les lacunes de la législation antérieure exploitées par les agents économiques, le législateur intervient encore, et encore, et encore. Ainsi, le système juridique des Etats-providences est constitué par l’impossibilité de prévoir toutes les conséquences d’une intervention dans l’ordre spontané des choses, d’une législation pléthorique, détaillée fragile et perpétuellement instable. Dans ce contexte, demander à un législateur supranational de prendre en considération les implications de son action dans les ordres juridiques nationaux est en soi une tâche délicate qui limite la validité des règles applicables aux politiques communes.

Notes
23.

C. Mouly, « Le droit peut-il favoriser l’intégration européenne ? », in revue internationale de droit comparé, n°3, société de législation comparée, juillet septembre 1985, pages 890 à 945.

24.

M. Troper (sous la dir. de), Théorie des contraintes juridiques, Paris, éditions L.G.D.J, année 2005, 203 pages.