§2. Une analyse axée sur la théorie de validité du droit

Le concept de validité du droit est au cœur de nos analyses. Défini comme « la qualité qui s’attache à la norme dont on reconnaît qu’elle peut avoir des effets juridiques que ses auteurs veulent lui attribuer 25 », c’est une question centrale à laquelle les théoriciens et praticiens du droit sont confrontés. Les normes juridiques qui comptent sont les normes qui sont qualifiées de valides, ou du moins celles qui résistent aux procédures d’invalidation, tout comme les propositions scientifiques pertinentes sont celles qui ont surmonté les épreuves de falsification.

Notre réflexion est donc conduite autour des trois critères de validité du droit déclinés par la doctrine que sont les dimensions formelle, factuelle, et enfin axiologique26. Car, il est vrai que « la satisfaction de l’esprit humain arrive à la plénitude quand l’explication peut prendre la forme d’une loi scientifique, d’une loi causale, qui non seulement donne le pourquoi d’un événement passé, mais permet de compter sur la répétition et d’appréhender l’avenir 27  ».

La dimension formelle de la conception de la validité du droit a marqué en profondeur la pensée juridique. Elle se traduit à la fois par une « idéologie de la législation » (adopter un droit rationnel articulé en règles générales et abstraites susceptibles de concrétisation graduelle) et une « idéologie de l’application » (la sécurité juridique suppose que les autorités subordonnées, juges et administrateurs, se bornent à exécuter ou appliquer le droit sans interférer dans l’activité créatrice de règles générales). Dans un Etat de droit, on va ainsi procéder aux contrôles de conformité des lois qui portent sur le respect de l’ordonnancement normatif hiérarchisé par l’ensemble des autorités juridiques. Ces contrôles de constitutionnalité, de légalité et de conventionalité représentent les seuls tests de validité des règles.

L’examen des conditions de validité procédurale propres à l’Etat de droit révèle son importance pour la mise en œuvre des politiques publiques. Huit éléments sont généralement retenus, à partir des théories positivistes, pour analyser les procédures par lesquelles les lois produisent leurs effets. Il s’agit de la généralité de la norme, sa publicité, l’absence de rétroactivité, la clarté, l’absence de contradiction, l’interdiction des normes prescrivant l’impossible, la stabilité, la conformité des actes des autorités subordonnées aux normes générales28. La prise en compte de ces procédures par lesquelles les normes deviennent valides importe. Car, des instruments peuvent être inaccessibles et non appliqués, même s’ils sont en vigueur.

Entendue dans ce sens, la validité signifie appartenance au système juridique de référence. Elle suppose la mise en œuvre de tests de dérivation qui portent essentiellement sur des questions procédurales : la règle a-t-elle été adoptée par un auteur compétent, et selon les procédures légales ? La règle inférieure ne contredit-elle pas le contenu des règles supérieures ? Cet examen attentif des conditions de validité procédurales, propres à l’Etat de droit29, révèle un souci de sécurité juridique qui est nécessaire à l’efficacité des politiques publiques. Ainsi, l’appréciation des critères de validité formelle des normes qui ont été adoptées par la CEMAC permet d’expliquer, en partie, les nombreuses difficultés du transport routier.

La deuxième dimension de l’étude s’appuie sur la théorie des réalistes qui soutient que l’effectivité d’une règle, ou la force du pouvoir, est une condition nécessaire de sa validité30. A cet effet, la seule manière réaliste de parler de la validité d’une règle, c’est de soutenir qu’elle a une probabilité d’être appliquée par les tribunaux. Cette théorie, qui a connu une spectaculaire montée en puissance ces dernières années, s’explique par la transformation des Etats devenus gestionnaires, et par la mutation des lois devenues de vrais instruments de politiques publiques.

Dans ce contexte, la qualité essentielle de la règle est sa performance, donc son aptitude à atteindre l’objectif poursuivi au moindre coût économique et social. A ce titre, on ajoutera aux examens de légalité classique des procédures d’évaluation. L’intérêt va se déplacer progressivement de la régularité des sources de la règle en direction de la nature de ses effets. Hier, la règle, du fait même de son édiction, bénéficiait d’une présomption d’effectivité et de légitimité. Elle était censée bénéficier d’un consensus large et durable, sa mise en œuvre allait de soi, et on ne doutait pas qu’elle produirait les effets sociaux escomptés. Ces certitudes sont aujourd’hui ébranlées, et c’est à chaque instant, à renforts d’enquêtes et d’expertises, et moyennant une correction continue, que la règle de droit doit s’imposer.

Nous proposons, par conséquent, de nous pencher sur l’évaluation de l’effectivité du droit harmonisé par la CEMAC en matière de transport routier. Ce concept d’effectivité est une notion complexe qui peut être défini comme la capacité de la règle de droit à orienter le comportement de ses destinataires, dans le sens souhaité par le législateur31. A cet égard, deux types de destinataires sont à distinguer. A côté des destinataires primaires, les hommes et femmes « de la rue » dont le législateur souhaite orienter les attitudes, opèrent des destinataires secondaires, autorités administratives et répressives chargées d’assurer la mise en œuvre, et le contrôle, des règles. L’appréciation de l’effectivité sous-tend donc d’évaluer le droit.

Empruntée au vocabulaire des politologues, la notion d’évaluation gagne aujourd’hui celui des juristes. Elle est essentielle, lorsque l’on examine les conditions d’effectivité des lois et des politiques publiques. C’est ainsi que, à partir du moment où on évalue les lois, il faut prendre en compte toute une série de notions, voisines mais distinctes. A côté de l’effectivité proprement dite, l’efficacité, l’efficience et, plus largement encore, les effets de la norme sont à examiner.

La notion d’ « effets » est plus large : Il y a, les effets qui sont prévus et d’autres imprévus. Parmi les effets prévus, certains sont désirés, d’autres le sont moins. On distingue, par ailleurs, les effets directs et indirects ; effets juridiques, sociaux, économiques, ou encore psychologiques. Leur prise en compte nécessite d’inscrire l’évaluation des politiques publiques dans une perspective inter normative. Car, « les effets du droit ne sont pas le fruit que de la « force du droit » par lui-même, mais aussi de la force d’autres ordres normatifs, auxquels le droit s’allie, sur lesquels il prend appui, ou dont il rencontre la résistance ou l’opposition 32  ». L’effectivité mesure le degré d’utilisation du modèle législatif par ses destinataires33. Quant à l’efficacité, elle conduit à s’interroger sur la pertinence du moyen choisi par le législateur pour atteindre l’objectif visé. Or, la mesure des effets de la loi n’est pas simple : souvent, les buts poursuivis sont complexes, nébuleux, implicites ; parfois même, le but réellement poursuivi diffère du but affiché, et la loi n’a pas réellement pour vocation d’être appliquée.

De l’effectivité et de l’efficacité, il convient encore de distinguer l’efficience qui mesure cette fois le coût engagé pour atteindre, par la règle choisie, le but visé. En ce sens, une règle efficiente est une règle efficace au moindre coût. Généralement, ce critère d’efficience sera entendu au sens économique : c’est ainsi qu’il figue au cœur des analyses proposées par le courant Law and Economics qui applique les méthodes de l’économie à l’étude du droit. Ce courant s’interroge sur les conséquences économiques des stratégies juridiques, en appliquant, plus largement, l’analyse coûts/bénéfices à toute espèce de solution juridique34. L’étude proposée sur la question de la validité factuelle du droit applicable au transport routier se limite donc à apprécier le dispositif institutionnel mis en place pour favoriser l’application du droit, pour qu’il produise ses effets, et pour atteindre les objectifs visés.

La troisième dimension de l’analyse devant nous permettre d’apprécier la validité des normes harmonisées par la CEMAC se rapporte au critère de la légitimité qui entend apprécier la validité des actes et des normes à la lumière des « valeurs méta positives 35 » (qu’elles reçoivent ou non une consécration en droit positif, comme cela se passe de nos jours, avec l’adoption des conventions internationales déclaratives de droits, ne change rien à l’affaire). Ainsi, l’exigence du droit est d’aller au-delà de « l’ordre de contrainte positif 36  », toujours limité au possible, pour prendre en compte les exigences de devoir moral et de l’éthique.

Cette analyse qui s’appuie sur la théorie jus naturaliste soutient que la légitimité d’une règle de droit, ou l’autorité d’un pouvoir est une condition nécessaire et suffisante de sa validité. A cet égard, la validité de la règle de droit tient au fait qu’elle est conforme à certains idéaux, ainsi qu’à certaines valeurs. C’est ainsi que, « une règle de droit positif non conforme à la loi naturelle n’est pas une loi mais une corruption de la loi 37». De même, « une loi injuste ne mérite pas la qualification de juridique et ne saurait donc prétendre à la validité 38 ». Le critère de légitimité est, par conséquent, important pour l’analyse de la validité du droit applicable au transport routier. Dans cette perspective jus naturaliste d’analyse de la validité du droit, nous nous interrogeons notamment sur le niveau de conscience et de la volonté qu’ont les Etats membres de la CEMAC à partager entre eux un but, des valeurs et des intérêts communs, qu’ils cherchent à réaliser ensemble, de manière solidaire; d’autre part, sur le rôle de la Communauté internationale face aux pillages des ressources d’aide publique au développement. Le devoir d’ingérence ne s’impose-t-il pas pour instaurer la bonne gouvernance, face aux méfaits de la corruption qui compromet toutes perspectives de développement ?

L’analyse va reposer sur les trois principales perspectives d’accès à la connaissance de la régulation juridique que sont le droit dogmatique, la sociologie juridique, et l’économie du droit. Car, chaque science constitue son objet et l’appréhende à l’aide de ses propres méthodes.

Notes
25.

F. Ost et M. van de Kerchove, de la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, pages 307 à 387.

26.

Idem

27.

J. Carbonnier, Sociologique juridique, Paris, Presse universitaire de France, année 2004, page 234.

28.

Idem

29.

A. Moyrand, « Réflexions sur l’introduction de l’Etat de droit en Afrique francophone », in Revue internationale de droit comparé, Paris, Société de législation comparée, juillet septembre 1991, n°3, pages 853 à 878.

30.

F. OST et M. van de KERCHOVE, de la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, pages 328 à 337.

31.

A. JEAMMAUD, la règle de droit comme modèle, in R.I.E.J., année 1990, page 125 et S. Cités par F. OST et M. van de KERCHOVE, de la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, pages 328 à 337.

32.

G. ROCHER, L’effectivité du droit, in Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, sous la dir. de A. Lajoie et al. Montréal-Bruxelles, Ed. Thémis/Bruylant, année 1998, page 144.

33.

D. Alland et S. Rials (sous la dir. de), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Presses universitaires de France, année 2003, pages 583 à 585.

34.

Le coût que génère la coexistence de l’Acte uniforme relatif aux contrats de transports de marchandises par route de l’OHADAet de la Convention relatifs aux contrats de transports de marchandises diverses de la CEMAC soulève la question de l’efficience des stratégies d’intégration en Afrique.

35.

F. Ost et M. van de KERCHOVE, de la pyramide au réseau ? pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, page 337 à 338.

36.

Idem.

37.

S. THOMAS, Somme théologique, 1.2, 9.96, a.l ; 1.2, 9.95, a.4 ; 1.2, 9.95, a.2 ; 1.2, 9.96, a.4. Cité par F. Ost et M. van de KERCHOVE, de la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, page 382.

38.

F. SUAREZ, De legibus, op. Cit., Livre III, chap. XX, 13 ; cf. aussi Livre IV, chap.16. Cité par F. Ost et M. van de KERCHOVE, de la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, année 2002, page 383.