§3. Un champ d’étude couvrant le droit, la sociologie et l’économie

« Le droit des transports n’est pas un îlot étranger au reste du droit 39  » comme l’affirme la doctrine. Il est caractérisé par un ensemble de règles hétérogènes, disparates et techniques, destinées à répondre aux besoins pratiques, liés aux déplacements des opérateurs économiques. Mais, cette hétérogénéité et la technicité n’excluent pas que, dans de nombreux domaines, il a enrichi la théorie générale du droit, et bénéficie en retour de ses apports. Ainsi, l’étude des politiques de transport routier dans la CEMAC va couvrir de larges branches du droit.

Le droit commun et les règles générales du droit constituent, en effet, la première source du droit des transports qui sera utilisée dans cette étude. Comme tous les droits, il est fondé sur des textes qui sont adoptés conformément au droit commun. Son application est pareillement confiée aux juridictions ordinaires, qu’elles soient de nature administrative ou judiciaire.

Le droit des transports utilise les notions générales servant dans toutes les branches du droit. Les services publics de transport sont organisés et exploités en vertu des règles des services publics. Les entreprises de transport sont régies par le droit des sociétés ou celui des établissements publics. Leur personnel obéit aux règles du droit du travail, et leur matériel au droit des biens. Les contrats de transport restent les contrats. Par ailleurs, dans un contexte d’intégration régionale, le droit communautaire intervient en matière de libre prestation de services, de libre établissement, d’accords internationaux, de sécurité, ou encore d’infrastructures.

Se pencher sur la validité des règles adoptées par la CEMAC en matière de transport routier est donc complexe, du fait même de leur diversité, mais également du fait de la difficulté d’intégrer le droit des transports dans l’ordonnancement juridique40. Or, l’idée d’une unité de l’ordre juridique étatique entretient des liens intimes avec la nature de la science juridique positive : la tâche du juriste est ainsi de considérer les règles de droit comme élément d’un ensemble plus vaste au sein duquel il s’agit de questionner la cohérence logique, et le sens d’énoncés normatifs pris en eux-mêmes, et non dans leur articulation aux faits sociaux41.

Cette étude va, tout d’abord, s’appuyer sur une interprétation déductive du droit applicable au transport routier dans la CEMAC. Elle va analyser les conditions d’application des règles communes dans les Etats membres, en tenant compte de la configuration du système où il évolue. Celle-ci étant caractérisée par une coexistence des ordres supranationaux et nationaux, les « interpénétrations » de systèmes qui en découlent présentent des conséquences importantes sur la théorie de la validité du droit42 et de l’interprétation juridique.

L’étude consiste à apprécier les effets de ce bouleversement du système juridique sur l’efficacité des politiques envisagées. A cet effet, les conditions formelles de validité des règles adoptées en matière d’organisation du marché, de la vie économique et sociale du transport routier ; les régimes applicables aux contrats de transport ; les règlementations spécifiques aux engins de transport et les conditions de modernisation des infrastructures sont scrutées. Cependant, comme le dit J. Carbonnier, « (…) quel juriste dit dogmaticien accepterait aujourd’hui d’être réduit dans son étude à des textes coupés de la vie, coupés de leur genèse comme de leur application ? (…) 43  », cette thèse va aussi toucher le champ de la sociologie juridique. Il s’agira, dans ce cadre, de prendre l’exemple des publicistes comme Hauriou ou Duguit, proches de Durkheim, qui voyaient dans le droit et la règle juridique des faits sociaux44.

En effet, la sociologie juridique considère que le droit doit s’adapter aux intérêts sociaux, aux besoins produits par l’évolution économique et sociale, grâce à une approche inductive et non déductive, à partir des principes et des traditions juridiques. Elle voit le droit comme devant équilibrer les intérêts en présence, en répartissant harmonieusement les droits et les devoirs. Ainsi, l’activité des juridictions n’est pas à considérer comme indifférente aux tensions et rapports de force sociaux. C’est pourquoi, notre étude s’inscrit dans un projet d’adaptation des structures juridiques aux politiques de transport routier, en s’attachant notamment à analyser la capacité des institutions à assurer « la balance des intérêts 45 » en présence.

La méthode consiste à comparer les intérêts collectifs et individuels des parties impliquées dans les politiques de transport. Le critère de cette comparaison ne sera pas juridique, mais économique, dans la mesure où il s’agit d’évaluer les dommages que peuvent ressentir les uns et les autres à mettre en œuvre, de façon efficace, les normes qui ont été adoptées. Dans ce cadre, la réflexion s’appuie sur une représentation qui va même dépasser la sociologie du droit, dans la pure tradition wébérienne, pour embrasser le champ de l’économie du droit46.

Cette discipline ne s’intéresse pas tant à ce qu’est le droit qu’à ce que différents procédés de régulation juridique (la législation, la réglementation, l’appareil juridictionnel) ou différentes règles (relatives aux contrats, à la responsabilité, etc.) produisent comme conséquences économiques. Elle se focalise surtout sur les relations entre le droit et l’allocation des ressources et des droits dans la société. Son impact normatif se concentre sur le problème de la minimisation des coûts sociaux, c’est-à-dire des coûts que la société doit supporter, induits par l’existence d’activités ou de comportements qui sont créateurs de dommages47.

L’économie du droit présente ainsi l’intérêt de permettre l’accès à une connaissance non dogmatique de la régulation juridique. Cette discipline prend, en effet, le droit sous l’angle opératoire, en s’intéressant aux effets économiques des règles et des institutions juridiques. De ce point de vue, elle est proche de la démarche des tenants du legal realism qui, dans le champ de la recherche juridique, se sont émancipés à partir des années vingt d’une vision formaliste du droit pour démontrer l’articulation du droit et des comportements dans le monde réel.

L’analyse consiste à réfléchir sur la pertinence du choix de la technique d’harmonisation pour conduire les politiques communes. Les éléments proposés sur la dualité des normes et la juxtaposition des juridictions qui génèrent des coûts pour l’application du droit visent à attirer l’attention sur cette importance de la dimension économique du droit48. L’apport de l’économie du droit permet, enfin, de mettre au centre de l’analyse les pratiques du droit et le règlement des conflits d’intérêts. Elle permet de saisir le contenu et les effets économiques du droit que la pratique doctrinale a tendance à laisser trop souvent dans l’ombre.

Cette étude va être menée grâce à une méthodologie axée sur le droit comparé, du fait notamment des contraintes propres au fonctionnement de la Cour de Justice Communautaire de la CEMAC49, et de la faiblesse de sa jurisprudence. Le Rapport d’audit institutionnel et organisationnel  de février 2006 a ainsi souligné que « son rendement est faible avec 17 arrêts et 5 avis rendus en 5 ans d’existence. La chambre n’a pas été saisie en recours préjudiciel par les juridictions nationales (demande d’interprétation du droit communautaire) et n’a jamais été saisie par les Etats membres et le Secrétariat Exécutif pour se prononcer sur la légalité d’actes nationaux au regard des traités et conventions communautaires 50  ». Dans ces conditions, on mesure la difficulté que l’on peut avoir à conduire efficacement cette recherche.

L’usage du droit comparé permet pourtant de valider le résultat de nos analyses. On sait, en effet, que les vertus de cette science sont nombreuses : Comme toute science, le droit comparé permet d’apprendre sur les droits étrangers51, de s’adapter à la mondialisation, de comprendre et améliorer les droits nationaux52. C’est pourquoi les pays en développement53 s’en sont largement inspirés, en évaluant les conditions de transposition des législations des pays capitalistes dans leurs droits nationaux, tout en tenant compte de leurs spécificités nationales54.

Ce droit applicable dans la grande majorité des pays d’Afrique francophone de la zone Franc est proche du droit français. Conformément au principe de la « continuité législative 55  », les textes français applicables à la date de leurs indépendances sont restés en vigueur, sauf textes nouveaux contraires. Ce droit a, d’une façon générale, connu peu d’évolutions notables depuis les indépendances, en raison du nombre très faible de décisions de jurisprudence rendues et publiées. Ainsi, les pays de la CEMAC ont, pour l’essentiel, hérité du droit public français qui s’applique d’une façon générale à titre supplétif. De même, dans la pratique, les tribunaux tolèrent encore que l’on fasse référence à la jurisprudence française. En vertu de l’intérêt que représente le droit comparé, et pour les raisons de proximité entre les Etats membres de la CEMAC et ceux de l’Union européenne (la France en particulier), nous allons notamment nous appuyer sur la jurisprudence de la Cour de Justice de la Communauté européenne, pour préciser le sens des principes qui fondent les politiques de transport.

Les différents points vont être exposés dans un plan en deux parties. La première porte sur les enjeux des politiques de transport routier dans la CEMAC. La seconde partie fait le point sur les contraintes qui limitent ces politiques. Elle va notamment aborder la question des exigences à tenir pour que ces politiques, qui sont d’une importance capitale pour le développement économique et social de la sous-région Afrique centrale, atteignent leurs objectifs.

Notes
39.

A propos de l’hétérogénéité du droit des transports lire C. Paulin, Droit des transports, Lexis Nexis, Paris, année 2005, pages 2 à 4 ; B. Mercadal, Droit des transports terrestres et aériens, Dalloz, Paris, année 1996, pages 3 à 5.

40.

B. Mercadal, Droit des transports terrestres et aériens, Dalloz, Paris, année 1996, page 4

41.

Cette démarche présente de fortes affinités avec la méthode de la théorie pure du droit qui a été défendue par Kelsen.

42.

F. Ost et M. van de Kerchove, de la pyramide au réseau ? pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, année 2002, 597 pages.

43.

J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Presse universitaire de France, année 2004, page 16.

44.

T. Kirat, économie du droit, Paris, éditions la Découverte, année 1999, page54.

45.

Idem

46.

E. Mackaay et S. Rousseau, Analyse économique du droit, Paris, éditions Dalloz, 2ème édition, année 2008, 728 pages.

47.

T. Kirat, l’économie du droit, Paris, Editions La Découverte, année 1999, 118 pages.

48.

La réflexion sur l’économie du droit renvoie au coût pour le budget des Etats, l’entretien des systèmes juridictionnels, les coûts privés de l’accès au droit (recours aux services d’un avocat, coûts de procédures) ; ou les conséquences économiques des actes juridiques qui peuvent devenir des freins à l’efficacité des politiques communes.

49.

La saisine de la Cour de Justice est ouverte à tout Etat membre, aux organes de la CEMAC et à toute personne physique et morale en ce qui concerne les cas de violation des dispositions des Traités de la CEMAC et des conventions subséquentes.

50.

Performances Management Consulting – ECDPM, Diagnostic institutionnel, fonctionnel et organisationnel de la CEMAC, Tome 1, Février 2006, pages 79 à 80.

51.

Le droit comparé a vocation à améliorer la connaissance. L’étude des différentes législations permet en effet de faciliter la recherche de la meilleure solution pour un problème donné en offrant une variété de solutions que ne peut offrir l’étude d’un seul système.

52.

Le droit comparé est doublement primordial pour adapter le droit et organiser la mondialisation. Il est indispensable pour l’uniformisation du droit au niveau régional et international. C’est ainsi que les traités établissant des règles communes matérielles se fondent sur l’étude comparée. Il permet ensuite de savoir comment chaque pays recevra le traité (valeur juridique du traité dans l’ordre interne, procédure de ratification, etc.). L’étude des autres législations permet, par ailleurs, de dégager les principes généraux communs aux nations civilisées. En outre, la comparaison est effectuée dans le cadre du commerce international lors des arbitrages internationaux ou par les firmes transnationales pour élaborer leur stratégie et déterminer quel droit est le plus propice à une activité.

53.

Il en est de même des pays européens sortant du communisme.

54.

Pour une critique de l’utilisation du droit comparé en Afrique subsaharienne lire notamment D. Abarchi, « Problématique des réformes législatives en Afrique : le mimétisme juridique comme méthode de construction du droit », in Revue de droit des pays d’Afrique, n°842, janvier mars 2003, pages 88 à 105.

55.

Ce principe a été inscrit dans la plupart des constitutions post-coloniales de la plupart des pays francophones de la zone Franc. Cf. O. Fille-Lambie, « aspects juridiques des financements de projets appliqués aux grands services publics de la zone OHADA », in Revue de droits des affaires internationales, n°8, année 2001, pages 932 à 933.