3/ L’abus de position dominante

Le Règlement225 déclare incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie de celle-ci. S’en suit une longue liste, d’ailleurs non exhaustive de pratiques abusives : prix imposés, limitations de production, ou encore des pratiques discriminatoires.

La notion de domination de l’entreprise procède d’un raisonnement téléologique226qui ne se comprend que par rapport à son effet. Celui-ci consiste en la détention d’un pouvoir qui est de nature à faire obstacle au libre jeu de la concurrence. C’est ainsi que, la position dominante est définie comme une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients, et finalement des consommateurs227.

Le pouvoir qui caractérise l’entreprise en situation de position dominante lui permet tout à la fois d’exercer une influence sur le comportement de ses concurrents et de se soustraire à l’influence de ceux-ci. On perçoit alors deux conséquences de l’affirmation selon laquelle la position dominante renvoie à l’idée de détention d’un pouvoir découlant d’une puissance économique. D’une part, le pouvoir économique ne peut se comprendre que par rapport à une donnée de référence : on exerce un pouvoir sur quelqu’un, sur quelque chose ; en droit de la concurrence, sur un marché. D’autre part, le pouvoir économique doit être identifié aux travers d’indices objectifs caractéristiques de la structure de l’entreprise concernée.

La détention par une entreprise d’une position dominante suppose donc que l’on s’attache à en dégager les principaux critères : il faut rechercher les indices de ce pouvoir de marché.

Le pouvoir de marché de l’entreprise en position dominante peut être appréhendé par la réunion des indices (on parle de faisceau d’indices) procédant d’analyses économiques et juridiques qui permet aux autorités et juridictions de conclure à l’existence de la position dominante228. Il est délicat de prétendre systématiser les critères (chaque situation économique pouvant être considérée comme originale), toutefois l’on peut relever que les analyses se portent à la fois vers la structure du marché et vers la structure de l’entreprise considérée.

La structure de l’entreprise renvoie à la détermination de la part de marché détenue par l’entreprise concernée. Même si la signification des parts de marché peut différer d’un marché à l’autre, on peut estimer que des parts extrêmement importantes constituent par elles-mêmes, et sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l’existence d’une position dominante229. La question posée est celle du seuil de marché à partir duquel on parle de position dominante. La réglementation CEMAC est précise, puisqu’elle affirme que toute situation tendant à favoriser l’acquisition d’une part du marché supérieure ou égale à 30% est constitutif de position dominante230.

Cette structure de l’entreprise renvoie à un examen de la situation de l’entreprise au travers d’indices tels que l’avance technologique de l’entreprise par rapport à ses concurrents directs, la préexistence d’un réseau commercial ou l’existence de barrières à l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché. Ces indices structurels viennent compléter l’analyse quantitative dans l’optique de caractériser la domination. Par exemple, la comparaison de la taille respective des entreprises sur le marché, et le constat de l’évidente prépondérance de l’une par rapport aux autres est un indice de la position dominante au-delà du critère de la part

On peut également recourir à des critères « comportementaux » des entreprises. C’est ainsi que certains comportements peuvent être révélateurs de la puissance économique, et donc de la position dominante, en ce qu’ils ne peuvent être le fait que d’une entreprise détenant suffisamment de pouvoir pour les imposer aux autres opérateurs sur le marché considéré231.

La domination, et sa traduction qu’est la détention de parts de marché exprimant un pouvoir de marché, ne s’entend donc que logiquement par rapport à un marché déterminé232. La définition de ce marché, aux fins du droit communautaire de la concurrence, offre une certaine sécurité aux opérateurs économiques en leur permettant d’anticiper d’éventuels difficultés, et d’adapter leurs comportements aux exigences du droit communautaire de concurrence. Le marché en cause dans le cadre duquel il convient d’apprécier un problème donné de concurrence est ainsi déterminé en combinant le marché des produits et le marché géographique233.

Un marché de produits ou de services se définit comme celui qui « comprend tous les produits et/ou services que le consommateur considère comme interchangeables ou substituables en raison de leurs caractéristiques, de leur prix et de l’usage auquel ils sont destinés234. La question centrale posée par cette définition est celle du caractère substituable. Ainsi, le caractère substituable du produit ou du service est identifié par l’existence d’une substitution récente entre produits ou services de l’appréciation des clients et des concurrents, des barrières et coûts pouvant se manifester en cas de transfert vers des produits de substitution.

Le marché géographique se définit comme « le territoire sur lequel les entreprises concernées sont engagées dans l’offre des biens et des services en cause, sur lequel les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes et qui peut être distingué des zones géographiques voisines parce que, en particulier, les conditions de concurrence y diffèrent de manière appréciable235». Les critères utilisés pour déterminer la dimension géographique du marché (qui doit être homogène) sont notamment le cloisonnement des marchés nationaux, les coûts de transports, les habitudes de consommation, etc. Que le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci soit affecté reste déterminant. Le territoire d’un Etat membre, quelle que soit sa taille, paraît ainsi répondre à la définition d’une partie substantielle du marché commun.

La position dominante est interdite par le règlement communautaire qui offre quelques exemples de comportements constitutifs de l’exploitation abusive236. Il s’agit en effet d’imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente, ou d’autres conditions de transaction non équitables ; pratiquer des prix anormalement bas ou abusivement élevés ; limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs ; appliquer à l’égard des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ; subordonner la conclusion des contrats à l’acceptation par les partenaires des prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats ; se concentrer sur les conditions de soumission à des appels d’offres pour un partage du marché au détriment des autres concurrents.

Les abus de comportements correspondent à des situations où l’entreprise en position dominante utilise les possibilités qui en découlent pour obtenir des avantages auxquels elle n’aurait pas pu prétendre autrement à l’égard de ses partenaires et de ses cocontractants. L’approche retenue procède de l’idée que les partenaires économiques sont aussi des concurrents. Mais, cela concerne aussi le cas où le partenaire n’est pas en tant que tel un concurrent.

La jurisprudence237se penche sur la situation où l’entreprise en position dominante impose des conditions contractuelles inéquitables (fixation des prix élevés à l’égard de certains clients qu’à l’égard des autres). Mais, le constat de ces différences des prix à l’égard des clients n’est pas en soi suffisante. Il faut démontrer qu’il s’agit là d’une démarche délibérée qui ne correspond à aucune logique économique. Il n’en demeure pas moins que « la politique de prix inégaux permettant à [l’entreprise] d’appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalents, en leur infligeant un désavantage dans la concurrence, constitue une exploitation abusive de position dominante238 »

Au-delà des abus perceptibles dans les rapports entre l’entreprise dominante et ses partenaires, il existe aussi le cas des abus de structure qui renvoient à l’idée d’une atteinte à la structure de la concurrence. En d’autres termes, des comportements d’entreprise que l’on pourrait considérer comme légitimes dans un contexte extérieur à la domination deviennent abusifs en raison de la domination et des effets qu’ils emportent sur la structure de la concurrence239. Tel en est le cas d’une prise de participation qui est parfaitement légitime en soi mais qui, pour une entreprise déjà en position dominante, est susceptible de devenir abusive.

Certaines pratiques ont retenu l’attention des autorités de concurrence. C’est ainsi que les prix prédatoires240 offrent un exemple d’abus de structure, malgré les incertitudes qui ont pu entourer cette notion. L’entreprise en position dominante qui a recours à ces pratiques de prix inférieurs à la moyenne des coûts variables traduit un choix qui ne peut être autre que celui de chercher à éliminer son ou ses concurrents tant les prix prédatoires sont inévitablement synonymes de pertes pour l’entreprise. Dès lors, la structure de la concurrence en sera affectée. Mais, la doctrine retient que si les prix sont anormalement bas et inférieurs aux coûts totaux, ces pratiques ne peuvent recevoir la qualification de prix prédatoires, et donc d’abus, qu’après avoir démontré l’existence d’une volonté d’élimination de la concurrence241.

En définitive, le droit communautaire de la concurrence comporte des règles qui permettent de règlementer le comportement des entreprises sur le marché commun. Mais, puisque le jeu de la concurrence peut également être faussé par l’intervention économique des Etats, le deuxième volet du droit de la concurrence de la CEMAC porte sur les pratiques étatiques qui affectent le commerce242. Il traite des aides d’Etat, de la situation des entreprises jouissant du statut de monopole légal, et de la mise en concurrence des marchés publics nationaux.

Notes
225.

L’article 16 du Règlement n°1/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques anticoncurrentielles des entreprises.

226.

La téléologie se définit comme une doctrine qui considère le monde comme un système de rapports entre moyens et fins.

227.

CJCE, 14 février 1978, United Brands, 27/76, Rec. 207 ; CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, 85/76, Rec.461.

228.

Selon la CJCE l’existence d’une position dominante résulte en général de la réunion de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants. CJCE, 14 février 1978, United Brands, 27/76, Rec. 207 ; TPICE, 8 octobre 1996, Compagnie maritime belge de transports, T-24/93 à T-26/93, Rec.II-1207.

229.

CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, 85/76, Rec.461.

230.

Article 15 du Règlement n°1/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques commerciales anticoncurrentielles.

231.

Déc. 92/163, Tetra Pak II, 24 juillet 1991, JOCE L 72, 18 mars 1992.

232.

Au sens du droit communautaire de la concurrence, on parle de marché pertinent. Cf. JOCE C 372, 9 décembre 1997, page 5.

233.

Communication de la Commission européenne de 1997 qui a tiré les enseignements tant de sa pratique que de la jurisprudence pour esquisser une définition du marché aux fins du droit communautaire de la concurrence.

234.

Idem

235.

TPICE, 21 octobre 1997, Deutsche Bahn AG, T-229/94, Rec. II-1695 ; Déc. 88/518, British Sugar, 18 juillet 1988, JOCE L 284, 19 octobre 1988.

236.

Article 16 du règlement n°1/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques commerciales anticoncurrentielles.

237.

CJCE, 14 février 1978, United Brands, 27/76, Rec. 207.

238.

Idem.

239.

La CJCE a pu considérer qu’une prise de participation majoritaire dans une société doit recevoir la qualification d’abus de domination par le fait qu’elle conduit l’entreprise à renforcer sa position dominante et tend à entraver substantiellement la concurrence sur le marché considéré (CJCE, 21 février 1973, Continental Can, 6/72, Rec.215).

240.

Il s’agit des prix inférieurs à la moyenne des coûts variables pratiqués par une entreprise en position dominante qui caractérise un abus.

241.

C. Nourissat, droit communautaire des affaires, Paris, éditions Dalloz, 2ème édition, année 2005, page 245.

242.

Règlement n°4/99/UEAC-CM-639 portant réglementation des pratiques étatiques affectant le commerce entre les Etats membres (annexe 4).