2/ La dérive vers l’éclatement du droit

L’harmonisation ne garantit pas la convergence des règles de droit. Le danger provient essentiellement des « renationalisations » trop fréquentes, c’est-à-dire de l’existence d’une marge nationale d’appréciation tellement importante que la convergence n’est plus possible, le droit national transformant et dénaturant le droit harmonisé350. Ainsi, par la pratique des réserves ou des transpositions, l’unité d’un texte risque de subir un démantèlement trop important351.

La réserve est « une déclaration unilatérale, quel que soit son libellé ou sa désignation, faite par un Etat, par laquelle il vise à exclure ou à modifier l’effet juridique de certaines dispositions du traité dans leur application à cet Etat 352 ». Cette déclaration permet de réécrire partiellement un traité à son profit, en limitant son engagement et représente ainsi une technique qui consacre la marge nationale d’appréciation, utilisable dans une convention internationale. A cette faculté s’ajoute le droit d’interprétation des dispositions d’un traité sous réserve de ne pas en modifier une disposition, ni en écarter une. Par ailleurs, ces interprétations doivent être faites de bonne foi. Cette marge d’appréciation bénéficie d’une grande souplesse. D’une part, le principe est celui de la liberté pour chaque Etat de formuler des réserves. D’autre part, l’unanimité des signataires du Traité n’est pas exigée353, et la validité des réserves est appréciée en fonction de l’attitude des parties, de l’objet et, du but de la convention.

La transposition est le mécanisme qui permet d’intégrer une directive dans l’ordre interne. Elle a deux intérêts. D’une part, chaque Etat conserve une marge d’appréciation, surtout que la directive ne lie les Etats que dans les objectifs à réaliser mais non dans le moyen à utiliser pour satisfaire ce résultat. La divergence reste donc possible. D’autre part, elle permet à chaque Etat de limiter les incohérences, en adaptant le droit interne à cette norme. Cette marge d’appréciation permet, par conséquent, aux Etats de disposer d’une certaine liberté pour conserver, au maximum, la cohérence de leur droit interne et finalement avoir des réglementations différentes tout en étant très proches et inspirées des mêmes idées directrices 354 .

L’éclatement du droit harmonisé s’explique aussi par la divergence d’interprétation dans les Etats. Malgré l’existence d’une règle de droit harmonisé, les interprétations peuvent être variables d’un Etat à un autre qu’aucune convergence n’existe réellement. Ce danger est accentué par la diversité des méthodes d’interprétation, notamment sur l’utilisation ou non des travaux préparatoires, l’importance de la lettre sur l’esprit. Cela peut même donner lieu à la résurgence d’un conflit de loi, pourtant théoriquement éradiqué par l’adoption d’une règle harmonisée355.

Le droit harmonisé subit donc des dénaturations, ne conservant de l’harmonisation que de nom. C’est ce qui explique que certains auteurs considèrent que l’harmonisation n’est que de façade et artificielle356. Cette dérive s’explique peut-être par une démarche comparative insuffisante : la norme produite est tellement éloignée du système national que l’Etat destinataire l’interprète, la dénature voire la supprime pour la rendre compatible avec son droit.

La technique d’harmonisation du droit connaît, à côté de ces dérives, des facteurs de fragilisation. D’une part, elle souffre d’une incohérence grandissante, due à une diversité des sources. D’autre part, elle pâtit des difficultés d’application qui risquent de compliquer sa mise en œuvre pour conduire efficacement les politiques communes de transport routier dans la CEMAC.

Notes
350.

M. delmas-marty, M.-Izorche, « Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit, Réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », RIDC, 2000, p.757, spéc. P.759.

351.

J. Combacau, S. Sur, Droit international public, 5e éd., Montchrestien, p. 132-133.

352.

Selon l’article 2, § 1 d de la Convention de Vienne.

353.

En effet, depuis un avis de la Cour Internationale de Justice du 28 mai 1951, l’unanimité des signataires du Traité n’est plus exigée, comme c’était le cas au moment de la Société des Nations. Cf. Mireille delmas-marty (sous la dir. de), critique de l’intégration normative, Paris, Presse Universitaire de France, année 2004, page 55.

354.

Ph. Malinvaud, « Rapport introductif », in Le renouvellement des sources du droit des obligations, page 3. Cité par L. Fin-Langer, « L’intégration du droit du contrat en Europe », in M. delmas-marty (sous la dir.), critique de l’intégration normative, Paris, Presse universitaire de France, année 2004, page 57.

355.

P.Lagarde, « Les interprétations divergentes d’une loi uniforme donnent-elles lieu à un conflit de lois ? », revue critique DIP, 1964, page 235. Cité par M. delmas-marty (sous la dir.), critique de l’intégration normative, Paris, PUF, année 2004, page 57.

356.

Ch. Jamin, « Un droit européen des contrats », in Le droit privé européen, Economica, 1998, p.56, n°19 ; J. Raynard, op. cit., RTD civ., 1998, p.1009. Certains auteurs du XIX siècle avaient déjà dénoncé ce problème : O. Riese, « Une juridiction supranationale pour l’interprétation du droit unifié », RIDC, 1961, p.725. D’autres, en revanche, considèrent qu’il existe un rapprochement des modes d’interprétation d’un texte : ainsi la Chambre des Lords a posé le recours aux travaux préparatoires comme règle d’interprétation : Pepper vs Hart, en 1993, cité par B. Mercadal, « Des différences entre la common law et la civil law », Rev. de jurisprudence commerciale, 2000, p.148.