3/ La fragilisation des politiques

L’harmonisation laisse exister une diversité des sources de droit. C’est ainsi que la CEMAC connaît, au même titre que ce qui se passe avec l’Union européenne, un « positivisme exacerbé 357 » qui pose deux problèmes. Le premier est celui de la compatibilité du contenu de ces différentes règles. Elles sont souvent adoptées au cas par cas, sans cohérence d’ensemble. Ces différents textes sont conçus comme des sous-ensembles autonomes, sans lien les uns avec les autres. Ils ne sont pas envisagés comme des éléments d’un tout358.

Le second problème consiste à se demander qu’elle solution adopter en cas de conflit de lois. Une hiérarchie des normes pourrait donner une réponse adéquate, car elle est présentée comme un facteur de cohésion de l’ordre juridique, en vertu d’un rapport de subordination linéaire359. Mais, une première limite est que certaines sources ne sont pas intégrées dans cette hiérarchie, celle-ci ne comprenant que les règles sanctionnées juridiquement.

En deuxième lieu, il faut trouver un critère de hiérarchisation entre les différentes règles de droit en présence. Plusieurs peuvent être proposées : un critère organique tout d’abord. Il faudrait alors hiérarchiser les organes émetteurs de la règle. Le problème n’est en réalité que déplacé, sans être résolu. Faut-il, en effet, prendre en compte la légitimité ? la compétence ? Cela est d’autant plus difficile que les acteurs peuvent être des autorités élues, des professionnels, la doctrine, qui ne sont pas en réalité sur le même plan, et donc difficiles à hiérarchiser.

Un autre critère de généralité peut être proposé. Ce serait alors une application de l’adage lex specialis derogat lege generali selon lequel le spécial l’emporte sur le général. Cela pourrait très bien résoudre les conflits entre les règles du droit harmonisé et plus spécialement entre les directives, spécifiques à certaines questions ou à certains contrats, et les principes généraux concernant tous les contrats. Mais cela ne suffit pas pour résoudre les conflits entre le droit harmonisé et les droits à harmoniser, car elles sont des règles de même nature.

Il existe, par ailleurs, un critère géographique qui présente aussi des difficultés d’application car il devra consister d’abord à déterminer la frontière entre les différents contrats, difficulté déjà soulevée pour définir un contrat international et toujours non résolu de manière satisfaisante à ce jour. Quid de la cohérence de fond, dans la mesure où les différentes couches seraient superposées et considérées comme des sous-ensembles autonomes mais sans cohérence de fond ? Est-ce vraiment une harmonisation ? On peut en douter du fait qu’il n’existe aucun rapprochement entre ces différentes réglementations en présence. Ce critère pourrait résoudre les conflits mais en aucun cas assurer une cohérence d’ensemble : les droits en présence ne seraient pas intégrés, mais composés de différentes strates se superposant.

Enfin, le système même de la hiérarchie est incompatible avec le concept d’harmonisation. La hiérarchie suppose un contrôle de conformité de la norme inférieure à celle qui lui est supérieure. Dans ce cas, aucune divergence n’est possible. L’harmonisation annoncée se transforme en unification nécessaire. La notion de compatibilité, étrangère à la hiérarchie, mais inhérente à l’harmonisation, démontre sans aucun doute l’inefficacité d’une hiérarchie pour résoudre les conflits. En réalité, il ne s’agit pas tant de les résoudre que de les atténuer.

Il existe, par ailleurs, d’autres limites liées à la difficulté d’application d’un droit harmonisé qui peuvent fragiliser l’utilisation de cette technique pour conduire efficacement les politiques communes. En fonction de la source de droit, certaines dispositions qui résultent de l’harmonisation peuvent rester lettre morte. Ce problème peut être présenté en fonction du degré d’effectivité et du destinataire de la règle. Ainsi, parfois, le texte n’a d’effet contraignant qu’envers des Etats, et non auprès du destinataire final, en l’occurrence les parties à un contrat, et inversement. Certains textes n’ont, par conséquent, aucune obligation envers les Etats. C’est le cas pour les Principes Unidroit proposés comme modèle éventuel, en cas de réforme des droits nationaux, et comme une référence possible à une harmonisation communautaire du droit du contrat. Au niveau des Etats, ils peuvent n’avoir aucune efficacité réelle. La doctrine les qualifie de « droit virtuel 360 » car les conventions internationales ne peuvent engager les Etats, et avoir des effets sur le droit interne, que si elles sont ratifiées par ces Etats.

Depuis la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950, les traités internationaux créent à la fois des obligations négatives, interdisant aux Etats de porter atteinte aux dispositions prévues, mais également des obligations positives, leur imposant de prendre toutes mesures pour les mettre en œuvre effectivement361. En théorie, cet effet contraignant est important. Mais, en pratique, il dépend d’une condition essentielle : la ratification par l’Etat. Or, cette ratification n’est en aucun cas une obligation pour l’Etat et n’est pas sanctionnée en cas de manquement. Il en résulte qu’un grand nombre de conventions internationales n’ont aucun effet juridique en raison de l’absence de ratification par les Etats signataires362.

En définitive, la CEMAC a mis en place, à travers la technique d’harmonisation du droit, un modèle d’intégration qui ne repose pas sur une stricte hiérarchie des normes, mais plutôt sur une hiérarchie assouplie par une marge nationale d’appréciation explicite (par le jeu des directives ou des principes directeurs) et implicite (principe de subsidiarité ou mécanisme de renvoi au droit interne pour certaines questions). Cette marge peut aussi être introduite, de son propre chef, par le récepteur. C’est ainsi qu’un Etat peut exprimer une réserve lors de la ratification d’une convention ; le législateur, ou le juge national peut aussi opérer une transposition a minima en droit interne, au risque parfois d’une renationalisation de la norme internationale. Il en résulte que, si la technique d’harmonisation du droit, par la souplesse qu’elle introduit, est l’instrument d’une intégration qui est politiquement acceptable, elle peut conduire à un pluralisme de juxtaposition qui ne permet pas de développer de façon efficace les politiques.

L’harmonisation du droit est une démarche technocratique qui peut ralentir l’effectivité des politiques communes. Elle risque, notamment, de freiner la réalisation de l’intégration du fait de la résistance des Etats puissants qui ont tendance à profiter de leur position dominante pour ralentir un processus qu’ils jugent défavorable à leurs intérêts économiques363.

Ensuite, l’harmonisation du droit ne tend pas à instituer une solution commune. Malgré la profondeur de son intervention, elle n’a pas un effet absolu, car elle ne vise pas à opérer une fusion complète des systèmes de droit. Elle peut donc laisser perdurer une certaine concurrence entre les normes. Son but étant de les rendre comparable et compatible sans poursuivre leur nivellement total. Elle porte en elle le respect des identités juridiques nationales. Ce respect des identités nationales est un facteur de paralysie des politiques communes. L’identité est ce qui fait que l’on se reconnaît membre d’un groupe. Elle fonctionne par différenciation, car c’est ce qui permet de se reconnaître membre d’une communauté, et de se distinguer des autres communautés364. Elle peut donc fragiliser les politiques.

Enfin, l’harmonisation du droit a une incidence, en matière de coût et de temps, à la fois pour les opérateurs économiques et les usagers. Elle est aussi susceptible de provoquer une insécurité juridique. Par conséquent, elle peut être considérée comme un frein pour les affaires365.

Il y a ainsi un paradoxe qui consiste à prétendre à la fois favoriser l’intégration et préserver les différences. Aussi, est-il raisonnable de prendre en compte les remarques de la doctrine selon lesquelles « l’intégration ascendante, [qui mène au choix de la technique d’harmonisation], abouti à une  intégration de façade 366  » à cause des nombreux obstacles à surmonter. L’utilisation de cette technique d’harmonisation passe par une vraie connaissance des droits. Elle nécessite plus qu’une simple lecture des règles en présence et des jurisprudences367.

Ces conditions ne semblent pas être réunies dans la CEMAC pour l’utiliser efficacement. On peut par conséquent s’accorder avec l’idée selon laquelle « le pluralisme juridique contribue à affecter l’équilibre des droits 368 ». Il est « un  facteur de dés harmonisation du droit 369  ». Il est donc nécessaire de chercher les voies et moyens pour rendre effective la politique de libéralisation des prestations de services de transport. Mais, puisqu’il est illusoire de libéraliser les échanges pour les entreprises, si elles ne peuvent pleinement profiter des opportunités d’expansion qui leur sont offertes sur le marché régional à cause d’un réseau de transport obsolète qui raréfie les échanges et fractionne l’espace régional, l’interconnexion des infrastructures est le deuxième axe des politiques envisagées par la CEMAC.

Notes
357.

M. delmas-marty (sous la dir. de), critique de l’intégration normative, Presse Universitaire de France, année 2004.

358.

B. Oppetit, op. Cit., Mélanges Loussouarn, 1994, page 314; G. Alpa, « Les nouvelles frontières du droit des contrats », RIDC, 1998, n°4, page 1023.

359.

M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, page 90 et s. ; F. Ost, M. Van de Kerkhove, « De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du droit », RIEJ, 2004-44, p. 2-3 ; J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 25ème édition, n°42 et 114 ; J.L. Aubert, J. Flour, Introduction au droit et thèmes fondamentaux en droit civil, 6ème éd., n°90 ; P. Amselek, « Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l’ordre juridique », Revue de droit public et de sciences politiques en France et à l’étranger, année 1978, n°1, page 7 à 10.

360.

D. Mazeaud, « La commission Lando : le point de vue d’un juriste français », in L’harmonisation du droit des contrats en Europe, 2001, p.144-145. Cité par L. Fin-Langer, « L’intégration du droit du contrat en Europe », in M. delmas-marty, critique de l’intégration normative, Paris, Presse universitaire de France, anneé 2004, page 81.

361.

O. Lucas, « La convention européenne des droits de l’homme et les fondements de la responsabilité civile », JCP, 2002, éd.G, I, 111, n°7.

362.

Dans la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant le droit européen des contrats, le 11 juillet 2001, Com (2001) 398 final, p.49 et s. la Commission a joint une annexe II dans laquelle elle dresse une liste des différentes conventions, et rares sont celles qui sont juridiquement contraignantes.

363.

V. Robert et L. Usunier, « Du bon usage du droit comparé », in M. delmas-marty (sous la dir. de), critique de l’intégration normative, Paris, Presse universitaire de France, année 2004, page 248.

364.

J.-M. Pontier, « Les données juridiques de l’identité culturelle », in Revue du droit public, n°5-2000, pages 1271 à 1289.

365.

G. Kenfack Douajni, « L’abandon de souveraineté dans le Traité OHADA », in Revue de droit des pays d’Afrique, n°830, Mai - Août 1999, pages 125 à 134.

366.

M. Delmas-Marty (sous le dir. De), Critique de l’intégration normative, PUF, Paris, Année 2004, page 248.

367.

R. Sacco, « Les problèmes d’unification du droit », in L. Vogel (dir.), Droit Global Law Unifier le droit : le rêve impossible ?, Paris, éditions Panthéon-Assas, année 2001, page 10. Cité par M. delmas-marty, Critique de l’intégration normative, Paris, éditions P.U.F., année 2004, pages 28 à 29.

368.

B. Fauvarque-Cosson, « Faut-il un code civil européen? », in Pensée juridique française et harmonisation européenne du droit, Paris, année 2003, page 110.

369.

L. Vogel, Unifier le droit: le rêve impossible?, Paris, éditions Panthéon Assas, année 2001, 137 pages.