2/ Le régime des biens

C’est probablement sur la question du régime des biens que se sont cristallisées les réticences tenant à la possibilité de transposer les techniques de financements de projets d’origine anglo-américaine dans les pays de tradition juridique française. La question se pose ici dans les termes suivants : le régime des biens dits « de retour » des concessions de service public462, combiné avec celui de la domanialité publique, empêcherait le concessionnaire de bénéficier de droits réels sur les ouvrages qu’il réalise, et de revendiquer un quelconque droit de propriété sur ces ouvrages ; ce qui serait préjudiciable à la « bancabilité 463 » du projet dans la mesure où les prêteurs ne pourraient pas prendre de sûreté réelle sur les actifs « physiques » du projet.

Cette vision n’est pas pourtant conforme à la réalité car elle traduit une méconnaissance de la flexibilité qu’offre le droit des concessions de service public464. Tout d’abord, dans la pratique, il est important de rappeler que les prêteurs attendent plus qu’on leur démontre qu’ils ne sont pas en concurrence avec d’autres créanciers sur les actifs du projet, qu’une véritable sûreté réelle au sens classique du terme (hypothèque ou nantissement) dont l’efficacité ne serait, en outre, pas démontrée en cas de défaillance de leur débiteur. La valeur elle-même des biens sur lesquels de telles sûretés seraient assises est, par ailleurs, très relative.

Le régime de la domanialité publique constitue cette « sûreté négative » que les prêteurs recherchent. Inaliénable, le domaine public est aussi insaisissable par n’importe quel créancier. Il constitue, de ce fait, une protection efficace pour la société de projet/concessionnaire que pour ses créanciers. Toutefois, ce premier élément de réponse n’est pas suffisant pour écarter toutes les réticences sur la « bancabilité » des financements de projets en concession, dès lors que ces dernières portent sur le régime juridique spécifique des biens de retour.

La difficulté réside dans le fait que la jurisprudence française considère que les biens de retour sont, dans tous les cas, la propriété de la personne publique concédante, et ce dès leur édification par le concessionnaire. Certains auteurs ont ainsi dégagé de cette jurisprudence une théorie des biens de retour considérée comme propriété de l’autorité publique concédante. Cependant, les fondements de cette théorie n’ont pas été clairement explicités. Sans doute faut-il y voir une conséquence tirée de la présence du service public465, renforcée par le régime exorbitant de la domanialité publique, lorsqu’il s’applique au projet concerné466.

D’autres auteurs467 ont démontré que le régime de la domanialité publique n’était pas, dans toutes les hypothèses, susceptibles de servir de fondement à cette théorie. A cet égard, il a été rappelé cette jurisprudence ancienne, tant de la Cour de cassation468 que du Conseil d’Etat469 aux termes de laquelle les titulaires d’autorisations d’occupation du domaine public disposent de droits réels sur les constructions édifiées « en volume » sur le domaine public. Il s’agirait là de la traduction en droit public de la théorie civiliste dite du « droit de superficie »470.

Compte tenu de ces incertitudes, il peut être formulé à propos de la « théorie des biens de retour » précitée les réserves ci-après. Tout d’abord, selon certains auteurs, la théorie qui postule également que ces biens font retour obligatoirement à la partie concédante, n’aurait aucun caractère d’ordre public. Partant, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher les parties de convenir que de tels biens sont la propriété du concessionnaire pendant la durée de la concession, y compris en présence d’une clause de retour obligatoire (au concédant) à l’issue du contrat471.

Ensuite, on ne voit pas très bien pourquoi propriété privée et nécessité du service public serait a priori incompatibles472. C’est même tout le contraire qui sous-tend le concept d’ouvrage public auxquels participent certains financements de projet d’intérêt général. En effet, rien ne s’oppose à ce qu’un ouvrage public, spécialement aménagé à l’usage de public ou affecté à un service public, soit la propriété d’une personne privée, pourvu que son « retour » dans le patrimoine de la personne publique soit assuré. Bien évidemment, cela ne concerne pas l’hypothèse où la concession est elle-même constitutive du domaine public. Dans ce cas, et dans ce cas seulement (et cela dépendra de la définition de ce qui entre dans le périmètre du domaine public), le critère de la domanialité l’emportera sur celui du bien de retour473.

Il faut toutefois relever qu’en France le Conseil d’Etat va dans le sens de l’assouplissement de ces notions. Il a considéré, dans un avis de 1995, que le ministère de l’intérieur pouvait consentir à un investisseur une occupation privative du domaine public en vue de construire un immeuble destiné à accueillir un commissariat de police. Celui-ci fait l’objet d’une convention de location avec option d’achat au bénéfice de l’administration qui prévoit l’indemnisation des prêteurs, en cas de retrait anticipé du titre d’occupation du domaine.

Enfin, la jurisprudence a bien précisé qu’il revenait au cahier des charges de définir le régime des biens de retour, des biens de reprise474 et des biens propres475. Cette circonstance est encore rappelée par l’avis du Conseil d’Etat de 1995 précité. La loi française de 1994 a même consacré ce principe, en introduisant l’article L.34-5 alinéa 2 précité dans le Code du domaine de l’Etat476. Il y a donc une difficulté à concilier, d’un côté, un régime juridique des biens qui relèverait de la volonté des parties et l’application d’un principe selon lequel les biens de retour seraient la propriété ab initio du concédant « pour tenir compte des nécessités du service public ».

Il n’est pourtant pas contesté que les biens de reprise sont utiles au service public, tout en étant la propriété du concessionnaire. La question se pose bien, dans ce débat juridique, du respect de la liberté des parties au contrat de concession, de déterminer lesquels des biens appartiennent à la catégorie des biens de retour, et des biens de reprise, cette dernière étant exclue de la domanialité publique, mais pouvant revenir à l’autorité concédante à l’expiration de la concession. Il conviendrait donc, dans le contexte d’un droit administratif à construire en Afrique477, de reconnaître aux parties cette liberté contractuelle que la jurisprudence n’a jamais entendu remettre en cause, avec pour seule limite la bonne exécution du service concédé.

En dehors des biens qui font l’objet du service public, les autres biens de la concession, y compris ceux affectés au service public, pourraient être transférés au concessionnaire privé, sous réserve de l’accord du concédant et d’une clause de retour en fin de concession pour tenir compte des nécessités de service public, soit au titre des biens de reprise, soit au titre d’une catégorie de biens intermédiaires entre les biens de retour et les biens de reprise.

De tels biens pourraient être grevés de sûretés réelles au profit des prêteurs, même si leur valeur de réalisation ne serait que symbolique. L’un des obstacles aux financements privés des infrastructures, dans les pays où le droit public français exerce une influence, serait alors écarté.

Notes
462.

Les biens de retour sont les biens exclusivement affectés au service public. Pour cette raison, ces biens font retour (d’où leur nom) obligatoirement et gratuitement à l’autorité concédante à la fin du contrat de concession de service public.

463.

Expression de la pratique bancaire internationale entrée dans le langage courant pour désigner un projet qui présente les caractéristiques en terme de risques autorisant son financement.

464.

O. Fille-Lambie, « aspects juridiques des financements de projets appliqués aux grands services publics dans la zone OHADA », in Revue de droit des affaires internationales, n°8, année 2001, page 933.

465.

Et des « nécessités d’en tenir compte » selon l’expression consacrée par le législateur français de 1994 qui a introduit cet article L.34-5 dans le Code du domaine de l’Etat aux termes duquel « le cahier des charges [de la concession] précise les conditions particulières auxquelles il doit être satisfait pour tenir compte des nécessités du service public ».

466.

J. Dufau, Le domaine public, Le Moniteur, cinquième édition, n°220, qui se demande si, dans certaines décisions (Conseil d’Etat 21 avril 1997, Ministère du Budget c/Société Sagifa, Dr. Adm. 1998, n°316), les ouvrages construits (par un occupant du domaine public) qui répondent « aux besoins du service public » ne sont pas considérés implicitement comme des biens de retour.

467.

Y. Gaudemet, Les constructions en volume sur le domaine public, CJEG, Octobre 1991 citant notamment des auteurs comme J. Dufau in Le domaine public, tome 2. Lire par ailleurs Yolka, La propriété publique, thèse LGDJ, 1997.

468.

Chambre des Requêtes, 10 avril 1867, S. 67, 1, 277.

469.

Pour les branchements particuliers d’eau établis sous le domaine public, CE 8 janvier 1930 Compagnie générale des eaux (Rec. P. 16), et pour des branchements établis sur le domaine public ferroviaire, CE 3 juillet 1959 Ministère des travaux publics et SNCF (Rec. P.422). Cette jurisprudence est d’autant plus intéressante qu’elle est antérieure aux indépendances des pays de l’OHADA et qu’elle conduit aux mêmes conclusions que la réforme française de 1994 que ne connaissent pas ces pays.

470.

Le droit de superficie consiste dans le droit réel qu’un propriétaire exerce sur la surface d’un fonds dont le dessous appartient à un autre propriétaire. Pour une étude d’ensemble du droit de superficie, cf. Jean-Pierre Bertrel, L’accession artificielle immobilière, RTD civ. (4) oct-déc. 1994.

471.

Certains auteurs se sont aventurés dans cette direction, en qualifiant ces « biens de retour différés ». J.-P. Boivin, Bilan et Perspectives de quelques règles du droit public français au regard des financements privés d’ouvrages publics, Le financement privé d’ouvrages publics à l’horizon 1993, FEC et C.-H. Chenut, Les modes de financement de la concession de service public par le concessionnaire, Gazette du Palais, mercredi 23, jeudi 24 octobre 1996. Précisons que la Loi française de 1994 précitée (quia modifié l’article L.34 du Code du domaine de l’Etat) a créé une nouvelle catégorie de biens (immobiliers) qui, tout en étant la propriété du concessionnaire, font retour obligatoirement, sauf démolition, au concédant en fin de concession.

472.

E. Fâtome et P. Terneyre, la Loi de 25 juillet 1994 : observations complémentaires, AJDA 20 novembre 1994.

473.

Comme ce serait le cas d’une autoroute ou d’un pont à péage.

474.

Les biens de reprise sont ceux qui pourront devenir en fin de concession la propriété de l’autorité concédante si cette dernière exerce sa faculté de reprise prévue en sa faveur dans le cahier des charges.

475.

Les biens propres constituent une catégorie résiduelle de biens qui ne sont grevés d’aucune clause de retour obligatoire ou facultatif à l’autorité concédante en fin de concession. Ces biens sont acquis sur les fonds propres de concessionnaire et sortent du champ de la concession.

476.

Les « conditions particulières » (auxquelles les clauses du contrat de concession doivent satisfaire) viseraient en effet trois types de mesures parmi lesquelles le régime des biens en fin de concession, selon le rapporteur de cette loi (cf. J. Jufau, JCP éd. N 1995, 1.95).

477.

O. Fille-Lambie, aspects juridiques des financements de projets appliqués aux grands services publics dans la zone OHADA, in revue de droit des affaires internationales, International Business Law n°2, année 2001, page 939.