§1. L’incertitude de l’Etat de droit

Tant que les lois et les règlements n’ont pas été publiés, selon les formalités exigées, ils ne sauraient produire d’effets de droit, non seulement à l’égard des administrés, mais aussi à l’égard de l’administration517. Les autorités administratives ne peuvent ainsi appliquer aux particuliers un traité, une loi ou un règlement non publié ; les citoyens ne peuvent pas non plus s’en prévaloir, c’est-à-dire l’invoquer contre l’administration quand bien même ils en auraient pris connaissance. L’administration n’est pas non plus liée par les lois, ni par ses propres actes règlementaires, tant qu’une publicité n’a pas été effectuée. Cependant, les lois et règlements même non publiés existent et sont valides car la publication ne conditionne que leur applicabilité. Le défaut de publication n’a pour effet que de les priver de force obligatoire.

La publication est un acte majeur de légalité des normes518. Car, à partir du moment où l’on reconnaît à l’administration le pouvoir de modifier unilatéralement les situations juridiques des particuliers, on ne saurait accepter que ces changements s’exercent à leur insu. L’équité commande que les individus, pour se soumettre à des règles nouvelles aient préalablement pu en prendre connaissance et soient informés de la date de leur entrée en vigueur. La publicité répond ainsi à une exigence d’équité et de bon sens car elle est « l’opération par laquelle les décisions exécutoires sont portées à la connaissance des intéressés 519 ». Dans la CEMAC, les conditions d’applicabilité des lois communautaires sont insuffisantes, du fait de l’incertitude de l’état de droit et de l’accès difficile des citoyens à la loi.

Une étude réalisée par Alain Moyrand520 sur « les incertitudes de l’état de droit au Tchad » permet de se rendre compte des difficultés qui accompagnent la mise en œuvre des textes de lois. Cette étude révèle que la procédure d’entrée en vigueur des actes normatifs est inique. Elle permet aux pouvoirs publics de modifier les droits et obligations des particuliers à leur insu. De même, l’ordre juridique est obscur. Il y a beaucoup de difficultés à se procurer matériellement les normes juridiques, et il existe trop de présomptions sur l’inapplicabilité des textes.

En vertu du décret n°7 du 24 avril 1959 deux procédures déterminent la publication des textes juridiques. Selon la procédure normale « les lois, ordonnances, décrets et arrêtés sont exécutoires sur le territoire de la République et dans chaque district [devenus des sous-préfectures], un jour franc après l’arrivée au chef-lieu du district du fascicule du Journal officiel (JO) de l’Afrique équatorial françaises où ils sont publiés 521 ». L’arrivée au chef lieu s’entend ainsi du jour de la réception du Journal officiel par le bureau de la préfecture ou de la sous-préfecture. Cependant, ces textes sont également exécutoires s’ils ont été insérés au Bulletin Quotidien de l’Agence France-Presse qui est devenu l’Agence Tchadienne de Presse (ATP).

Il en résulte que les lois et règlements sont exécutoires dans la capitale un jour franc après leur insertion dans le journal officiel. Sur le reste du territoire national elles sont exécutoires un jour franc après l’arrivée du Bulletin Quotidien au chef-lieu des circonscriptions administratives. Ainsi, une norme n’entre pas en vigueur à la même date sur toute l’étendue du territoire. Elle ne commence à produire ses effets qu’un jour franc après que le Journal officiel ou le Bulletin Quotidien soit parvenu dans les unités administratives du pays. Or l’absence d’infrastructure routière fait qu’il y a des décalages de plusieurs jours dans l’entrée en vigueur des lois, voire de plusieurs semaines entre la capitale et la province, en saison des pluies.

Ce même décret institue aussi une procédure de publication d’urgence par laquelle les textes sont affichés au bureau des préfectures et sous-préfectures. Dans ce cas, les actes normatifs sont exécutoires le jour même de l’affichage. Mais ces procédures se sont révélées inadaptées aux réalités locales, et les pouvoirs publics n’ont pas été en mesure de respecter les formalités.

Cette carence résultait du fait que l’impression du Journal officiel était assurée à Brazzaville, et que les exemplaires étaient acheminés au Tchad avec un décalage de six mois à un an par rapport à la date qu’il portait. Néanmoins, l’administration appliquait aux administrés les lois dès leur promulgation et les règlements dès leur signature. Or, une telle attitude est illégale puisque le texte, bien que parfait depuis son émission, ne devient opposable aux administrés et aussi à l’administration qu’une fois les formalités de publicité accomplies. Il a été mis un terme à cette situation, non pas en cherchant à faire fonctionner correctement le système prévu par le décret n°7, mais en donnant une base légale aux pratiques administratives jusqu’alors illégales. C’est ainsi qu’une loi n°19 a été adoptée le 9 juin 1967.

Par cette nouvelle, le droit positif permet aux pouvoirs publics d’appliquer aux administrés un acte dont les formalités de publicité n’ont pas été effectuées. En effet, l’article 1er alinéa 1 de cette loi dispose que « les actes législatifs et réglementaires sont réputés publics et exécutoires sur l’ensemble du territoire de la République dix jours francs après la date de leur promulgation en ce qui concerne les lois ou après la date de leur signature en ce qui concerne les autres textes ». Or, s’agissant de la loi, la promulgation n’est à considérer que comme l’acte par lequel le chef de l’Etat atteste officiellement de la régularité de la procédure législative et ordonne l’exécution de la loi ; c’est-à-dire que la loi existe, elle est valide, mais elle n’est pas encore exécutoire. La promulgation ne doit pas être confondue avec la publication522.

Avec cette nouvelle disposition, les lois sont exécutoires sur l’ensemble du territoire dix jours francs après avoir été signés. Ainsi, un texte signé le 1er juin devient exécutoire le 11 juin même s’il n’a pas été effectivement porté à la connaissance du public. En effet, au terme de l’article 1er, alinéa 2 de la loi n°19, la publicité apparaît seulement comme une formalité dans la procédure administrative non contentieuse : « les autorités administratives prendront toutes les mesures nécessaires pour que ces actes soient rendus publics partout où besoin sera ». Mais aucune conséquence juridique précise n’en résulte car, d’une part, cela n’oblige pas juridiquement les autorités administratives à procéder à cette publicité. Elles sont invitées à le faire, mais rien ne précise le cas où cette publicité n’a pas lieu. D’autre part, que cette formalité soit exécutée ou non ne change rien à l’effet exécutoire de l’acte. Son opposabilité résulte simplement d’un délai de dix jours francs écoulé depuis la date de signature.

La connaissance du droit résulte ainsi d’une fiction juridique selon laquelle les textes sont réputés publics. Dès lors, il se pourrait que des actes soient appliqués à des administrés par le biais de cette fiction sans pour autant que les intéressés aient été réellement en mesure de les connaître. Un acte réglementaire signé par une autorité administrative, puis rangé dans un classeur, et non révélé au public, n’en produira pas moins des effets dix jours francs après sa signature ; la publicité des textes juridiques étant une formalité secondaire et jamais obligatoire.

Depuis 1982 sont institués dans les actes normatifs des termes comme « la présente ordonnance » ou « le présent décret prend effet pour compter de la date de sa signature »523. Parfois, il est mentionné que le texte « sera publié au Journal officiel de la République du Tchad ». Avec cette nouvelle procédure, aucun délai de grâce n’est accordé aux citoyens pour s’informer sur l’état du droit, montrant par là que l’Administration a perdu l’habitude de considérer qu’elle est un service à la disposition du public. La toute-puissance publique use et abuse d’autant mieux de ses prérogatives que ces actes sont souvent mal reçus par les administrés. Il y a donc une incertitude sur l’état du droit au Tchad. Les normes ne sont pas connues des citoyens, de l’administration et de l’autorité judiciaire chargée de les appliquer. La méconnaissance des lois s’explique aussi par la difficulté d’avoir accès à l’information juridique.

Notes
517.

J. RIVERO, Droit administratif, 12ème édition, Dalloz, 1987, page 128 cité par A. Moyrand, « Réflexions sur les incertitudes de l’état du droit au Tchad – constat et propositions », in Revue internationale de droit comparé, Paris, Société de législation comparée, Juillet septembre 1989, n°3, page 598.

518.

A. Sohuily Félix, « La promulgation de la loi en Afrique noire francophone (Bénin, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Sénégal), in OHADA D-07-14, 36 pages.

519.

G. VEDEL et P. DELVOLVE, Droit administratif, 10ème édition, collection « Thémis », PUF, année 1998, page 265.

520.

A. Moyrand, « Réflexions sur les incertitudes de l’état du droit au Tchad – constat et propositions », in Revue internationale de droit comparé, Paris, Société de législation comparée, Juillet septembre 1989, n°3, pages 595 à 615.

521.

Article 1, alinéa 1

522.

G.LIET-VEAUX, « De la publication des lois, décrets et actes règlementaires », in R.A., 1997, page 65. Cité par A. Moyrand, « Réflexions sur les incertitudes de l’état du droit au Tchad – constat et propositions », in Revue internationale de droit comparé, Paris, Société de législation comparée, Juillet septembre 1989, n°3, page 602.

523.

Ordonnance n°15 du 20 septembre 1986 portant statut général de la Fonction Publique et le décret n°524 du 18 octobre 1986 déterminant les appellations des cadres de fonctionnaires et leurs échelonnements indiciaires sont entrés en vigueur selon cette procédure.