§4. Les juridictions nationales

Le système judiciaire de la CEMAC ne soumet pas aux Cours de Cassation tous les litiges relevant du droit harmonisé. Celles-ci n’exercent qu’une compétence d’attribution, et les juridictions nationales sont érigées en instances de droit commun. La compétence du juge national pour appliquer le droit communautaire repose sur la conception qu’il est une partie intégrante du droit applicable dans les Etats membres. Il a, en effet, l’obligation d’appliquer le droit harmonisé pour trancher les litiges, et de laisser inappliquées les dispositions contraires du droit national. Dans ce cadre, la validité du droit passe par une dynamisation des juridictions nationales. Or, le constat est que les difficultés que connaissent les systèmes judiciaires dans la plupart des Etats ne leur permettent pas d’appliquer efficacement les règles communes.

Malgré les pouvoirs reconnus aux juges, leur niveau de salaire est peu élevé. Lorsqu’ils bénéficient des statuts particuliers qui leur octroient des avantages, la faiblesse de leur traitement au regard du coût de la vie et les responsabilités qui les incombent les exposent à la corruption543. C’est une situation qui est préoccupante. Elle peut être l’une des principales causes du discrédit qui caractérise l’institution judiciaire dans la plupart des pays de la CEMAC.

Au Tchad, par exemple, M. Djékodjimgoto544 expose, avec beaucoup de pertinence, le discrédit qui frappe l’appareil judiciaire : « Le problème commence depuis le recrutement des magistrats qui n’obéit à aucun critère de compétence, mais sur des connotations politiques, de clientélisme, et de favoritisme. En matière de gestion des carrières notamment, il n’est pas non plus rare de se retrouver avec des individus d’une moralité douteuse et d’une incompétence caractérisée qui se voient nommés en lieu et place des plus expérimentés et plus gradés ».

‘« Cette situation n’est pas sans effet sur le fonctionnement de la justice, comme le témoigne ce magistrat de la Cour d’Appel de N’Djaména : « Un dossier important se trouvait devant sa chambre. L’avocat de l’une des parties au procès lui envoie un de ses collègues, magistrat, pour lui demander de tout faire pour qu’il gagne le procès en contrepartie d’une forte récompense. Ce magistrat intermédiaire en a fait son propre problème en développant tous les arguments possibles pour que son collègue cède à cette manœuvre. Devant le refus du magistrat en charge du dossier, ledit avocat saisit la Cour Suprême pour demander sa récusation ».
« En outre, certains magistrats prorogent à maintes reprises des dossiers de délibérés, soit pour espérer le contact avec un éventuel corrupteur intéressé dans l’affaire, soit pour rechercher des arguments pouvant leur permettre de tordre le droit applicable ; ce qui entraîne du coup des cas de décisions judiciaires sans motivations solides, faute de base légale. Ainsi, un dossier mis en délibéré et vidé peut attendre plusieurs mois sans que la décision soit rédigée tant que l’une des parties ne vient pas « voir » le juge. Cette pratique qu’on appelle « rétention de dossiers » est encore flagrante au sein des greffes. Le greffier, une fois en possession du dossier qui a déjà souffert de transaction chez le juge ne saisira jamais la minute, l’expédition ou la grosse tant que l’intéressé ne se présentera pas à lui pour lui donner quelque chose».
« D’autres magistrats, contre toute conscience, omettent de répondre à tous les chefs de demande dans telle ou telle autre affaire judiciaire. C’est ainsi que, en octobre 2005, par une décision n°004/CSM/SA/05 du 05 octobre 2005, le Conseil Supérieur de la Magistrature a radié un magistrat, juge d’instruction, pour avoir réclamé et obtenu une somme d’argent d’une personne impliquée dans une affaire d’assassinat afin d’étouffer le volet de l’affaire la concernant».
« Un autre magistrat fait ce témoignage : Au cours d’une causerie, un collègue magistrat m’a laissé entendre ceci : « C’est moi qui ai rédigé le factum de cet ami. J’ai omis sciemment de répondre à un chef de demande de son adversaire pour lui permettre de revenir en requête civile parce qu’il m’a « vu » après le rendu de la décision d’appel ». Ces exemples ne surprennent guère car, que peut-on attendre de mieux des décisions d’un magistrat qui a été recruté aux prix des négociations, des rapports familiaux ou ethniques, des récompenses politiques».
« Au-delà de tout cela, le pire, et le plus récurrent des cas, reste la disparition des dossiers de procédure judiciaire ou des scellés. En 2004, le Greffier en Chef d’un tribunal de première instance a été démis de son poste du fait de la disparition des plusieurs kilogrammes de drogue mis sous scellé. Son successeur a vu également en 2005 disparaître une arme à feu et une somme d’argent placées sous scellé sous sa responsabilité. Dans cette même année, un magistrat, Procureur de la République, a contribué à l’évasion d’un inculpé dans une affaire d’assassinat, après avoir reçu une somme d’argent de celui-ci. Cette disparition des dossiers et des scellés sont des pratiques quotidiennes auxquelles se livrent sans inquiétude magistrats et greffiers, en complicité avec les avocats ou les parties au procès. A cela s’ajoutent d’autres formes de corruption telles que l’usurpation de titre à laquelle les greffiers s’adonnent en signant en lieu et place des magistrats des actes judiciaires (ordre de mise en liberté, mandat d’amener, etc.), ou des greffiers spécialistes de falsifications de chiffres qui modifient les montants des dommages intérêts accordés par le juge dans une affaire judiciaire (des dommages intérêts d’un montant de 250 000 FCFA peuvent, aux greffes se transformer en 2 500 000 FCFA) ». ’

Ainsi, l’appareil judiciaire dont la mission essentielle est de trancher les conflits et de protéger les citoyens contre les violations de leurs droits et libertés, et contre tout arbitraire des pouvoirs publics est souvent accusé de partialité, de corruption, de négligence et d’incompétence. Cette situation s’explique d’abord par les conditions matérielles, statutaires, sociales et politiques qui ne permettent pas au juge, même animé de la plus forte conviction et d’une conscience professionnelle irréprochable, de travailler en toute indépendance et avec intégrité. En outre, les appareils judiciaires dans la CEMAC sont marqués dans leur fonctionnement par des contraintes qui pèsent sur l’exercice du service public, et qui ont un impact important sur les activités économiques. Certaines de ces contraintes sont liées à la structure même des appareils judiciaires, d’autres ont trait aux conditions dans lesquelles la justice est rendue.

La faible couverture judiciaire est une contrainte à l’application des politiques communes. Il y a une concentration des juridictions dans les capitales, puis dans les principaux centres urbains secondaires. Les ordres juridictionnels ne sont ainsi représentés qu’au niveau des grands centres vers lesquelles convergent les autres structures judiciaires installées à l’intérieur des pays. Il y a, par ailleurs, peu de juges au regard du nombre d’habitants, ce qui exclut une grande partie des populations de l’exercice du droit de la défense. En pratique, l’engorgement des appareils judiciaires se traduit par la quantité des dossiers en instance, la surcharge de travail des juges, la lenteur judiciaire et la surpopulation carcérale545.

Le budget de la justice est aussi consommé par les salaires et laisse très peu de place aux moyens de fonctionnement pour l’accomplissement des tâches administratives546. Il en résulte que le travail des juges est rarement nourri par la jurisprudence. Les plaidoiries du ministère public, et celles des avocats connaissent le même sort. Même la plus élémentaire des sources de la doctrine est inexistante. Et, le juge ne peut se perfectionner que par un travail personnel, sans l’appui de sa structure. De plus, la spécialisation croissante des litiges fait qu’il est démuni face à la quantité, à la complexité et à la diversité des affaires qui lui sont soumises.

Si donc certains juges transgressent délibérément les idéaux et les normes qui fondent l’institution judiciaire, conscients du bénéfice de la protection que leur octroie leurs statuts, le problème se trouve aussi dans le manque de moyens qui n’incite pas les magistrats à travailler en toute équité. C’est ce qui explique que le juge, sous l’influence de multiples pesanteurs, est perçu par ses concitoyens comme inapte à assurer sa fonction : dépendant du pouvoir politique, incapable de fixer une jurisprudence fiable formée de règles cohérentes, peu scrupuleux des règles déontologiques ou morales. Il n’est sollicité que lorsque d’autres voies de résolution des conflits ne donnent pas satisfaction. Car, à côté de la justice officielle, il existe une justice informelle qui prend de plus en plus d’ampleur dans le règlement des conflits.

Les décisions de la justice semblent ne pas correspondre aux attentes des citoyens qui estiment que les lois ne répondent pas à l’idée qu’ils se font de la justice. C’est ainsi que, en lieu et place d’une justice moderne, l’usage des modes traditionnels de règlement des conflits tend à se développer. Elle se concrétise par la mise à l’écart partielle du juge, et la priorité est donnée notamment à discussion et à la négociation, pour trouver un compromis entre les parties547.

La négociation demeure ainsi le moyen privilégié pour régler les conflits. Les africains affectionnent ce procédé pour rechercher des solutions aux besoins de justice et d’équité, là où le droit moderne n’offre pas de réponse, soit parce que les magistrats sont impuissants à faire exécuter leurs décisions, soit parce que la norme exogène est inadaptée aux situations conflictuelles et aux représentations que les justiciables se font de la bonne société548. La doctrine trouve dans cette méthode de règlement des conflits par la négociation un bon moyen pour apaiser les esprits, en conciliant les intérêts et en pacifiant le groupe549. Mais, il faut l’utiliser avec discernement550 car on sait bien qu’une justice à plusieurs vitesses donne rarement les garanties d’un procès équitable. C’est pourquoi, dans un contexte de libéralisation du marché, la libre circulation des facteurs de production nécessite une justice moderne, appliquant des règles modernes, lisibles et invocables par tous les Etats membres. Et, il est certain que ces règles ne peuvent trouver une juste application dans la promotion des coutumes551.

La sécurisation du transport de transit passe donc par une modernisation de toutes les institutions qui ont un rôle de premier plan en matière des politiques de transport routier. Elle nécessite que soient réglés les problèmes de vétusté des palais de justice, du faible niveau des salaires du personnel de justice, de l’inexistence d’archives ou de moyens matériels, et de la faiblesse de la formation des magistrats qui ne leur permet pas de régler par exemple l’épineuse question des lacunes du système juridique dans lequel évolue le transport dans la CEMAC.

Notes
543.

J. Cartier-Bresson, « Les analyses économiques des causes et des conséquences de la corruption : quelques enseignements », in Affairisme : la fin du système. Comment combattre la corruption, pages 15 à 16.

544.

D. Mbaïnadjiel Constant, « La corruption menace la justice tchadienne », in Tchad et Culture n°253, janvier 2007.

545.

Conclusion des Travaux des Etats Généraux de la Justice tenus à N’Djaména au Tchad du 17 au 21 juin 2003, 38 pages.

546.

Il faut faire remarquer que les Programmes d’Ajustement structurel ont pesé sur le fonctionnement de la justice du fait de la réduction drastique des budgets alloués au fonctionnement des administrations publiques, dont celles de la justice.

547.

A. Badara Fall, « le juge, le justiciable et les pouvoirs publics : pour une appréciation concrète de la place du juge dans les systèmes politiques en Afrique », in Revue électronique Afrilex, n°3, année 2003, pages 4 à 8.

548.

E. Leroy, « le justiciable et la redécouverte d’une voie négociée de règlement des conflits », in Afrique contemporaine, n° spécial, Documentation française, année 1990, page 113.

549.

A. Badara Fall, « le juge, le justiciable et les pouvoirs publics : pour une appréciation concrète de la place du juge dans les systèmes politiques en Afrique », in Revue électronique Afrilex, n°03, année 2003, page 17.

550.

La Constitution tchadienne de 2005, par exemple, en ses articles 156 et 157, conditionne l’application des coutumes que dans les communautés où elles sont reconnues, et dans la mesure où les parties en conflit y consentent. De même les coutumes contraires à l’ordre public ou celles qui prônent l’inégalité entre les parties sont interdites.

551.

Si à l’échelle nationale, il n’y a pas une seule coutume à partir de laquelle peuvent être menées des négociations pour un règlement traditionnel d’un conflit, ce modèle ne peut fonctionner efficacement dans un processus d’intégration.