§1. La dualité des normes

L’OHADA a adopté l’Acte uniforme relatif aux contrats de transport de marchandises par route (AUCTMR)555 qui, depuis le 1er janvier 2004, régit les transports routiers nationaux et internationaux, abrogeant du même coup les règles de droit interne jusqu’alors appliquées. Il devrait établir un régime juridique unique pour le transport routier dans les Etats membres. Or, le Cameroun, la République centrafricaine, le Tchad, le Congo, le Gabon et la Guinée équatoriale sont aussi membres de la CEMAC qui a adopté la Convention inter états de transports routiers de marchandises diverses 556(CIETRMD) comme cadre juridique du transport routier des marchandises. Ce texte est toujours en vigueur, et l’OHADA n’a pas compétence pour l’annuler.

La CIETRMD et l’AUCTMR s’appliquent aux contrats de transport de marchandises par route557. Ils excluent de leur champ d’application des types particuliers de transport558dont le déplacement n’est pas la prestation principale (les transports de déménagement et transports funéraires), des transports qui sont régis par les autres conventions internationales (transports postaux)559. Toutefois, le champ territorial de l’AUCTMR s’applique autant aux transports routiers nationaux qu’internationaux. Il est ainsi plus vaste que celui de la CIETRMD560 qui ne se limite, de façon spécifique, qu’aux contrats de transports de marchandises par route entre deux pays.

En matière de formation du contrat de transport de marchandises, le caractère consensuel du contrat est la règle fondamentale561 dans l’AUCTMR comme dans la CIETRMD. C’est ainsi qu’aucun formalisme n’est exigé. Les deux textes consacrent le fait que le contrat est valablement formé par le seul échange de consentement entre le transporteur et le donneur d’ordre concernant la marchandise à transporter, le déplacement à effectuer et le prix du transport. Toutefois, le contrat de transport peut être constaté par une lettre de voiture562, un élément de preuve qui permet de constater l’existence du contrat, et d’en consigner les conditions. Elle prouve également la prise en charge par le transporteur de la marchandise.

L’irrégularité ou la perte de la lettre de voiture ne peut affecter ni l’existence du contrat, ni même sa validité. De même, aucune sanction n’est prévue en cas de son absence ou son irrégularité. Sa force probante apparaît à travers les précisions qu’elle est susceptible de contenir sur l’état de la marchandise, sur le nombre de colis, les marques et les numéros des marchandises prises en charge. Ces éléments sont présumés conformes à la lettre de voiture563.

La présomption d’exactitude est susceptible d’être contestée, car l’administration d’une preuve contraire est permise du fait du caractère consensuel du contrat. En ce qui concerne l’exécution du contrat, c’est à l’expéditeur qu’il revient de fournir les documents pour l’accomplissement des formalités administratives, notamment celles que réclament les douanes. Il a, en effet, l’obligation d’emballer la marchandise d’une manière appropriée au transport, à moins qu’une stipulation contractuelle ou l’usage ne prévoie une règle différente564.

La responsabilité de l’expéditeur est engagée, notamment, pour les dommages causés par un emballage déficient. Il est tenu de réparer le préjudice subi par le transporteur, lorsque ce préjudice a pour origine soit le vice propre de la marchandise, soit l’omission, l’insuffisance ou l’inexactitude de ses déclarations relatives à la marchandise transportée. Il en ainsi pour le transporteur qui a subi un préjudice du fait du transport d’une marchandise dangereuse, alors qu’il n’a pas été informé de la nature exacte de la marchandise. Cette règle de responsabilité de l’expéditeur est identique dans les deux textes en vigueur565. Quant au transporteur, il supporte les conséquences de la perte ou de la mauvaise utilisation de la marchandise.

L’obligation est faite au transporteur de procéder aux vérifications lors de la prise en charge de la marchandise. Il doit inscrire, le cas échéant, les réserves appropriées sur la lettre de la voiture. A défaut de cette réserve, il est présumé avoir reçu la marchandise ainsi que son emballage en bon état apparent. Et, il y a présomption que les mentions figurant sur la lettre de voiture relatives au nombre de colis, des marques et numéros, soient exactes. Cependant, pour que les réserves du transporteur engagent l’expéditeur, elles doivent être acceptées par ce dernier566.

Le transporteur est tenu d’aviser et de demander des instructions à l’ayant droit à la marchandise, s’il y a un empêchement au transport avant l’arrivée à destination. Si le problème survient à la livraison, c’est de l’expéditeur qu’il doit chercher à obtenir des instructions. Le transporteur doit livrer la marchandise au lieu et dans le délai prévus. Il doit informer le destinataire de l’arrivée de la marchandise et du délai imparti pour son enlèvement567.

Vis-à-vis de la marchandise, le transporteur s’oblige à trois résultats : amener la marchandise au lieu prévu de livraison, dans l’état où il l’a prise en charge, dans un délai éventuellement convenu. Ces résultats sont les mêmes dans la CIETRMD568 comme dans l’AUCTMR et donnent ouverture à une présomption de responsabilité. Le transporteur s’oblige à un résultat parfait. S’il ne parvient pas à réaliser ce résultat, il est présumé responsable, et doit supporter les risques de l’opération, quitte à s’en libérer par l’évocation d’un fait libératoire.

En ce qui concerne l’état de la marchandise, le transporteur n’est tenu que d’une attitude passive. Il ne s’agit pas d’une responsabilité objective, qui transférerait les risques à charge du transporteur, mais d’une responsabilité qui reste subjective et fondée sur la faute dont la preuve est apportée par la comparaison des états à la prise en charge et à la livraison. Le transporteur peut s’en dégager s’il démontre l’absence de la faute de sa part ou la faute exclusive d’autrui ou de la marchandise, notamment en cas de vice propre, ou de défaut d’emballage.

Les deux textes prévoient la règle de la responsabilité du transporteur pour les actes ou omissions de ses mandataires ou sous-traitants569. Si le transporteur ne livre pas la marchandise, il est en principe responsable du préjudice causé. Toutefois, il a la possibilité d’évoquer deux types de défenses, en cas de poursuite. L’une est basée sur des exonérations générales de responsabilité, l’autre sur des risques encourus dans des circonstances particulières. En règle générale, le transporteur peut être exonéré, s’il arrive à prouver que la perte, l’avarie ou le retard a eu pour cause une faute ou un ordre de l’ayant droit, un vice propre de la marchandise ou des circonstances externes au transporteur, inévitables et irrémédiables.

Ainsi, il y a imbrication des dispositions prévues dans la CIETRMD adoptées par la CEMAC et l’AUCTMR de l’OHADA, même si le deuxième texte simplifie certaines dispositions, en y apportant la clarté ou des précisions susceptibles de sécuriser les contrats. Mais, dans le fond, on ne sait pas lequel des deux conventions en présence doit prévaloir, en cas de différence de rédaction : le premier ou le dernier en date ; ou celui qui a le domaine d’application territoriale le plus vaste ? On peut donc dire que cette dualité des normes est une limite aux politiques de transport de transit dans la CEMAC, en nous accordant avec cette doctrine qui fait le constat selon lequel la mosaïque juridique570, les foules de lois571 créent,  soit un videjuridique, soit un trop plein de textes qui laissent présager un avenir de désordre572, même si la Convention de Vienne propose des règles pour concilier les normes concurrentes.

La première de ces règles consiste à neutraliser le conflit, la seconde se fonde sur la volonté des parties en présence pour déterminer laquelle des normes est applicable, la troisième enfin consiste pour le juge à mettre en œuvre la règle d’efficacité maximale pour appliquer une norme, en l’absence du choix des justiciables. Ces règles de gestion des conflits de lois, qui devraient permettre de régler cette question de la dualité du régime juridique applicable aux contrats de transports de marchandises par route, risquent pourtant de ne pas être valides.

La première possibilité de règlement d’un conflit des lois c’est celui de le neutraliser, en conciliant les normes en présence. Elle ne conduit pas à abandonner en totalité l’une des conventions en présence, mais plutôt à leur agencement réciproque573. C’est ce principe qui a été consacré par la Convention de Vienne sur le droit des traités qui dispose, en effet, que « lorsque toutes les parties au traité sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue, le traité antérieur ne s’applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur 574 ». Aux termes de cette règle, seules les dispositions de la Convention inter états de transports routiers de marchandises diverses de la CEMAC contraires à l’Acte uniforme relatif aux contrats de marchandises par route de l’OHADA ne sont pas applicables. La règle consacre, par conséquent, la coexistence des deux conventions qui en viennent à se neutraliser.

En attendant la comparaison des dispositions de ces deux textes pour déterminer leurs incompatibilités, on présage de ce vide juridique, sinon du désordre dont fait état le P. Issa-Sayegh575 et ce, malgré l’existence du principe d’autonomie qui donne la possibilité aux parties en conflit de choisir la règle applicable à leurs litiges en cas de concurrence entre les normes.

En cas de compatibilité parfaite entre les dispositions des deux textes, il appartient aux justiciables de choisir et de dire aux juges lequel des textes ils souhaiteraient voir être appliqués à leur litige. Ce principe d’autonomie est institué comme règle de rattachement des contrats576 et qui aurait le mérite de la simplicité577. Mais, lorsque les parties en conflit se prévalent de conventions différentes, la question reste poser de savoir laquelle le juge prendra en compte.

En effet, l’autonomie ne peut facilement produire ses effets. D’abord, le faible niveau de connaissance du droit ne permet pas aux justiciables de choisir de façon réfléchie une loi. Ensuite, le manque de moyens à la disposition des professionnels du droit, et les conditions difficiles de leur travail ne les incitent pas souvent à s’investir plus profondément dans le décorticage des textes. C’est ainsi que, de façon générale, le droit a connu peu d’évolutions, en raison du faible nombre de décisions de jurisprudence rendues et publiées par les tribunaux. Dans ce contexte, la responsabilité du choix de la norme reposera sur le juge. Car, lorsque les parties n’ont pas exprimé leur choix, les tribunaux doivent procéder à une interprétation de leur volonté pour leur imputer le choix du droit à appliquer578. C’est ainsi que, dans certains cas, le sacrifice de l’une des conventions en présence devra être entrepris au profit d’une cause commune, puisque seule la convention qui assure de manière la plus efficace l’objectif poursuivi est appliquée. C’est la règle de l’efficacité maximale qui est ainsi consacrée.

Suivant la règle de l’efficacité maximale, lorsque les parties n’ont pas exprimé leur choix, les tribunaux doivent procéder à une interprétation de leur volonté pour leur imputer le choix du droit à appliquer. Cette règle permet au juge de préférer parmi les dispositions concurrentes celles qui permettent de réaliser plus efficacement les objectifs des conventions en conflits579. Il s’agit de donner la priorité, non pas à l’une ou l’autre des conventions globalement envisagées, mais de donner à telle ou telle disposition, tirée de l’une ou l’autre des conventions, dès lors que chacune permettrait à la règle de produire son effet. La question reste pourtant posée en termes de capacité des juridictions nationales à appliquer une telle règle580.

Ces principes contenus dans la Convention de Vienne sur le droit des Traités sont difficilement applicables dans le contexte de la CEMAC où la faiblesse chronique des institutions judiciaires ne permet notamment pas aux opérateurs économiques d’avoir la garantie de la sécurisation de leurs opérations d’import/export581par-delà les frontières nationales.

Notes
555.

Annexe 7

556.

Acte n°3 de l’UDEAC de 1996, annexe 6

557.

Article 1er, alinéa 1 de la Convention inter états de transport routier de marchandises diverses de la CEMAC, (annexe 6) ; article 1, alinéa 1 de l’Acte uniforme relatif aux contrats de transports de marchandises par route de l’OHADA (annexe 7).

558.

Article 1, alinéa 2 de L’AUCTMR  (annexe 7); article 1, alinéa 4 de la CIETRMD (annexe 6).

559.

Cette exclusion répond, nous semble-t-il, au souci de clarté qui doit caractériser toute norme juridique, même si pour la doctrine elle dénote d’une confusion entre les règles de droit public et les règles de droit privé. Lire professeurs LACASSE et PUTZEYS, in Droit européen des transports, Volume XXXVIII, N°6, année 2003, page 688.

560.

Selon l’article 1re de la CIETRMD (annexe 6), elle s’applique « (…) lorsque le lieu de la prise en charge de la marchandise et le lieu de livraison, tels qu’ils sont indiqués au contrat, sont situés dans deux pays différents dont l’un au moins est un pays contractant . Il en est ainsi quels que soient le domicile et la nationalité des parties ».

561.

Ce caractère consensuel du contrat est une règle fondamentale de droit civil (articles 1108 et 1583 CC).

562.

Article 3 de la CIETRMD (annexe 6) ; article 4 de l’AUCTMR (annexe 7).

563.

Selon l’article 5.2 de l’AUCTMR (annexe 7), la lettre de voiture doit être établie en un original et au moins deux copies. Pour la CIETMD, à son article 4.1 (annexe 6) la lettre de voiture est établie en quatre exemplaires originaux de couleurs différentes.

564.

Article 7.1 de l’AUCTMR (annexe 7).

565.

Ces règles sont identiques dans les deux textes. Article 8, alinéa 1 de l’Acte uniforme relatif aux contrats de transports de marchandises par route (annexe 7). Article 9 de la Convention inter états de transport routier de marchandises diverses (annexe 6).

566.

Ces présomptions et la valeur légale des réserves sont classiques. Elles sont un des fondements du régime de preuve dans les actions en responsabilité contre un transporteur. Article 10 de l’AUCTMR (annexe 7) et articles 8.2 et 9 de la CIETRMD (annexe 6).

567.

Articles 11, 12, 13, 14, 15 et 16 de la CIETRMD de la CEMAC (annexe 6) ; et article 12 de l’AUCMR de l’OHADA (annexe 7). Il existe toutefois une légère différence entre les deux textes quant au délai après lequel le transporteur peut faire vendre la marchandise s’il n’a pas reçu d’instructions. L’article 12.6 de l’AUCTMR (annexe 7) fixe un délai précis de quinze jours, alors que l’article 16.3 de la CIETRMD (annexe 6) prévoit un « délai raisonnable » qui ouvre la porte à des interprétations divergentes. L’AUCTMR répond ainsi aux préoccupations de sécurité juridique.

568.

Article 17 de la CIETRMD (annexe 7) ; article 16 de l’AUCTMR (annexe 6).

569.

Article 16.4 de l’AUCTMR (annexe 7) ; article 19 de la CIETRMD (annexe 6). Pour le retard, l’article 16.2 de l’AUCTMR reprend substantiellement la même définition que la CIETRMD, article 21. L’article 16.3 de l’AUCTMR pose une règle similaire à l’article 22.1 de la CIETRMD concernant le délai après lequel une marchandise non livrée est considérée comme perdue.

570.

L.-D. MUKA TSHIBENDE, « harmonisation et simplification du droit africain des affaires » cité par J.-M. Pontier (sous la dir.de), La simplification du droit, Presse universitaires d’Aix-Marseille- PUAM, année 2006, page 30.

571.

J.-J. Rousseau, « considérations sur le gouvernement de la Pologne et sur la réformation projetée », citée par L.-D. MUKA TSHIBENDE, « La nécessité de simplifier le droit » ; Jean-Marie Pontier (sous la drir. De), La simplification du droit, Presses universitaires d’aix-Marseille- PUAM, année 2006, page 46.

572.

J. Issa-Sayegh, « Quelques aspects techniques de l’intégration juridique : l’exemple des Actes uniformes de l’OHADA », in http://www.ohada.com/imprimable.php?typr=doctrine&id=157 , page 3.

573.

D. Bureau, Droit international privé – Travaux du Comité français de Droit International, Paris, éditions A. Pedone, Années 1998-1999 ; 1999-2000, pages 201 à 223.

574.

Article 30, paragraphe 3 de la Convention de Vienne.

575.

J. Issa-Sayegh, « Quelques aspects techniques de l’intégration juridique : l’exemple des actes uniformes de l’OHADA », in http://www.ohada.com/imprimable.php?typr=doctrine&id=157.

576.

Selon l’article 3.1 de la Convention de Rome, « le contrat est régi par la loi choisie par les parties ». Elle confirme l’arrêt rendu le 6 juillet 1959 par la Cour de Cassation française qui déclare que la loi applicable aux contrats, en ce qui concerne leur formation, leurs exécutions ou leurs effets, est celle que les parties ont adoptées ».

577.

D. Bureau, Droit international privé – Travaux du Comité français de Droit International, Paris, éditions A. Pedone, Années 1998-1999 ; 1999-2000, page 207.

578.

L’arrêt de la Cour de Cassation précité dispose qu’à défaut de déclaration expresse, il appartient aux juges du fond de rechercher qu’elle est la loi qui doit régir les rapports des contractants. Cf. V. Heuzé, « la loi des contrats internationaux », in Dictionnaire Joly, Pratique des contrats internationaux, Tome 1, GLN éditions, p. 8.

579.

L’arrêt qui a été rendu le 6 juillet 1959 par la Cour de Cassation française dispose en outre qu’à défaut de déclaration expresse, il appartient aux juges de rechercher quelle est la loi qui doit régir les rapports des contractants.

580.

B. Cousin et A.-M. Carton, « La fiabilisation des systèmes judiciaires nationaux : un effet secondaire méconnu de l’OHADA », in OHADA D-07-30, 9 pages.

581.

Plus de 70% de chefs d’entreprise déclarent que l’imprévisibilité de la justice gêne beaucoup le fonctionnement de leur établissement ; Que ces problèmes se sont aggravés ces dix dernières années. Rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde, année 1997, recentrer l’Etat sur l’efficacité de l’action publique, page 41.