§1. Les enjeux de la corruption

Définie comme un détournement passif ou actif de fonction686, la corruption s’entend comme toute forme illégale d’enrichissement, à partir de positions d’autorité. Elle se manifeste sous de nombreuses formes, notamment la conception et la sélection de projets non rentables qui créent des possibilités relatives aux pots-de-vin ; les paiements illégaux à des fonctionnaires pour leur « graisser la patte » en vue de faciliter les transactions ; les paiements illégaux pour empêcher l’application des règles et des règlements, particulièrement en ce qui a trait à la sécurité publique, à l’application des lois ou à la perception des recettes ; les paiements à des fonctionnaires pour favoriser des marchés; le vol ou le détournement de biens et de fonds publics ; la vente de postes ou de promotions gouvernementales ; les entraves à la justice687.

La corruption a un impact négatif sur les fonctions étatiques, paraétatiques ou bureaucratiques, du fait qu’elle compromet l’éthique du bien public. C’est pourquoi, les Etats membres de la CEMAC tentent de la combattre, encouragés en cela par les institutions internationales d’aide au développement688. Mais, la persistance de ce phénomène confirme que la loi ne vaut que par l’application qui en est faite. Aussi, est-il reconnu que les appareils politiques et administratifs des pays africains sont totalement incapables de fonctionner avec un minimum d’efficacité, de transparence et de responsabilité que l’on est en droit d’attendre d’eux689.

Les pratiques frauduleuses sont classées en trois catégories : la petite corruption, la grande corruption et la monopolisation des institutions de l’Etat. La petite corruption concerne les transactions de petites sommes versées en pots-de-vin pour corrompre les fonctionnaires. Ces transactions qui ont lieu souvent entre le public et de petits fonctionnaires, tels un policier, un agent travaillant dans un bureau de délivrance de permis, ou un douanier de bas niveau, entrent dans la gamme de stratégie de survie des fonctionnaires qui sont souvent mal payés. Il est évident que lorsqu’un employé n’est pas capable d’assumer les coûts minimums de la vie avec son salaire, la tendance à chercher d’autres moyens de gagner de l’argent légalement ou illégalement s’accroîtra. Ainsi, les bas salaires peuvent être un puissant encouragement pour les fonctionnaires à être corrompus. Or, il est clair que toutes formes de corruption, même les actes mineurs, sont graves car elles conduisent à des modes de comportement que l’on ne peut facilement éliminer, et qui sapent durablement les normes de la société.

La grande corruption, elle, se constate dans les paiements de facilitation des démarches, les commissions, les cadeaux coûteux. Elle peut amener à la privatisation des actifs de l’Etat ou à de volumineux marchés d’approvisionnement. Elle concerne d’habitude d’importantes sommes d’argent échangées entre de hauts représentants gouvernementaux et des gens d’affaires ; ce qui est courant dans les marchés de travaux publics gérés par les Fonds routiers.

Dans les Fonds routiers, par exemple, le principe est de rechercher la transparence dans la gestion des routes, afin d’éviter les erreurs du passé où les pouvoirs publics se sont soustraits à l’examen public en utilisant la machine administrative pour promouvoir leurs intérêts personnels. Cependant, la nouvelle politique n’a pas encore fait ses preuves. Les audits réalisés, après l’application de ces réformes montrent que certains Fonds routiers ne produisent pas les résultats satisfaisants, leur comptabilité ne permet pas d’évaluer le coût réel des travaux effectués690. En l’absence d’un système de contrôle efficace, confier la gestion des routes aux privés risque par conséquent d’apparaître comme une décentralisation de la corruption.

Le problème de la corruption dans la sous-région CEMAC ne s’explique pourtant pas seulement par le faible niveau de salaire des fonctionnaires. La crise est avant tout de nature institutionnelle et politique. L’instauration de la démocratie a apporté le multipartisme et une certaine liberté de presse, mais pas le principe fondamental d’acceptation de l’alternance pour les régimes au pouvoir. Le plus souvent un président, une fois installé au pouvoir, n’entend en aucun cas le céder par la voie des urnes. Ses troupes font alors ce qu’il faut pour le garder. Ainsi, le trucage électoral est massivement pratiqué avant, pendant ou après l’élection691. Cela ne laisse pas d’espace à un vrai débat sur la gestion des affaires publiques. Et, on assiste à une véritable monopolisation des institutions par des régimes corrompus qui se manifeste par les prébendes, le pillage des ressources publiques et la préséance accordée aux faveurs sur la compétence.

Cette monopolisation des institutions de l’Etat appartient à une classe toute distincte de corruption. Elle se traduit par des manœuvres frauduleuses qui provoquent la faillite des banques, la montée de l’inflation, la baisse des taux de change. Mais, elle est difficile à combattre car elle est à la base des stratégies de pouvoir. Ainsi, les entreprises, les parlements et les appareils judiciaires sont contrôlés par des régimes qui manipulent lois et règlements à leur propre profit ou dans l’intérêt de leurs proches. Cette forme de corruption est particulièrement grave. Elle détruit les bases de l’Etat de droit, décourage les investissements, mine la confiance dans les gouvernements et leurs institutions, aggrave les problèmes budgétaires.

La corruption accroît le coût des activités du secteur privé. Elle se traduit par des paiements illicites des fonctionnaires et par un gaspillage de temps qui ne sont pas sans effet sur les économies. Ainsi, il n’est pas inhabituel pour les fonctionnaires d’accroître la complexité technique des projets pour cacher leurs manœuvres, ou de surfacturer les machines ou les pièces, faussant par là la programmation des investissements. Pas plus qu’il n’est pas inhabituel de voir la corruption contribuer au rabaissement des critères de conformité pour les normes de construction et de gestion des ouvrages. En outre, la corruption perturbe le jeu de la concurrence, protège les entreprises qui ont des connexions dans les milieux politiques, et conduit à la durabilité des firmes inefficaces. Elle créée, enfin, des distorsions économiques importantes dans le secteur privé, en détournant les investissements publics des secteurs sociaux vers des projets à forte intensité de capital où les pots-de-vin et les commissions abondent.

Dans le domaine politique, la corruption sape la démocratie et le système de bonne gouvernance en détournant les processus et les règles de conduite en place. Elle affaiblit la capacité institutionnelle des gouvernements, puisque les procédures établies sont foulées au pied, les ressources sont détournées et que les fonctionnaires obtiennent des affectations ou des promotions sans considération de leur performance. La corruption, dans le système électoral, fait élire des gens peu convenables qui font passer leur cupidité avant les intérêts de la nation. Finalement, la corruption est une résistance frontale aux procédures, aux règles et aux normes de conduite d’une société. Et, les divers obstacles rencontrés par les entreprises à cause de l’environnement des affaires, de l’instabilité politique et des conflits sociaux ne peuvent être résolus que si une attention particulière est accordée à la lutte contre ce terrible fléau692.

La corruption se manifeste à tous les niveaux, et dans tous les domaines par des relations personnalisées axées sur la confusion des biens publics et privés, et par l’impunité. Elle a pour conséquence de plonger les Etats dans un processus de sous-développement qu’ils ont toujours de la peine à s’y soustraire. C’est donc à juste titre que David Gould note que « la corruption et le sous-développement sont des composantes d’un même processus qui sont dialectiquement liées…Chacun détermine la façon dont l’autre se développe 693  ». Il est important que les Etats de la CEMAC, dans leur quête de mobilisation des ressources pour le développement des projets communs, prennent conscience de ce mal, et qu’ils s’engagent résolument à le combattre, aidés en cela par les institutions internationales d’aide au développement.

Notes
686.

Passif, lorsqu’un individu se laisse acheter au moyen d’offres, promesses, dons ou un avantage quelconque en vue d’accomplir un acte de sa fonction ou de s’en abstenir. Ce trafic est actif lorsqu’un individu rémunère par les mêmes moyens la complaisance d’un professionnel. Cf. Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, année 1987, page 237.

687.

S. Hassan, « la corruption et le défi du développement », in http://www.acdi-cida.gc.ca/cida_ind.nsf/AllDocIds/D583DD39F54…

688.

Il est à signaler que, en septembre 2002, l’Union africaine a approuvé un accord régional de lutte contre la corruption.

689.

J.-P. Olivier de Sardan, « L’espoir repoussé d’une démocratie authentique, dramatique déliquescence des Etats en Afrique », in www.monde-diplomatique.fr , février 2000, 8 pages.

690.

D. Tapin et F. Yala, « Les projets d’infrastructures en Afrique : évolution et sécurisation des contrats », in Accomex, novembre/décembre 2001, n°42, page 55.

691.

J.-P. Olivier De Sardan, « L’espoir toujours repoussé d’une démocratie authentique », in Le monde diplomatique, février 2000, pages 12 et 13.

692.

Au Tchad, la loi n°004/PR/2000 du 16 février 2000 réprime la corruption, mais en 2005 le pays a été classé parmi les plus corrompus au monde.

693.

D. Gould, « Bureautic, corruption and underdevelopment in the third world », edition Pergamon Press, New York, 1980.