1/ La protection des droits fondamentaux

Dans les années 1980, les institutions internationales ne liaient pas les aides au développement à la promotion de l’Etat de droit, la démocratie, les droits de l’Homme. Une éthique de réparation postcoloniale et la Guerre froide impulsaient une logique de non-ingérence dans les affaires politiques et constitutionnelles internes des pays bénéficiaires des financements internationaux700. Ainsi, les statuts des Programmes des Nations Unies pour le développement stipulent que l’aide ne doit pas constituer un prétexte d’ingérence économique ou politique de la part de l’étranger dans les affaires intérieures du pays intéressé ; qu’elle ne sera accompagnée d’aucune considération de caractère politique et devra éviter toutes distinctions fondées sur le régime politique, la race ou la religion de la population d’un pays701.

Dans ce contexte, les institutions internationales ne se sont montrées guère empresser à réagir concrètement aux violations, parfois graves, des droits de l’Homme et à la gestion opaque des affaires publiques par les régimes d’obédience occidentale. Dans le préambule de l’Accord de Lomé III, par exemple, la référence faite aux droits de l’Homme demeurait vague. Aucune allusion aux principes démocratiques n’a, par ailleurs, été faite dans la troisième Convention CEE-ACP qui précisait que la coopération entre les partenaires s’exerçait sur la base de « l’égalité des partenaires », du « respect de leur souveraineté », et du « droit de chaque Etat à déterminer ses choix politiques, sociaux, culturels et économiques ».

De même, aucun lien n’a été établi formellement entre démocratie et développement car l’article 3 de la Convention stipule que les Etats ACP déterminent souverainement les principes, les stratégies et les mobiles de développement de leurs économies et de leurs sociétés.

Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’Europe entend fonder ses relations économiques et commerciales sur l’édification d’une communauté de valeurs et d’intérêt. Tirant les leçons de la crise économique des années 1990, et l’irruption sur la scène internationale du concept de développement durable, il entend soumettre désormais ses aides à la gestion responsable, prudente et transparente des ressources allouées aux pays receveurs qui doivent agir pour la satisfaction pérenne des besoins essentiels de leurs populations. Dès 1987, le cinquième alinéa du préambule de l’Acte unique européen s’inscrit dans une démarche de concrétisation du lien entre le développement et la démocratie. Il affirme la volonté de l’UE de placer le respect des droits fondamentaux au cœur des ses politiques702.

L’année 1989 est marquée par la conclusion de la Convention Lomé IV, souvent qualifiée de « banc d’essai » de la conditionnalité démocratique. Dans la foulée de cette convention, les années 1990 apportent avec elles une série de résolutions et de prises de position en faveur de la démocratie, des droits fondamentaux et du développement. Parmi ces dernières, le Conseil européen et ses Etats membres adoptent, en novembre 1991, une résolution qui établit pour la première fois un véritable lien entre l’aide communautaire au développement et le respect des droits fondamentaux703. L’affirmation de ce lien entre l’aide et le respect des droits de l’homme se traduit par l’adoption de l’article 11 du Traité sur l’Union européenne, en 1992, qui consacre les droits de l’Homme comme un objectif de sa politique extérieure.

Pour être susceptible d’opérationnalisation, la politique de conditionnalité des aides devait être inscrite dans les divers accords de coopération de manière à acquérir une valeur contraignante au regard du droit international des traités. Il fallait, en d’autres termes, consacrer la bonne gouvernance comme condition juridique de la coopération économique. L’article 5 de la Convention de Lomé IV constitue la toute première clause relative aux droits fondamentaux rendant conditionnelle l’aide au développement au respect de la démocratie. Les clauses dites « des droits de l’Homme » évoluèrent cependant rapidement vers une formulation rendant licite, au regard du droit des gens, une éventuelle remise en cause des accords en cas d’atteinte grave aux droits de l’Homme ou de manquement aux exigences de la démocratie. Cette évolution ressort d’accords dont les parties indiquent explicitement qu’ils ont pour élément essentiel la bonne gouvernance (clause sur l’élément essentiel704).

En 1995, on résolut d’insérer systématiquement dans tous les accords une combinaison de ces deux clauses. La formulation, sans doute la plus achevée, de cet appareil conventionnel contraignant, se trouve aux articles 9 et 96 de l’Accord de Cotonou entré en vigueur le 1er avril 2003. L’article 9 de l’Accord de Cotonou indique que la bonne gestion des affaires publiques inspire les politiques internes et internationales du partenariat entre les ACP et l’Union européenne. Elle passe par une gestion transparente et responsable des ressources humaines, naturelles, économiques et financières en vue du développement équitable et durable.

Elle implique aussi la mise en œuvre des procédures de prise de décision claires au niveau des pouvoirs publics, des institutions transparentes et soumises à l’obligation de rendre compte, la primauté du droit dans la gestion et la répartition des ressources, et enfin le renforcement des capacités pour l’application des mesures qui visent la prévention et la lutte contre la corruption705.

Cet accord donne la possibilité à la Communauté de prendre des sanctions économiques envers les Etats qui ne respectent pas les droits de l’homme, les principes démocratiques et l’Etat de droit. Ainsi, en réplique à une action en politique extérieure et/ou intérieure jugée inacceptable, un Etat peut manifester sa désapprobation par une sanction économique définie comme « une interruption ou la menace d’interruption délibérément décidée au niveau gouvernemental des relations financières ou de commerce courant avec un pays cible 706 ». Dans ce cadre, on attend de l’Union européenne, qui assure le leadership du financement des infrastructures routières dans la CEMAC, d’être plus ferme lorsque les cas de corruption sont constatés. Or, il n’en est rien, et la conditionnalité démocratique du financement du développement prônée ne semble pas être suffisamment opérationnelle pour être efficace..

En effet, la conditionnalité démocratique de l’Union européenne se veut préventive, partenariale et non brutalement préventive707. En vue d’instituer les conditions de sa légitimité, il a été intégré des principes de bonne gouvernance dans les processus de la conditionnalité elle-même. C’est ainsi que l’univers de la gouvernance est la négociation et la recherche permanente de consensus par le dialogue. Par la conditionnalité démocratique l’Europe tente de passer ainsi d’une politique fréquemment réactive (par l’utilisation des sanctions économiques traditionnelles) à une nouvelle politique où la possible sanction présente un caractère négocié et ne peut s’appréhender en dehors d’une logique de dialogue. La conditionnalité résulte ainsi d’un processus de négociation ardue entre les Etats parties aux conventions.

Il est vrai que pratiqué de bonne foi, le dialogue devrait limiter les risques de sanctions arbitraires qui méconnaissent les causes véritables de la mal gouvernance ou qui sont dommageables pour les populations. Il devrait surtout conduire l’Europe dans un financement négocié des réformes qui donnerait tout son sens au discours du partenariat pour la bonne gouvernance.

De même, le dialogue est une condition essentielle de la légitimité même de la conditionnalité car elle tend à contrer l’objection parfois formulée selon laquelle les conditionnalités témoignent davantage d’intérêts stratégiques et économiques que d’un authentique engagement de l’Europe pour l’Etat de droit, la démocratie et les droits fondamentaux.

Cependant, cette volonté de dialogue et de responsabilisation des pays bénéficiaires de l’aide publique au développement ne doit pas se transformer en une forme de caution aux régimes corrompus708. Lorsque l’on se penche sur les maigres résultats obtenus en matière de bonne gouvernance, face aux initiatives prises, il est légitime de nous interroger sur cette politique.

Notes
700.

Université de Rennes I Faculté des Sciences économiques, « La nouvelle conception européenne de la coopération UE-ACP » dans Association européenne des instituts de recherche et de formation en matière de développement et Groupement d’intérêt scientifique, Economie mondiale, Tiers-Monde, Développement, l’Europe et le Sud à l’aube du XXIe siècle, Enjeux et renouvellement de la coopération, Acte de la 9 ème Conférence générale de l’EADI (22-25 septembre 1999), Paris, Karthala, 2002, 348 pages.

701.

T., De Wilde d’Estamael, « La dimension politique des relations économiques extérieures de la Communauté européenne. Sanctions et incitants économiques comme moyens de politique étrangère », Bruxelles, Bruylant, 1998, p.373.

702.

« Conscients de la responsabilité qui incombe à l’Europe de s’efforcer de parler toujours davantage d’une seule voix et d’agir avec cohésion et solidarité afin de défendre plus efficacement ses intérêts communs et son indépendance, ainsi que de faire tout particulièrement valoir les principes de démocratie et le respect du droit et des droits de l’homme, auxquels ils sont attachés, afin d’apporter ensemble leur contribution propre au maintien de la paix et de la sécurité internationales conformément à l’engagement qu’ils ont pris dans le cadre de la charte des Nations Unies. » UE, Acte unique européen, [1987] J.O.L. 169 à la page 1.

703.

Conseil européen, Résolution du Conseil et des Etats membres réunis au sein du Conseil sur les droits de l’homme, la démocratie et le développement, [1991] Bull. CE 11-1991, au para 10.

704.

L’article 5 de la Convention Lomé IV révisé en 1995 offre un exemple type de ce genre de clause. Il se lit comme suit : « [le] respect des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’état de droit, qui renforce les relations entre les Etats ACP et la Communauté et toutes les dispositions de la convention, et régit les politiques nationales et internationales des parties contractantes, constitue un élément essentiel de la convention. ».

705.

G. Otis, « La conditionnalité démocratique dans les accords d’aide au développement par l’Union européenne », Table ronde préparatoire du symposium sur l’accès aux financements internationaux, Paris, 5-7 mai 2004, page 5.

706.

M.-H., Labbé, L’arme économique dans les relations internationales, coll. Que sais-je ? Paris, P.U.F., année 1994, page 4.

707.

G. OTIS, « La conditionnalité démocratique dans les accords d’aide au développement par l’Union européenne », symposium sur l’accès aux financements internationaux, Paris, 5-7 mai 2004, page 9 à 13.

708.

La politique de sanction de l’Union européenne pourrait s’affirmer grâce à une activation des clauses des droits de l’homme. Mais, la pratique ne semble pas faire preuve d’une grande détermination à ce sujet. La clause des droits de l’homme n’a été utilisée, à ce jour, pour suspendre un accord qu’à l’égard d’une dizaine de pays. Ce maigre bilan a conduit le commissaire aux relations extérieures, M. Patten, dans une lettre adressée, en mai 2001, aux Etats membres, à proposer la création d’un groupe de travail conjoint, avec les pays méditerranéens, pour établir des critères permettant de rendre la clause plus opérationnelle. Cf. Josiane Auvret-Finck, « Les procédures de sanction internationale en vigueur dans l’ordre interne de l’Union et la défense des droits de l’homme dans le monde », in Revue trimestrielle de droit européen, Paris, éditions Dalloz, n°1, Janvier-mars 2003, page 15.