2/ La nécessité de dépasser les déclarations stériles

Si, en théorie les européens considèrent que la bonne gestion des ressources publiques est, au même titre que le respect des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’Etat de droit, le préalable à un développement durable et équilibré, dans la réalité, il semble qu’ils ne pas encore prêts à contraindre les régimes corrompus de la pratiquer. Michel Rocard, ancien Premier ministre français, disait par exemple à propos des conditionnalités de l’aide que « les Européens ne doivent pas être des ayatollah qui imposeraient par la force leurs normes 709 ». L’article 97 de l’Accord de Cotonou parle pour sa part de la lutte contre la corruption en ces termes: « les parties conviennent que seuls les cas graves de corruption, active et passive, constituent une violation de l‘Accord ». Enfin, en cas de violation de l’Accord, les parties conviennent d’un « dialogue [qui devrait être] mené avec toute la souplesse nécessaire 710». A vrai dire, ces déclarations montrent qu’il y a un laxisme incompréhensible de la part de l’Union européenne qui n’use pas suffisamment de son pouvoir pour contraindre les régimes corrompus bénéficiaires de l’aide à l’utiliser rationnellement. Pour nous, ni le droit, ni toute autre raison politique ne saurait justifier cette position.

Il est admis en droit international le principe de souveraineté qui a pour fonction de protéger l’Etat souverain contre l’ingérence des puissances extérieures711. Il sert à garantir l’indépendance et l’égalité, au moins formelle, des Etats en protégeant les membres les plus faibles de la Communauté internationale contre les pressions, contre l’intervention, et l’ingérence de la part des Etats plus puissants. Ce principe de souveraineté n’est pourtant pas un principe absolu et surtout, il est loin d’être une fin en soi712 car la souveraineté de l’Etat doit servir les hommes, et donc la population de l’Etat souverain. Par conséquent, si le droit international respecte la souveraineté de l’Etat, c’est parce qu’on a pensé que ceux-ci sont les garants de la stabilité internationale. Et, on a aussi pensé qu’un ordre international stable arrivera mieux à garantir les droits de la personne. Or, c’est justement cette présomption pour l’Etat et pour sa souveraineté qui est mise en question, lorsque l’Etat n’assume pas ses propres responsabilités713.

La responsabilité englobe trois points. Premièrement, les autorités étatiques sont responsables des fonctions qui favorisent le bien-être de leurs ressortissants. Deuxièmement, elles sont responsables envers leurs citoyens sur le plan interne et à l’égard de la Communauté internationale. Troisièmement, responsabilité signifie que les Etats doivent rendre des comptes pour leurs activités et aussi pour leurs carences. Par conséquent, en laissant les ressources publiques détournées par les véreux, plongeant la majorité de la population dans une misère insoutenable, les pouvoirs publics en Afrique montrent leur incapacité à exercer en toute responsabilité la souveraineté reconnue à leurs Etats. Le devoir d’ingérence des partenaires en développement est alors souhaitable, même s’il faut passer par le dialogue politique.

En effet, les systèmes politiques africains, marqués par le passage du monopartisme au pluralisme, ont tenté d’engager une profonde évolution dans leur fonctionnement714. C’est dans ce contexte que des mesures ont été prises, dans le cadre de l’intégration africaine, pour conforter les processus démocratiques, et pour développer une stratégie orientée vers le développement durable, afin d’éviter la marginalisation du continent, à l’ère de la mondialisation. Or, de ces mesures, beaucoup ont été limitées à des déclarations de politique générale, souvent non accompagnées par un dispositif qui permettent leur application. Il en est ainsi de :

  • la Déclaration sur les changements fondamentaux qui se produisent dans le monde et leurs conséquences pour l’Afrique, adoptée par la 26ème session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’OUA, tenue à Addis-Abeba, en juillet 1990. Dans cette Déclaration, les chefs d’Etat et de gouvernement reconnaissent que l’instauration d’un climat politique garantissant le respect des droits de l’homme et l’état de droit permet d’assurer un niveau élevé d’intégrité et de probité chez les agents de l’Etat ; ils ont réitéré leur engagement à démocratiser les systèmes politiques africains et à consolider les institutions démocratiques.
  • le Programme d’action du Caire sur la relance du développement économique et social de l’Afrique, adopté par la 31ème session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’OUA, tenue à Addis-Abeba, du 26 au 28 juin 1995. Dans ce programme d’action, les chefs d’Etat et de gouvernement ont réaffirmé que la démocratie, la bonne gestion des affaires publiques, la paix, la sécurité, la stabilité et la justice figurent parmi les facteurs essentiels du développement. Aussi se sont-ils engagés à lancer des programmes visant à promouvoir une culture de la tolérance, et ce sur la base du respect des droits de l’homme, d’élections libres et régulières, ainsi que du respect de la liberté de la presse, de la parole, d’association et de conscience ; à assurer une bonne gestion des affaires publiques, caractérisée par la responsabilité, la probité, la transparence et une réelle séparation des pouvoirs ; et à définir clairement le rôle du gouvernement et du secteur privé dans le développement.
  • la Déclaration et le Plan d’action de Grand Baie sur les droits de l’homme, adoptés par la 1ère Conférence ministérielle de l’OUA sur les droits de l’homme, tenue à Maurice, du 12 au 16 avril 1999. Dans la Déclaration, la Conférence ministérielle a souligné l’interdépendance des principes de la bonne gouvernance, de l’Etat de droit, de la démocratie et du développement. La mauvaise gestion, la mauvaise gouvernance, la corruption, l’absence de l’obligation de rendre compte dans la gestion des affaires publiques, le monopole de l’exercice du pouvoir, le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire et des institutions chargées des droits de l’homme y sont énumérés parmi les causes de violation des droits de l’homme.
  • la Convention sur la prévention et la lutte contre la corruption a été adoptée par le Sommet de l’Union africaine tenu à Maputo, en juillet 2003. Dans son préambule, elle stipule que la corruption compromet le respect de l’obligation de rendre compte et le principe de transparence dans la gestion des affaires publiques, et le développement socio-économique du continent.

Dans ce processus politico-normatif visant, entre autres, à promouvoir la bonne gouvernance comme facteur de développement, une place particulière doit être faite à la Déclaration solennelle sur la CSSDCA (Conférence sur la sécurité, la stabilité, le développement et la coopération en Afrique) adoptée par le Sommet de Lomé au Togo de juillet 2000. Cette Déclaration articule un certain nombre de principes tant généraux que spécifiques. Elle affirme que la démocratie, la bonne gouvernance, le respect des droits de l’homme et des peuples et l’état de droit sont des conditions préalables à la sécurité et au développement sur le continent ; et que la stabilité nécessite que tous les Etats adhèrent scrupuleusement à l’état de droit, à la bonne gouvernance, à la participation populaire dans la gestion des affaires publiques et au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

A Durban, en juillet 2002, les chefs d’Etat et de gouvernement ont adopté un Mémorandum d’accord qui vise à agir sur des « indicateurs de performance ». Ils ont, à cet effet, convenu d’élaborer des principes de bonne gouvernance à incorporer dans les législations nationales, de faire un contrôle effectif et transparent des dépenses publiques, d’agir pour l’impartialité de la fonction publique et l’indépendance de la magistrature ; d’adopter un Code de conduite sur la limitation des mandats des élus politiques; de créer des Commissions nationales électorales indépendantes ; d’adopter des mécanismes de financement des partis politiques ; de mettre en place des Commissions indépendantes de lutte contre la corruption.

Malheureusement, ces déclarations s’apparentent davantage à des incantations que l’expression d’un profond engagement politique des pouvoirs publics qui n’hésitent pas à courtiser les partenaires en développement, par l’adoption des textes, alors même qu’ils rechignent à les faire appliquer, en fermant les yeux sur la dilapidation des maigres ressources publiques. En tout état de cause, le dialogue politique que les institutions internationales engagent avec les Etats africains se doit d’être plus ferme. A cet égard, on peut se fonder sur la théorie du droit des gens715 pour souhaiter une ingérence plus responsable de la Communauté internationale dans les affaires intérieures des pays corrompus. Cette théorie est fondée sur la personnalité morale des peuples dont le trait commun est l’adhésion à l’idéal de réciprocité.

La position originelle fait ainsi intervenir, non pas les individus de tous les pays, mais surtout, les représentants légitimes des peuples libéraux (où les personnes ne sont pas considérées comme des citoyens pourvus des droits égaux, mais comme des membres coopérant responsables de leurs groupes, et dépositaires d’une conception commune de justice). Dans ce cadre, on imagine une société internationale dans laquelle les Etats se considèrent réciproquement comme des personnes libres et égales. Ces Etats ont renoncé à user de la violence pour régler leurs différends, et ils ont coutume de passer entre eux des conventions qu’ils respectent. Ils appliquent les droits de l’homme en leur sein. En outre, ils ont fini par s’organiser de façon à se garantir réciproquement de telles conduites, et à réprimer les Etats récalcitrants. Cette image d’une société internationale bien ordonnée nous semble pertinente.

Il faut donc dépasser le cadre actuel du dialogue politique qui ne contribue qu’à consolider les régimes corrompus qui agissent contre les intérêts de leur peuple. En pratique, ces régimes s’attachent à distraire l’opinion internationale, par une participation à un dialogue dont le seul but est d’éviter de se mettre au banc de la Communauté internationale. Cependant, les résolutions adoptées en faveur de la bonne gouvernance ne sont jamais appliquées.

On sait depuis Hobbes que le souverain n’est légitime que parce qu’il représente un ensemble d’individus. Dans le cas contraire, les membres de la nation sont autorisés à résister contre ce pouvoir. C’est ce qui a été thématisé sous le terme de droit de résistance. Ainsi, le respect des souverainetés nationales ne doit pas peser devant les défis liés à la mal gouvernance.

Deux facultés morales sont considérées comme les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un pouvoir politique soit traité de responsable : sa capacité à respecter les termes équitables de coopération et à entretenir une conception de bien. Or, en nous penchant sur l’incompétence et la mauvaise foi de certains de ces pouvoirs, qui ne respectent pas les termes des engagements internationaux auxquels ils ont souscrit, il est légitime d’en appeler à un devoir d’ingérence responsable de la Communauté internationale pour aider les peuples à s’en départir.

En effet, l’incompétence de certains régimes au pouvoir en Afrique appelle à prendre conscience que le règlement des principaux problèmes du continent (pauvreté, terrorisme, guerres, immigration, etc.) dépend de l’application rigoureuse de la doctrine du libéralisme social qui conçoit la Communauté internationale comme une société où règne la division du travail.

Les sociétés intérieures sont responsables du bien-être de leur peuple, pendant que la Communauté internationale est responsable de maintenir les conditions de base dans lesquelles des sociétés intérieures décentes peuvent s’épanouir. Quand on envisage le problème de la justice internationale seulement après avoir réglé celui de la justice domestique, on admet que le bon ordre interne d’un Etat puisse être obtenu par ses seules ressources internes, même s’il ne doit d’être maintenu et préservé qu’à l’existence d’un ordre externe stable. Ce dont se soucie un Etat censé s’être doté des conditions du bon ordre interne, c’est de préserver ces conditions et de créer un ordre externe favorable à son bon ordre interne716.

Le devoir d’ingérence est ainsi justifié par des considérations de stabilité internationale. Les Etats qui violent les droits de l’homme ne doivent donc pas être tolérés parce qu’ils sont irresponsables. De même, la sécurité globale est améliorée au cas où ceux-ci changent, ou sont forcés de changer leurs manières. Ainsi, le dialogue politique que l’Europe engage, dans le cadre des accords ACP, se doit d’être plus ferme. Il doit servir à consolider la capacité de fonctionnement des Etats pour leur permettre de gérer efficacement les ressources publiques.

Notes
709.

D. Delaplace, « l’Union européenne et la conditionnalité de l’aide au développement », in Revue trimestrielle de droit européen, Paris, Dalloz, n°1, Janvier- Mars 2001, pages 617 à 618.

710.

Idem, page 16.

711.

P. Daillier et A. Pellet, Droit international public, Paris, éditions L.G.D.J, année 2002, pages 1041 à 1073.

712.

A. Peters, « le droit d’ingérence et le devoir d’ingérence - vers une responsabilité de protéger », in Revue de droit internationale et de droit comparé, Bruxelles, éditions établissements Emile Bruylant, année 2002, pages 2916.

713.

C. Cordier, Devoir d’ingérence et souveraineté nationale, Paris, éditions l’Harmattan, année 2005, 83 pages.

714.

L. C. Wane, « Paix et bonne gouvernance », symposium sur l’accès aux financements internationaux, Paris, 5-7 mai 2004, 11 pages.

715.

C. Cordier, Devoir d’ingérence et souveraineté nationale, Paris, L’Harmattan, année 2005, pages 36 à 78

716.

I. Bellier, « Les institutions européennes, la coopération - développement et la culture de Lomé : des pratiques et des textes », dans Gabas, J.-J. et Gemdev (dir.), L’union européenne et les pays ACP : un espace de coopération à construire, Paris, Karthala, année 1999, pages 55 et 56. Cité par Ghislain OTIS, « La conditionnalité démocratique dans les accords d’aide au développement par l’Union européenne », Paris, 5-7 mai 2004, page 14.