Conclusion générale

Analyser les facteurs de distorsion entre les normes juridiques adoptées en matière de transport routier et l’inefficacité de leur application est un exercice difficile. Trois explications de ces écarts ont été proposées, à partir du modèle d’analyse de la théorie pure du droit, de la sociologie, et de l’économie. Les réflexions développées, au fil de la recherche, nous ont permis de confirmer ou de relativiser les hypothèses de travail. Mais, envisagées globalement, elles permettent d’aboutir à une synthèse : le transport routier dans la zone CEMAC est inefficace parce que les critères de validité formelle, factuelle et axiologique de droit ne sont pas réunis.

Sur le plan de l’analyse formelle de la validité des règles applicables au transport routier, l’étude a mis l’accent sur les incertitudes du droit qui sont dues à une prise en compte insuffisante des procédures de leur admission dans les ordres juridiques internes. La transposition de ces règles, à travers les mécanismes de ratification, de promulgation, de publication, de diffusion, d’explication et de simplification du droit, n’a pas toujours été respectée.

Il est apparu en outre que la sous-région n’est pas épargnée par la surabondance des lois qui limite considérablement leur efficacité. Les lois se sont multipliées, des lois successives ont été adoptées sur la même matière (dans le domaine des contrats de transport de marchandises par route par exemple). C’est ainsi que « la volonté de contrôler à l’excès le corps social, par la démultiplication des normes, finit par être contreproductive, et par donner le sentiment d’un écart qui se creuse davantage entre les normes juridiques et les pratiques observées chez ses destinataires 717 ». Ces lois, par leur spécialisation sont aussi difficilement compréhensibles pour les opérateurs économiques, et pour les administrations chargées de les appliquer, qui travaillent dans des conditions financières et matérielles difficiles.

Ce problème se pose avec acuité, lorsqu’il y a une pluralité des sources de droit, avec les lois de la CEMAC et de l’OHADA qui coexistent sans aucun lien. Il en résulte que, le problème des juges n’est pas seulement de savoir s’il faut ou non appliquer la loi, mais laquelle ? Nous nous sommes, à cet égard, interrogés sur l’opportunité du choix de la technique d’harmonisation au détriment de l’unification du droit. Il semble que, s’engager pour un droit uniforme aurait été plus efficace, même si les normes qui ont été adoptées ont été généralement réalisées par les actes additionnels ou les règlements qui sont d’applicabilité directe.

Ainsi, sur le plan de l’analyse du critère de validité formelle des règles de droit applicables au transport routier, il nous a paru essentiel de prendre position contre le pluralisme juridique718 consacré par la technique d’harmonisation, avec la coexistence du droit CEMAC et OHADA. Pour nous, les règles uniformes sont les plus enclins à éviter les contradictions, et la concurrence entre les normes et les juridictions qui paralysent les politiques.

Nous pensons, par ailleurs, comme cette doctrine, que « l’étude du droit séparée de ses racines sociologiques devient une rhétorique exégétique et formaliste s’écartant de la réalité 719  ». C’est ainsi que la deuxième dimension de la recherche a porté sur la validité factuelle du droit. Elle a consisté à analyser la capacité des destinataires du droit à le mettre en pratique.

En effet, la responsabilité des institutions est importante pour la conduite des politiques publiques. Ce sont elles qui sont chargées de rendre effective la législation mise en place. Or, elles n’interviennent pas toujours dans le sens qui soit conforme à la norme juridique. Qu’il s’agisse des institutions judiciaires, des administrations douanières ou policières, c’est à leur guise, et souvent pour des intérêts partisans, qu’elles agissent contre l’esprit de la loi.

Pour les destinataires secondaires de la législation communautaire que sont les professionnels du secteur du transport routier, il est encore plus difficile de s’orienter suivant le droit, par manque de connaissance des règles formulées dans les codes. Le fort taux d’analphabétisme qui caractérise ce milieu est, en effet, un frein important pour leur apprentissage.

Il reste donc pour la CEMAC à développer une stratégie de modernisation des administrations, et de vulgarisation du droit communautaire, pour que les politiques de transport routier produisent leurs effets. Car, l’adoption d’une réglementation est un préalable indispensable au développement économique, mais c’est sur le terrain de son effectivité et de son efficacité que les défis apparaissent (l’effectivité du droit, c’est son aptitude à produire les effets, l’efficacité est son aptitude à remplir les objectifs définis, à se rapprocher d’un état optimal).

La validité des politiques de transport routier dépend ainsi notamment de la capacité des Etats membres à rendre le droit communautaire « accessible, prévisible, aisément invocable par les entreprises, ménageant des prérogatives suffisantes à l’administration, équilibré par les garanties fondamentales accordées aux opérateurs, mis en œuvre selon des procédures simples et sûres, par des instances qualifiées et crédibles, rendant des décisions en temps voulu pour en sauvegarder l’utilité, et dotées du pouvoir de prononcer des sanctions dissuasives 720 ». De même, il faut traiter les autres contraintes externes au droit que sont les incertitudes liées aux risques financiers, commerciaux et, surtout politiques, qui ne contribuent pas à sécuriser le financement des infrastructures de transport routier dans la CEMAC.

La dernière dimension de l’étude nous a conduit à nous interroger sur la légitimité des politiques mises en place dans les Etats membres. Avec la difficulté qu’ils ont à développer les actions communes, l’esprit communautaire, entendu comme la conscience et la volonté qu’ils manifestent de partager un but, des valeurs et des intérêts qu’ils cherchent à réaliser ensemble, semble encore peu développé. Les Etats de la CEMAC montrent une attitude de défiance qui ne leur permet pas de développer le sentiment d’appartenance à une communauté d’intérêt.

Par ailleurs, la faible prise en compte des populations comme levier de l’intégration est une entrave aux politiques communes. Si ce sont les gouvernements qui sont ses initiateurs, c’est la population dans toute sa composante (entreprises privées, acteurs de la société civile, etc.) qui doit en être le moteur. Sa participation est essentielle pour asseoir une politique de transport efficace et pérenne. Pourtant, les programmes mis en place ne permettent pas aux citoyens de ressentir l’intégration régionale comme étant dans leur intérêt, en tant que consommateurs, producteurs et participant aux décisions qui affectent la société dans son ensemble.

Ces programmes ne permettent pas de renforcer la solidarité, l’esprit communautaire ou d’apprécier les avantages ou l’intérêt commun que l’intégration régionale représente. Aussi, apparaît-il primordial d’accélérer le rythme des réformes par le biais d’un effort de sensibilisation pour placer les intérêts nationaux dans un cadre régional. A cet égard, il faut mettre en œuvre le soutien approprié aux acteurs non étatiques qui, appelés à jouer un rôle décisif dans la dynamique de l’intégration régionale n’y parviennent pas, car très faiblement organisés.

En outre, si l’objectif de l’intégration économique de la CEMAC est d’assurer le développement des économies des pays membres, cela exige de ces Etats de définir d’abord clairement leurs propres objectifs de développement, et qu’ils s’engagent fermement à les poursuivre pleinement, au-delà des nombreux obstacles à surmonter. C’est, en effet, toute une culture de développement qu’il faut engager, aussi bien au niveau des Etats que de leurs citoyens. Les aspirations à un meilleur avenir doivent se substituer à la satisfaction des besoins immédiats, par la mise en place des mécanismes qui permettent de propager les vertus de l’intégration. Nous soutenons donc qu’il faut que les Etats montrent plus d’allant à la construction de cet espace économique. Car, ils ne peuvent pas aujourd’hui avoir le choix de leur modèle économique, à l’heure de la mondialisation où les marchés sont reliés les uns aux autres721.

En définitive, les difficultés qui minent le secteur routier ne seront résorbées que s’il y a un degré d’implication minimale des trois pôles de validité du droit : les faits sociaux, les valeurs éthiques et les normes juridiques. De sorte que chaque dimension de validité apparaît comme une condition nécessaire, mais non suffisante de validité. Il en résulte que les pouvoirs publics, dans leur coopération avec les institutions internationales, se doivent d’agir sur ces trois critères, en cherchant à les articuler. C’est à cette condition seulement que le transport routier deviendra l’outil d’intégration régionale et de développement économique de la sous- région.

Notes
717.

B. Garnot (sous la dir. de), Normes juridiques et pratiques judiciaires du moyen âge à l’époque contemporaine, Dijon, éditions universitaires de Dijon, année 2007, page 446.

718.

M. delmas-marty, critique de l’intégration normative, Paris, PUF, année 2004, 330 pages.

719.

G. Scelle, préface de H. Wiebringhaus, Das Gesetzder funktionellen Verdoppelung. Beitrag zu einer universalistischen Theorie des internationalen Privat und Völkerrechts, 2nd ed. 1995. Cité par H. Kelsen, Controverses sur la Théorie pure du droit Remarques critiques sur Georges Scelle et Michel Virally, Paris, éditions Panthéon-Assas, année 2005, page 10.

720.

G. Canivet, « De l’efficacité de la politique de concurrence », in Gazette Du Palais, Paris, Janvier - février 2003, page 84.

721.

M.M. Mohamed Salah, « La problématique du droit économique dans les pays du sud (première partie) », in Revue Internationale de droit économique, t.XII.1, année 1998, pages 19 à 33.