3. L’intérêt pour le développement et le recours à Jacques Maritain

L’intérêt que nous portons à la question du développement naît de l’expérience de travail avec l’organisation ENDA GRAF2 à Dakar où nous avons été au contact des populations locales en quête du bien être social. En revanche, c’est le travail comme formateur des enseignants au Nord du Cameroun qui nous a persuadés qu’un véritable développement passe par un système éducatif qui tienne compte des réalités locales et de l’aspiration des peuples au bien être. Pour répondre à cette préoccupation, nous avons voulu d’abord comprendre ce qu’est le développement, son évolution historique, ses limites et les moyens d’y accéder. Un processus complexe, délicat et difficile. Mais une seconde question est celle-ci : pourquoi avoir choisi de nous appuyer sur deux auteurs, notamment Jacques Maritain et Paulo Freire qui ne sont ni Africains, et n’ont jamais exercé une quelconque responsabilité en Afrique ? Evidemment, Jacques Maritain n’est jamais allé en Afrique. Mais il a fait l’expérience d’une société en proie à la négation de la dignité humaine et s’indignait de « l’éducation à la mort » transmise à certains jeunes Européens, rendus prêts à mourir pour défendre la folie de la « culture supérieure ». Ce qui l’a poussé à proposer une série de réflexions philosophiques sur la question de l’éducation lors de son séjour américain, pour la construction d’une société juste, tolérante et ouverte. Même s’il n’est jamais allé en Afrique, il a pris position pour les Africains, au sujet de la guerre imposée par l’Espagne à l’Ethiopie, au nom d’une « Civilisation chrétienne » à imposer. Il s’opposait ainsi, à la majorité des intellectuels Européens qui trouvaient normal de « civiliser » les Ethiopiens. S’il reste lui-même un Européen convaincu, sa réflexion éducative et politique déborde le cadre des frontières européennes pour s’attaquer à toute situation où la dignité humaine est bafouée. On peut s’en apercevoir à travers cette affirmation : « l’histoire nous fait comprendre cette vérité d’ordre naturel que la justice est dûe aux hommes sans acception de personne, ni de race, ni de nation et que l’âme et la vie d’un Noir sont aussi sacrées que celles d’un Blanc. »3

Il faudrait toutefois reconnaître, que la démarche de Jacques Maritain présente des limites qu’il nous a fallu dépasser par le recours à Paulo Freire. La première difficulté est liées au fait qu’il propose une pensée éducative qui se présente comme la défense de la cause chrétienne catholique. Il semble justifier le fait qu’une éducation qui se prive de la dimension spirituelle manque son objectif. Or, l’idéal éducatif va au-delà des considérations religieuses pour se présenter comme une construction fondée sur le respect de toutes les composantes de la société, que l’on soit croyant ou non. Il fallait donc dépasser cette vision, pour proposer une réflexion qui se situe au-dessus des considérations religieuses. La seconde difficulté est liée au fait que cette réflexion est le fruit d’une controverse qui a surgi dans un contexte précis et à une période de l’histoire où il fallait absolument prendre position. Or, il n’est pas certain que dans le contexte actuel de l’Afrique post-coloniale la même proposition puisse avoir la même valeur. Raison pour laquelle, elle a besoin d’être questionnée et revisitée par une critique qui prend en compte les mutations actuelles de la société africaine et internationale. La troisième difficulté est liée à l’insuffisance de perspective pratique. Fruit d’un débat d’idées entre intellectuels, l’objectif de Jacques Maritain n’était certainement pas de permettre à un peuple de parvenir à la prise en charge de son histoire, et encore moins d’une révolution sociale. Pourtant, la première préoccupation de notre recherche concerne le changement des mentalités des Africaine en vue d’une nouvelle dynamique sociale fondée sur le respect et la participation de chacun à la construction d’une société juste, gage du développement. Il fallait en ce sens, dépasser la simple spéculation maritainienne, pour proposer une perspective concrète d’éducation citoyenne pour une Afrique en quête de liberté et d’autonomie. La dernière difficulté se rapporte au caractère spéculatif de la philosophie de l’éducation proposée par Jacques Maritain. Partant d’une analyse anthropologique de l’homme, il aboutit à la proposition d’une pratique éducative qui place au cœur de ses préoccupations la spiritualité, avec des saints catholiques pris comme modèles de comportement et d’engagement pour la société. Une posture quelque peu discutable dans une démarche où l’on se bat pour que chaque citoyen devienne libre. Une vision qui semble s’éloigner de l’objectif principal de l’éducation qui est de permettre à chaque apprenant de devenir lui-même et non l’imitateur d’un quelconque modèle social quelles que soient ses vertus. Ces limites nous ont conduit à la découverte de Paulo Freire qui ne propose pas un modèle pédagogique type, mais qui essaie d’innover, en plaçant le questionnement permanent de la réalité au cœur de la pratique pédagogique. Une manière de montrer que le développement exige une sorte de créativité fondée sur la remise en cause des pratiques considérées jusque-là comme normales.

Notes
2.

ENDA, est une association qui s’occupe de développement dans les pays du Sud, notamment au Sahel. Nous avons eu le privilège de participer aux ateliers sur le développement qu’elle organise semestriellement, de 1994 à 1998. GRAF est le sigle, pour désigner : Groupe, Recherche, Action et Formation. Une démarche inspirée de la pratique freirienne, où personne ne forme l’autre, mais où, chaque participant apporte son expérience. Le processus part du principe selon lequel : l’homme est la plus grande richesse de la nature.

3.

P. CHENEAUX, « Humanisme intégral » 1936 de Jacques Maritain, Paris, 2006, p. 42.