Mais pour pouvoir diversifier cette approche, nous avons trouvé nécessaire de nous référer à un auteur originaire d’un pays du Sud. Ce qui justifie le choix de Paulo Freire, afin de compléter la théorie de Jacques Maritain qui manque d’encrage sur le terrain. Lui aussi n’est pas non plus un ressortissant africain. Mais le fait d’être originaire du Brésil et que ce pays ait les mêmes préoccupations que la plupart des pays Africains, rapproche son intuition de nos préoccupations, sans toutefois oublier que l’humanisme personnaliste a eu une énorme influence sur la pédagogie qu’il propose. Son attachement à l’Afrique et aux Africains l’a conduit à concevoir un plan d’éducation pour la Guinée-Bissau. Dans sa vie, il a toujours soutenu l’idée d’une Afrique débout comme il l’avoue dans ce récit, lors d’un passage en Tanzanie : « Ma première rencontre avec l’Afrique se fit en Tanzanie, pays auquel je me sens, pour des nombreuses raisons, étroitement attaché. Si je parle de ce souvenir, c’est pour souligner à quel point ce contact avec la terre africaine fut important pour moi et combien j’ai eu l’impression de vivre là-bas comme quelqu’un qui revient et non comme quelqu’un qui arrive. »4 La certitude d’être chez lui en Afrique, l’a incité à décrire la nature africaine comme un élément vital qui lui a apporté une sorte de guérison intérieure :
‘« La couleur du ciel, le bleu-vert de la mer, les cocotiers, les manguiers, les cajous, le parfum des fleurs, l’odeur de la terre, la démarche des gens dans la rue, leur sourire ouvert à la vie, les tambours résonnant au fond de la nuit, les corps qui dansent et qui, en dansant dessinent le monde par l’expression de leur culture… tout cela me saisit profondément et me fit comprendre que j’étais bien plus Africain que je ne le pensais. Une rencontre qui était une nouvelle rencontre avec moi-même. Si j’en parle, c’est pour souligner à quel point ce fut important pour moi de fouler le sol africain et de m’y sentir comme chez moi. » 5 ’Néanmoins, le choix de Paulo Freire ne se justifie pas seulement par son attachement à la terre africaine. Quelques arguments objectifs ont contribué à consolider ce choix de l’Amazonien Freire. Premièrement, il a eu le courage de proposer un nouveau style pédagogique dans un contexte extrêmement complexe. En suggérant que la pratique éducative aboutisse à une sorte de révolution sociale, il a osé défier une culture fondée sur la domination des puissants sur les faibles. En ce sens, la démarche de Paulo Freire demeure pertinente pour une Afrique qui a besoin de se libérer de la tutelle des puissants qui se cachent derrière la bannière d’une impitoyable communauté internationale. Ensuite, il propose une pratique éducative permettant de démasquer les stratégies mises en place par les dominants pour maintenir les pauvres dans une situation de dépendance intellectuelle, psychologique et culturelle. Sa critique de l’éducation bancaire est une sorte d’éveil de l’esprit pour les peuples sous la domination. S’il est vrai que pour se libérer il faut repérer les causes de la domination, Paulo Freire est celui qui a su problématiser les véritables causes du sous-développement et les acteurs qui oeuvrent en permanence pour que les choses demeurent telles. En troisième position, il faudrait noter ce fait très important : son analyse est le fruit d’une expérience de terrain. Il a pris le temps d’observer la souffrance des pauvres du Brésil et les raisons de cette souffrance. C’est après avoir compris que la pauvreté n’était pas l’œuvre des pauvres comme les puissants le font comprendre, qu’il s’est mis à concevoir les méthodes éducatives susceptibles d’aider les ces derniers à se libérer de leurs propres préjugés d’abord, ensuite de leurs oppresseurs. En dernière position, Paulo Freire est un homme convaincu de sa démarche, à tel point qu’il a payé de sa liberté pour défendre une cause qu’il estimait juste : la libération des opprimés. Or, cela passe par l’analyse critique du système éducatif proposé à partir des pays dont les contextes divergent à tout point de vue de ceux d’Afrique. A ce titre, une pratique pédagogique qui implique la prise en compte des cultures locales, même si elle contient des limites, elle peut toutefois permettre de franchir un pas aussi modeste soit-il, et faire avancer la cause du développement des pays africains.
P. FREIRE, Lettres à la Guinée-Bissau sur l’Alphabétisation, Paris, Maspero, 1978, p. 13.
Idem, p. 14.