1.1.Le mythe du développement

Quand l’accession à l’indépendance n’était plus le symbole d’un avenir assuré, lorsque les gens ne devaient plus réfléchir à la manière de se débarrasser des envahisseurs mais plutôt à la manière de gérer l’indépendance acquise, ce qui apparaissait facile pour les colons a commencé à devenir compliqué pour les jeunes cadres. Plusieurs erreurs liées à leur immaturité furent commises et ces erreurs sont, en grande partie, à la base des déboires africains actuels. Face à la complexité de la situation, on s’est rendu compte qu’un fossé sépare la bonne volonté et la compétence. Pour pallier cette difficulté, l’ancien Premier Ministre centrafricain propose l’amélioration de la qualité de l’enseignement en insistant sur l’enseignement technique.

‘« La reconquête d’une politique de développement d’une éducation digne de ce nom, conforme aux contraintes imposées par la globalisation économique, est le plus grand défi auquel le continent africain devra répondre dans les toutes prochaines années, s’il parvient à tourner définitivement le dos à la logique des déchirements, des haines tribales et de la prospérité des seigneurs de la guerre… La réconciliation de nos projets éducatifs avec les nécessités du développement passe par la promotion prioritaire de toutes les filières techniques et professionnelles liées aux métiers ruraux. » 14

Une nouvelle approche, qui compte elle aussi sa part de rêve, prit la relève des espérances déçues. Elle s’implanta dans l’imaginaire africain sous le nom « générique »15 de développement. Ce terme ne désigne pas une réalité lucidement analysée et concrètement pensée, mais plutôt,

‘« un poudroiement voluptueux de rêves et d’enchantements. On en parlait comme certains parlent du grand soir. Sa force avait quelque chose de religieux ou d’ensorceleur. Il relevait à la fois du bonheur éternel, de la parousie ou des temps messianiques. De mille merveilles serti, de mille promesses rythmé, il embrassait tous les champs de la vie avec une énergie telle que chacun y mettait tout ce qu’il croyait y mettre : sa béatitude matérielle, sa paix intérieure, son désir d’harmonie sociale, son obsession d’une communauté dont la vie soit un éternel sourire du monde.  » 16

Cette critique révèle ce que suscitait comme espoir le processus du développement de l’Afrique, que ce soit dans les milieux intellectuels, paysans ou dans les autres couches de la population. Avec un peu de recul, on se rend compte que les résultats ne sont pas parvenus à combler l’attente des populations, le désenchantement l’ayant emporté sur l’espoir suscité. On a tellement placé d’espoir dans le processus du développement, qu’on croyait qu’il suffisait d’un peu d’enthousiasme pour que tout démarre. Il s’agissait d’une sorte de confusion entre le mythe et la réalité. Une situation qui donne matière à réflexion et interpelle vivement l’éducation, c’est cette formation dispensée aux ingénieurs qui ne finissent que dans les bureaux et non sur le terrain : « En Afrique francophone, nous avons formé des ingénieurs en agronomie, des techniciens supérieurs, des vétérinaires. Très peu sont sur le terrain installés à leur compte. Ils sont fonctionnaires, installés dans des bureaux administratifs dans la capitale, et se tournent les pouces dans l’attente du paiement du maigre salaire versé par l’Etat. »17 Il faut noter qu’une telle pratique, fondée sur la recréation dans les bureaux ne peut que contribuer à l’évanouissement du mythe.

Le terme « développement » a la spécificité d’englober une multitude de significations. Ainsi, plusieurs domaines de la vie pratique s’y trouvent impliqués. Que ce soit le domaine de la technique, de l’économique, du politique, du culturel, du spirituel ou du matériel. Le développement apparaît partout comme but principal à atteindre. Revenant sur l’enthousiasme suscité par cette théorie, Kä mana montre que la dure réalité africaine a fini par l’emporter sur les enthousiasmes suscités :

‘« Le développement scintillait dans tous nos rêves et chacune de ces scintillations prenait la forme d’une théorie nouvelle. Ces théories elles-mêmes composèrent un espace sacré dont le charme abritait les hommes de tout bords : philosophes, économistes, hommes de sciences, politiciens, idéologues et prélats en mal de discours total sur la réalité. De constructions théoriques en constructions théoriques ; de débats en débats et d’espoirs déçus en espoirs déçus, la profusion du discours sur le développement en vint finalement à se confronter à la dure loi de la réalité de l’Afrique contemporaine. » 18

Il est aujourd’hui impérieux de procéder à une analyse-bilan du discours sur le développement et sa matérialisation dans la transformation du quotidien des populations d’Afrique, depuis les indépendances jusqu’à ce jour. Il est cependant curieux de constater que la dimension éducative y fait constamment irruption, mais sans occuper la place qui devrait lui revenir, car considérée par beaucoup comme étant une source de dépenses inutiles. En fait, même lorsqu’un budget énorme est alloué à ce secteur, il reste à savoir si cela va dans le sens des objectifs visés. Il est à noter qu’à ce sujet « tous les pays africains ont augmenté leurs dépenses d’enseignement qui aujourd’hui, dans la plupart atteignent un pourcentage élevé de leur budget. Cependant, l’analyse de la structure et de la répartition de ces dépenses montre que des ressources ne sont pas toujours utilisées au mieux. »19 En parallèle aux discours « romantiques » exaltant la notion de développement, apparut un discours scientifique dont les analyses devenaient de plus en plus critiques. Structurées autour des statistiques et de chiffres, traduisant la réalité du niveau de vie dans chaque pays, comparant leurs richesses au revenu par habitant, elles conduirent à pondérer les messianismes qui annonçaient des succès faciles. Plus orienté à décrire le sous-développement et ses conséquences qu’à impulser une dynamique de développement, le discours scientifique inquiète la conscience des pays émergent auxquels il montre le chemin toujours plus éprouvant qu’il leur reste à parcourir avant de sortir des méandres du sous-développement. Le discours scientifique montre en quoi le sous-développement fait partie de la structure actuelle de l’humanité. Il montre aussi, en quoi il est lié à des causes complexes sur lesquelles les pays qui cherchent à s’en sortir n’ont pas forcément de prise directe. Quant au discours philosophique sur l’analyse du concept de développement, il apparaît surtout comme une critique des diverses représentations du développement, et affiche une volonté humaniste, consistant à frayer une troisième voie, beaucoup moins poétique et moins économique de la réalité. L’analyse philosophique se veut plus englobante. Elle inclut plusieurs dimensions de la personne humaine, tout en conférant à cette notion la dimension d’un combat à mener contre le manque d’humanité des structures politiques, économiques, sociales et culturelles fondées sur une logique du profit à tout prix20.

En effet, la combinaison de ces réflexions explique en grande partie l’ambiguïté de la réflexion africaine sur l’émouvante question du développement. Par conséquent, il devient difficile de pouvoir « faire la part des choses entre le mythe et la réalité, le rêve et le possible, le mirage et l’impératif. »21 A force d’élaborer de grands projets de modernisation des structures et de grands plans de construction d’une Afrique qu’on pourrait comparer à la société occidentale, on s’illusionna en croyant que la victoire sur le sous-développement qui caractérise les pays d’Afrique, serait grâce une industrialisation à outrance calquée sur le modèle occidental, une affaire facilement réalisable en peu de temps. Ce qu’on lisait dans les projets messianiques des leaders Africains, ressemblait à une transformation à coup de baguette magique de la misère africaine en une sorte de bourgeoisie occidentale pour toutes les couches de la population africaine. Sans stratégies concrètes de développement, les jeunes cadres se sont très vite transformés en nouveaux colons, ne se fondant que sur quelques titres obtenus dans les universités et grandes écoles occidentales ou locales. Sans aucune expérience, ils ont choisi de chasser ceux qui devaient les aider à construire, et ont commencé une œuvre de destruction qui coûte plus cher que la construction. On trouve dans la plupart des pays d’Afrique, des structures mises en place pendant la colonisation qui continuent de servir et n’ont jamais été renouvelées, malgré l’évolution socio-historique en cours. D’autres structures ont tout simplement disparu, faute d’une gestion responsable.

On n’a pas attendu des siècles pour que la logique amateuriste mise en place par des cadres inexpérimentés dévoile ses profondes faiblesses. Plus les pays d’Afrique se lançaient dans une modernisation superficiellement calquée sur le modèle occidental, plus ils élargissaient les inégalités sociales et s’enfonçaient dans le tunnel de l’endettement chronique, de la dépendance et de la marginalisation : « malgré l’ampleur quotidienne des mouvements des capitaux à travers le monde, le continent Africain est privé d’argent. Sur les 622 milliards de dollars d’IDE22 en 1998, seuls 8, 3 milliards (soit 1, 3% du total) ont eu pour destination l’Afrique. La situation est encore bien pire si on se focalise sur l’Afrique subsaharienne. »23 L’espoir d’une libération a fini par disparaître peu à peu. L’illusion de la modernisation à tout prix dévoilait le cauchemar d’un sous-développement qui finit de mettre à genoux beaucoup de pays d’Afrique et de les rendre plus dépendants qu’avant la colonisation. On peut se demander si le sous-développement tel que vécu aujourd’hui n’est pas la conséquence d’un développement mal orienté ! Ce constat devient plus amer encore si nous examinons deux pratiques dans les échanges internationaux : -une concurrence déloyale met sur une même balance, les pays développés et les pays en développement. La multitude d’échecs des différents plans de développement a fini par faire douter même les acteurs les plus optimistes.

Notes
14.

J.-P. NGOUPANDE, « Le rôle de l’éducation dans les perspectives de développement de l’Afrique » in, Education, fondement du développement durable en Afrique, op. cit., p.91.

15.

En utilisant le terme « générique » pour qualifier le développement de l’Afrique, le Professeur Kä mana voulait montrer la légèreté avec laquelle les acteurs ont engagé le processus. Ces derniers pensaient qu’il suffisait tout simplement de faire des projets, de solliciter les fonds auprès des bailleurs et de commencer à spéculer sans rien réaliser, sans compétence. C’est pourtant ce qu’ils ont fait. Voilà pourquoi la réalité actuelle a été inévitable. Soulignons aussi le fait que la question du développement n’a pas tenu compte de la formation des cadres susceptibles d’œuvrer avec compétence et professionnalisme.

16.

KÄ MANA, L’Afrique doit-elle mourir ? Bousculer l’imaginaire africain. Essai d’éthique politique, Paris, Cerf, 1993, p. 86.

17.

J.-P. NGOUPANDE, Op. cit., p. 90.

18.

Idem, p. 87.

19.

LE THAN KHOI, L’enseignement en Afrique tropicale, paris, PUF, 1971, p. 236.

20.

M. SCHOOYANS, La dérive totalitaire du capitalisme, op. cit., p. 37.

21.

COLLECTIF, Le développement de l’Afrique au sud du Sahara : échecs, blocages, espoirs, Actes du colloque organisé par l’inter collectif Clong-Volontariat, 1986 ; cité par Kä Mana, Op. cit., p. 88.

22.

Investissements Directs à l’Etranger.

23.

A. ZACHARIE, « L’Afrique sous le joug de la dette et de l’ajustement » in, Le bateau ivre de la mondialisation. Escale au sein du village planétaire, op. cit., p. 79.