1.2. Des échecs au doute

La succession des échecs ramena à la réalité. Les théoriciens du développement n’abandonnèrent pas les concepts. Mais ils lui ajouteront de nouveaux qualificatifs, pour préciser sa signification et reprendre la bataille perdue. Cela fit naître les théories du : « développement autocentré », de « développement adapté », de « micro-développement adapté à la situation africaine », etc. Ces nouvelles approches n’ont pas manqué de susciter de nouveaux espoirs. Elles n’ont pas tardé à devenir la pierre d’angle d’une nouvelle mythologie, celle des nouveaux experts en petits projets, des Mini-Ong, sans autre ambition que de résoudre les petits problèmes existentiels. Face à la redécouverte de la petite technologie traditionnelle et au désir de produire des micro-technologies légères et facilement maniables, les élans se libéraient, et tout le monde voyait sortir de là, un nouveau modèle de développement qu’on estimait plus humain, sans risque d’accident technique ou de pollution de l’atmosphère : une Afrique moderne livrée à la seule énergie solaire, respectant les grands rythmes de la nature et les contraintes écologiques. Mais cette nouvelle voie finit par déboucher au même résultat que les tentatives précédentes. Outre le fait qu’elle n’a pas su vaincre la mentalité mimétique, elle n’a pas non plus réussi à rendre possible la dynamique de changement social à grande échelle qui était attendue. Le nouveau rêve se brisa sur une réalité dont la complexité n’a pas fini de livrer ses mystères. Ces multiples incohérences, sources d’échecs, traduisent l’idée selon laquelle les populations africaines n’ont pas besoin d’un système de développement adapté aux « pauvres Africains », qui doivent rester tels qu’ils sont et comme ils sont.

L’imaginaire qui guidait les peuples d’Afrique voudrait que les ressortissants de cette partie du monde puissent participer à la logique de la consommation et des réalisations techniques, base d’un véritable développement comme cela se fait ailleurs. C’est peut être là le problème :

‘« entre la gamme des espoirs mis en branle par la présence de l’occident dans nos pays et le concret de ce que proposent les maîtres du développement adapté, un fossé se creuse de jour en jour et fait douter même de la fécondité de ce type de développement dans une population intérieurement ensorcelée par la civilisation de consommation. D’où le désenchantement face à l’idée même du développement chez certains aujourd’hui, l’impuissance à chercher à construire encore un nouveau modèle théorique de développement, de modernisation et d’industrialisation élaborées de l’intérieur même de nos besoins réels. » 24

La profondeur de cette analyse réside dans le fait qu’elle montre que le problème réel du développement se situe dans l’absence d’adéquation entre une pratique qui s’appuie essentiellement sur l’intervention de la technologie importée et des cadres ne maîtrisant pas le terrain, et le développement autocentré, qui s’appuie sur les initiatives dynamiques des créativités locales. Faute d’avoir opéré « la remise en question, base de la décolonisation mentale »25,la théorie du développement en Afrique s’est retrouvée condamnée à l’impuissance, face à l’ouragan de la politique capitaliste. Par conséquent, il faut remettre en cause les modèles qui ont montré leurs limites. Notre critique ne consiste, ni à accuser la colonisation et les colons de tous les maux, ni à innocenter les nouveaux colons qui gèrent les Etats africains. Mais elle consiste en une sérieuse prise de distance par rapport aux tentatives qui ont montré leurs limites, pour créer les conditionnalités d’une nouvelle approche de la question du développement. Cette analyse devrait nous permettre de voir plus clair et de dégager de nouvelles perspectives, différentes de celles que proposent les maîtres penseurs marxisants, dont le seul objectif était de renverser les colons, pour imposer la dictature du prolétariat. Des nouvelles voies peuvent être explorées. Nous concevons avec Arnaud Zacharie qu’« à la logique actuelle de développement, il faut substituer une logique de développement endogène et intégrée. Cette mutation passe par trois phases : mettre fin aux plans d’ajustement structurel ; adopter un modèle de développement autocentré et modifier les règles du commerce mondial. »26 Sans être l’unique mode d’essai d’une nouvelle expérience de développement, cette nouvelle orientation peut certainement aider à la mise en place d’une stratégie de développement qui profite, avant tout aux populations locales.

Le développement suppose une capacité non seulement de consommation, mais encore de production des éléments de consommation. L’Afrique a soif de consommer, mais elle ne s’interroge pas sur le mécanisme global qui produit ces objets et sur les valeurs profondes qu’il véhicule. Le plus dur, c’est de voir que ceux-là même qui ont pris conscience du mécanisme de production des objets, manquer de considération à l’égard de la personne et encourager l’indifférence que les systèmes de production inhumains affichent face à la lutte pour la justice et le développement. Cette indifférence, est dénoncée par le philosophe allemand Peter Sloterdijk qui s’étonne de voir des hommes à la conscience droite, cautionner des pratiques aussi dégradantes :

‘« Sachant ce que nous savons sur le fonctionnement réel du monde dans lequel nous vivons, nous nous arrangeons tout de même avec notre conscience pour continuer à vivre à l’intérieur du système. Le lien entre notre parole et notre pratique se défait. La logique de notre pensée se coupe du concret de notre vécu. Nous nous installons en pleine schizophrénie avec bonne conscience. Ainsi dominés par la raison cynique, nous comprenons que notre être est cette dislocation de nous-mêmes que nous vivons sereinement. » 27

Cet état de fait se rencontre chez les élites d’Afrique. Il faudrait pouvoir compter sur elles, mais elles spolient les biens publics sans état d’âme. Cette schizophrénie traduit le fossé infranchissable qui sépare la théorie moralisante des discours politiques, économiques, éducatifs, culturels et sociaux concernant le changement des mentalités et les attitudes irresponsables des théoriciens du développement dans la gestion publique. Malgré la contestation qui est souvent l’œuvre de quelques militants solitaires, nous pouvons rejoindre cette interrogation de Kä Mana : à quoi servent « le courage et la contestation critique qui ne seraient que l’œuvre de rêveurs solitaires dans un monde fasciné par ses propres démons, enchanté profondément par ses propres charmeurs de serpents ? »28

Au moment où chaque Etat réfléchit sur les possibilités d’améliorer les conditions de vie de sa population, il est nécessaire qu’un sérieux bilan soit effectué sur la question du développement de l’Afrique29. La crise dont il est ici question n’est pas un phénomène périphérique dans le crucial questionnement sur le développement. Elle est au cœur même de la manière dont le développement a été pensé, conçu et pratiqué, depuis des décennies. Ce propos est approfondi par l’économiste égyptien Samir Amin, qui met les Africains en face de leurs responsabilités :

‘« Si les années soixante avaient été marquées par un grand espoir de voir amorcé un grand processus irréversible de développement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le tiers monde, et singulièrement l’Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise, son idéologie l’objet de doute. L’accord pour constater la faillite en Afrique est, hélas, général. Le temps est donc venu de reprendre le problème à sa racine et de penser des nouvelles perspectives théoriques et pratiques. » 30

Face à ce constat, c’est la représentation du développement en Afrique qu’il convient non seulement de remettre en question mais de repenser et, plus encore, de refonder sur de nouvelles bases, en regardant en face le contexte international. Il faut en même temps s’interroger sur l’héritage que nous voulons léguer à nos enfants et petits enfants. Quel développement souhaitons-nous, au final, pour l’Afrique à l’heure de la mondialisation ?

Notes
24.

Idem, p. 90.

25.

P. MABIKA KALANDA, La remise en question, base de la décolonisation mentale, Bruxelles, Remarques Africaines, 1967, p. 97.

26.

A. ZACHARIE, Op. cit., p. 240.

27.

P. SLOTERDIJK, Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgeois, 1987, p. 77.

28.

Kä MANA, Op. cit., p. 94.

29.

J.-B. PLACCA, éditorialiste à la Radio France Internationale souhaite que, désormais les pays donateurs ne s’adressent plus aux populations pour le paiement de leurs dettes, mais qu’ils fassent payer les dirigeants et qu’en cas de non payement, ils soient traduits en justice pour abus de confiance. Chronique du samedi 19 janvier 2008.

30.

S. AMIN, La faillite du développement en Afrique et dans le tiers monde, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 10.