1.3.1. Repenser le système éducatif en Afrique

Le système éducatif a besoin d’être revisité et repensé. On doit partir de ce système copier-coller qui s’inspire des programmes européens, alors que les réalités sont loin d’être les mêmes, comme le rappelle le philosophe camerounais Antoine Guidjol :

‘« L’école africaine doit être comprise comme l’un des meilleurs comptoirs de l’industrie culturelle occidentale. Dès lors, sa fonction ne consiste pas à favoriser la transformation des savoirs appris et à susciter une production intellectuelle endogène, mais à précipiter la société africaine tout entière dans la consommation effrénée des signes devenus non-signifiants pour l’occident lui-même. L’école africaine est une filiale de l’industrie culturelle occidentale dont elle assure l’écoulement des biens faussement dénommés programmes scolaires africains. » 31

Les travaux réalisés jusqu’à présent dans ce domaine ont un caractère plus poétique que réformateur32 Ce système a besoin d’être perfectionné et adapté. C’est pourtant là, que réside le problème du développement en Afrique. L’accent est mis soit sur l’utilisation de la personne humaine pour la production, soit sur une instruction scolaire pour les besoins du pouvoir en place, et non pour le développement. Or, Jean-Louis Lebret avait déjà fait remarquer qu’à la naissance de l’économie politique,

‘« la création des richesses était l’objectif essentiel, cette richesse devant bénéficier à tous, sans que l’on ait à se préoccuper directement de sa répartition, certains considéraient, au début récent de l’âge du développement, que le développement économique entraînerait en chaîne tout le progrès. Une confusion s’est ainsi établie entre « développement économique » et « développement » tout court. Un effort considérable a été effectué pour dessiner les voies et préciser les moyens du développement économique sans qu’un effort correspondant ait été fait pour définir le développement comme valeur de civilisation. » 33

C’est toute l’Afrique qui aspire au développement tout court, et non seulement au développement économique. En vérité, c’est du développement de toute la personne et de toutes les personnes qu’il est question. L’Afrique du monde gagnerait à voir de près ce que signifie ce développement que le Père Lebret définissait comme : « la série de passages, pour une population déterminée et pour toutes les fractions des populations qui la composent, d’une phase moins humaine à une phase plus humaine, au rythme le plus rapide possible, au coût le moins élevé possible, compte tenu des solidarités entre les sous-populations et les populations. »34 Cette définition a l’avantage de s’appliquer à tous les plans passant par la vie collective, du plan local jusqu’au niveau international. Elle englobe, en effet, tous les aspects du développement, notamment : le développement économique, biologique, le développement éducationnel, politique et administratif. Son atout : c’est la personne humaine placée au centre de la démarche.

Le développement ne doit plus être considéré comme cette petite occupation réservée à quelques agronomes, quelques vétérinaires et quelques économistes, ni avoir d’autres fins que la personne elle-même. On doit aider les pygmées, non parce qu’en les exposant dans un festival, on gagnera de l’argent, mais parce qu’ils sont des êtres humains qui doivent s’épanouir comme tout le monde : « Le problème du développement est un problème de civilisation, que l’application des sciences et des techniques doit contribuer à résoudre dans le respect aussi strict que possible de toutes les valeurs humaines. »35 La question du développement de l’Afrique doit être posée en terme de transformation des mentalités, pour accéder à une civilisation où l’être humain, mon semblable, sera considéré pour ce qu’il est, et non pour son utilité. Ce n’est pas une question de charité, mais un droit, et tous les efforts doivent être conjugués pour que cet objectif soit atteint. Quel domaine plus que l’éducation permettrait à l’Afrique d’avoir en son sein, des personnes consciencieuses, responsables, courageuses, convaincues et convaincantes ? Par ailleurs, « qui n’a pas été capable d’énoncer une politique de développement ne peut penser à une politique de l’instruction. Eduquer les hommes c’est la clef de voûte de toute action en faveur du développement. »36 Tout changement de régime socioéconomique et culturel retentit sur le système des valeurs constitutives d’une civilisation. Il en est de même des innovations techniques, lorsqu’elles sont appliquées avec intensité dans certaines zones non encore explorées. L’alphabétisation et l’instruction qui ouvrent à un univers mental nouveau ne peuvent pas ne pas influer sur le système des valeurs des émetteurs et des récepteurs. C’est pourquoi, les peuples d’Afrique doivent s’efforcer de sortir d’eux-mêmes pour accepter aussi ce qui est bon chez les autres.

Pour rendre efficace l’action du développement, une harmonie doit être trouvée entre les différents acteurs. Les experts locaux extérieurs et les autorités nationales doivent se mettre d’accord pour que l’action à mener ne soit pas un simple passe temps de quelques chômeurs en recherche de reconnaissance. Nous pensons ici à cette dame qui, à Yaoundé, après avoir suivi une session de quelques jours sur le développement, décida d’ouvrir une Ong en faveur des enfants orphelins. Après avoir transformé sa maison en salle d’accueil et dépensé son argent pour le matériel de base, elle installa une pancarte où elle indiquait son activité. Quelques jours plus tard, les gens ont commencé à amener des enfants orphelins. Débordé par la demande qui n’avait pas tardé à dépasser l’offre la dame, qui voulait créer une activité faute de mieux, ne pouvait plus prendre en charge les enfants qui lui étaient confiés. Il arriva qu’elle même n’arrivait plus à ses propres besoins, car tout son argent fut investi dans un projet qui n’avait pour objectif que de se trouver une occupation, et non le développement. Ils sont nombreux ceux qui utilisent l’étiquette « développement » pour chercher des financements, en créant une activité pour eux-mêmes. Cette vision du développement doit disparaître de la vision africaine, à travers une éducation citoyenne fondée sur la formation des cadres37. Les experts extérieurs, prenant conscience qu’il ne suffit pas de se tenir dans des bureaux en Occident et de venir, de façon unilatérale, plaquer des solutions dans des contextes mal étudiés, se rendent compte qu’il faudrait des plans prospectifs et évolutifs, qui répondent aux besoins locaux immédiats et lointains. Ils sont appelés à ne pas faire prévaloir les valeurs propres à leur civilisation, mais à aider les africains à devenir eux-mêmes38 Les techniciens autochtones doivent être formés à la critique des antivaleurs et, à la reconnaissance des valeurs locales authentiques qui ont besoin d’être protégés et purifiées. Cette prise de conscience, qui inaugure le développement organique, devrait servir de modèle dans la réflexion pour la mise en place d’une nouvelle théorie du développement, fondée sur l’éducation et la formation.

‘« Les pays en développement prennent conscience de leurs propres valeurs culturelles, ils y trouvent un réconfort et des motivations au service de leur dignité et de leur identité. Les compromis entre intérêts matériels opposés sont, peut-être plus faciles à réaliser que la recherche des valeurs englobantes et le dépassement historique des conflits culturels qui se nourrissent d’images de l’homme, entre elles difficilement compatibles. » 39

Dans un monde en constantes mutations, l’une des démarches en faveur du développement réside dans la sauvegarde de l’identité culturelle des peuples. C’est dans ce sens que nous sommes d’avis que l’éducation culturelle40 doit disposer d’une place de choix dans la refondation des systèmes. Cela exige un grand mouvement de formation des cadres spécialisés, non seulement dans leurs domaines d’intervention, mais aussi en termes éthique, afin de favoriser l’intégrité morale de leur engagement. L’expérience a montré que ce ne sont pas les diplômes qui manquent en Afrique, mais plutôt le sens du service bien fait et l’attention aux générations futures. En plus des compétences nécessaires pour l’action à mener, ces valeurs doivent être transmises au même titre que les autres dimensions de la formation. De cette analyse, nous pouvons retenir, que seule la mise en place d’une nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement, en vue de soutenir une nouvelle initiative de justice sociale, est susceptible de promouvoir une nouvelle espérance en Afrique.

Notes
31.

A. NGUIDJOL, Le système éducatif en Afrique noire. Analyse et perspectives, paris, L’Harmattan, 2007, p. 37.

32.

Cf. P. FONKOUA, Quels futurs pour l’éducation en Afrique ?, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 49.

33.

F. MALLEY, Le Père Lebret. L’économie au service des hommes, op. cit., p. 208.

34.

Ibidem.

35.

Ibidem.

36.

P. FARINE, Une terre pour les hommes. Vaincre la faim par le développement, op. cit., p. 91.

37.

Cf. P. BOUCHET, Education, fondement du développement durable en Afrique, Paris, PUF, 2003, p. 89.

38.

L’analyse de Nguidjol nous permet de voir comment : « le fossé entre le savoir et la vie s’est amplifiée au détriment de la vie, la culture générale au détriment de l’action. La culture générale a aboli toute possibilité de juger l’individu à partir de ce qu’il fait, parce qu’elle prétend être à elle seule le monde. »A. NGUIDJOL, Le système éducatif en Afrique noire. Analyse et perspectives, op. cit., p. 37.

39.

Idem, p. 213.

40.

Y. LORVELLEC, Culture et éducation, op. cit., p. 80.