1.3.3. L’anéantissement de l’esprit critique

La pratique pédagogique avilissante contre laquelle s’est opposé Paulo Freire, place les apprenants dans une situation d’immobilisme qui ne les aide pas du tout. Ce qui est curieux, c’est le fait qu’ils sont évalués, à partir de leur immobilisme à proposer, à suggérer ou à critiquer. Moins ils sont capables de critiquer ce qui leur est proposé par l’enseignant, plus ils sont considérés comme des bons élèves44. Alors que leur histoire est mise de côté, leur culture écartée, et leurs connaissances qualifiées d’irrationnelles, ils sont obligés d’apprendre une nouvelle vision du monde qui les déconnecte de leur réalité et qui les place dans une situation schizophrénique où ils ne savent plus s’ils sont oppresseurs ou opprimés. Yvan Illich s’inscrit en faux contre cette façon de faire, qui ne diffère en rien de la vente capitaliste des produits industriels. Au lieu de servir de lieu de formation de la personne, l’école joue le rôle d’une entreprise spécialisée dans la vente des programmes. Voici comment il s’en explique :

‘« L’école assure la vente des « programmes », qui se présentent comme toute autre marchandise, dûment préparés et conditionnés. Avant d’en entamer la production, tout commence par une recherche qualifiée de scientifique. A partir de cette recherche, les ingénieurs en enseignement vont pouvoir établir les prévisions en matière de demande et d’approvisionnement en outillage pour les chaînes de montage, en tenant compte des restrictions budgétaires et des tabous sociaux. Le « service de vente » est assuré par l’enseignant qui livre le produit fini au consommateur, en occurrence, l’élève, dont on relèvera et mettra en fiches les réactions, afin de disposer des données nécessaires à la conception d’un autre produit destiné à remplacer le précédent. Nous aurons ainsi une série de modèles différents : programme « sans système de notation », « adapté », « conçu pour un travail d’équipe », « regroupé autour des centres d’intérêts » etc. » 45

Ce constat n’est pas un monopole des pays capitalistes riches. Aujourd’hui en Afrique, on fait face à la montée en puissance des établissements de formation primaires, secondaires et universitaires qui se disputent les espaces publicitaires. On se demande réellement si l’objectif de ces promoteurs d’établissements, est de former les jeunes pour qu’ils deviennent eux-mêmes, ou si c’est pour un but essentiellement commercial ! En effet, si pour certains, la formation de la jeunesse est au cœur de la préoccupation, pour les autres, la création d’un établissement scolaire est une source de capital. Cette réalité en nette croissance a besoin d’être interrogée. Surtout qu’un bon établissement ne se mesure pas par la qualité de la formation dispensée, mais par les résultats obtenus aux examens officiels. Ce qui transforme l’éducation en cet acte routinier de dépôt où les apprenants ne jouent qu’un rôle minable consistant à mémoriser mécaniquement ce que leur donne le maître et à le restituer le moment venu pour réussir aux examens. L’enseignant quant à lui, dispose d’un programme qu’il doit suivre, même si cela ne répond pas aux aspirations des apprenants et n’a rien à voir avec l’environnement immédiat. Cela apparaît d’autant plus normal que les objectifs ne concernent pas l’épanouissement des apprenants, mais la satisfaction des autorités de l’institution scolaire. Dans ce système, le plus important n’est pas la progression de l’élève vers une autonomie nécessaire, mais de faire en sorte, qu’il devienne un homme qui doit penser et agir comme ses maîtres. Cette pratique à la solde du capital en pleine expansion en Afrique, est en train de faire des ravages qui risquent de coûter très cher à cette société plus tard.

Un élève sain d’esprit, « est celui qui a tendance à offrir une plus grande résistance à l’enseignement quand il prend conscience de cette manipulation, à laquelle il est constamment soumis. Cette résistance est dûe à la conception fondamentale à toutes les écoles, et selon laquelle le jugement d’un seul homme doit déterminer ce que d’autres doivent apprendre et à quel moment. »46 Il y a pourtant des pays où les jeunes apprennent encore par cœu,r l’histoire les manières et les pratiques de peuples qu’ils n’auront peut-être jamais la possibilité de croiser dans leur existence. On se demande en quoi une telle pratique éducative peut conduire au développement ? C’est un dilemme. Plutôt que de communiquer, l’enseignant se contente hommes eux-mêmes qui sont transformés en archives. Ils sont mis en archives parce que, rejetés en dehors de la recherche et de la praxis, il devient impossible aux apprenants d’être des vrais êtres. Une pratique qui nécessite d’être dépassée pour la simple raison, qu’elle ne répond pas aux aspirations de la société qui en bénéficie. Ce qui rend cette vision critiquable, c’est le fait qu’on n’y trouve très peu de créativité, de transformation, de savoir47. Pour mieux voir les limites de la pédagogie traditionnelle, il faut se référer aux intellectuels qui en sont issus. Plutôt que d’offrir à la société des personnes responsables, capables d’agir et d’influer sur le cours de l’histoire, l’institution scolaire traditionnelle en Afrique, a plutôt produit des personnes ayant un bagage intellectuel impressionnant, mais qui ne sert à rien pour la construction sociale, ni non plus, dans l’engagement contre les inégalités. Même si parmi eux, certains se distinguent par leur bon sens, les autres attisent des conflits intercommunautaires pour se rendre populaire et donner au pouvoir en place, l’impression d’être les maîtres des lieux. Ce qui leur vaut souvent des postes ministériels. Face à ces pratiques pédagogiques non-constructives, il est urgent de s’interroger sur quelle sorte de philosophie faut-il pour l’éducation aujourd’hui en Afrique.

Notes
44.

G. MIALARET, La psycho-pédagogie, op. cit., p. 117.

45.

Y. ILLICH, Op. cit., p. 75.

46.

Idem, p. 76.

47.

Elle se met en total déphasage avec les règles les plus élémentaires de l’apprentissage. Le savoir ne s’acquiert que dans l’invention, la réinvention, dans une recherche tendue et impatiente, une inquiétude permanente que les hommes vivent dans le monde, avec le monde et avec les autres hommes. Cf. P. FREIRE, « Education, Libération et Eglise » in, Parole et Société, op. cit., p. 525.