2. Le mal scolaire en Afrique

Pour comprendre cette lancinante question, en plus des éclairages de Paulo Freire et de Jacques Maritain, nous nous sommes mis à l’école de plusieurs autres analystes. Dans cette recherche, nous nous sommes laissés interroger par les observations du professeur Alain Kerlan. Dans une réflexion philosophique consacrée à la relation entre l’école et l’éducation, il s’interroge sur la problématique des valeurs50. Son analyse sur la notion de valeur en éducation montre à quel point l’école ne peut se passer de cette notion. Raison pour laquelle, il commence par souligner sa nécessité : « il n’y a pas d’éducation sans valeur, pas d’entreprise éducative, aussi modeste se présente-t-elle, sans visée de valeurs, sans valorisation entrevue, espérée ; pas de prise de parole sur l’école qui ne s’avère de l’ordre des valeurs. »51 En plaidant pour une nouvelle approche de la notion des valeurs, Alain Kerlan lève une polémique qui nous jette dans une totale incertitude. Il en est conscient et déclare : « le discours des valeurs en éducation renvoie trop vite à la certitude d’un absolu ; ce monde-là est révolu, nous sommes rentrés dans un monde relatif et pluriel ; l’incertitude est désormais notre lot. Et la question des valeurs se doit d’être posée autrement. »52

Il est effectivement difficile de poser la question de l’école du développement, sans s’interroger sur le sens des valeurs démocratiques de justice, d’égalité et de liberté que défend le monde post-moderne. En Afrique, il y a un certain tribalisme social qui règne et qui véhicule un véritable culte de l’indifférence voilée. Sans trop se prononcer, beaucoup de citoyens vivent « le sentiment d’être inutile qui caractérise l’homme de la masse » comme le soulignait Hannah Arendt53. Si la question des valeurs garde toute sa place aujourd’hui dans le débat sur l’éducation en Afrique, c’est quelque part, dans une perspective qui consiste à lutter contre ce sentiment d’indifférence et d’exclusion, fruit des multiples frustrations de certains citoyens qui s’estiment victimes des pratiques inhumaines de leurs concitoyens, membres des ethnies dominantes. Fidèles à la vision d’une éducation humanisante, éduquer consiste à « refuser le règne de l’indifférence. »54 Si au plan social il faut déplorer la pratique de l’exclusion qui crée le sentiment d’indifférence, il y a aussi la question relative à l’ingérence des Etats dans le fonctionnement interne de l’institution scolaire. Voulant mettre l’école au service du pouvoir, les autorités n’hésitent pas à placer aux postes de responsabilités, des personnalités qui leur sont fidèles. Cette ingérence qui viole le droit à l’indépendance de l’institution scolaire, place l’autorité politique dans une position privilégiée à travers laquelle, c’est elle qui donne des orientations éducatives à l’institution. Force est de constater que les projets d’une école digne sont souvent empêchés par la même autorité politique, qui exige que le programme appliqué à l’enseignement soit conforme aux objectifs du pouvoir en place55. Ceci est d’autant plus vrai en Afrique où, permettre aux citoyens d’être critiques à l’égard du pouvoir est un risque dangereux, qu’il vaut mieux éviter. Les enseignants camerounais en savent quelque chose. Comment donc expliquer, que dans un pays où il y a d’énormes potentialités humaines, physiques et naturelles, un enseignant expérimenté soit rémunéré moins qu’un « jeune illettré » de l’armée ? Ces mécanismes sont délibérément mis en place pour étouffer l’élan vers une société libre, autonome, responsable et maîtresse de son destin. Les systèmes éducatifs en cours en Afrique aujourd’hui, sont des programmes scolaires bien travaillés, mais qu’il est difficile de mettre en pratique, à cause de l’ingérence des gouvernants. Les gouvernants se servent de ces programmes, pour montrer aux yeux des bailleurs des fonds qui financent l’éducation en Afrique, que les choses vont bien. Et comme ces bailleurs n’ont pas le temps de se rendre sur le terrain et se contentent de faire confiance aux rapports de leurs « protégés », ils se contentent de ce qui leur est miroité. Mais c’est lorsqu’on se rend dans les salles des classes, et que l’on constate le traitement inhumain réservé aux enseignants et surtout, lorsqu’on discute avec les jeunes diplômés, fruit de ces systèmes éducatifs, qu’on finit par se rendre à l’évidence, que le chantier de la formation n’est qu’à ses débuts.

Une simple analyse critique des programmes scolaires en Afrique, permet de déceler leur allégeance aux pouvoirs. Surtout lorsqu’on fait allusion à l’éducation à la citoyenneté. Ces programmes scolaires et académiques sont savamment élaborés par des gens à la solde du pouvoir qui leur donnent des apparences d’une pédagogie pour le développement. Mais c’est juste pour le marketing des pouvoirs en place. Leur préoccupation est de montrer à la face du monde, que tout va bien, même si dans le fond, c’est le contraire. La véritable pédagogie, un savoir faire empirique au bénéfice de la société, semble avoir été remplacée par une idéologie « pédagogiste », dont le seul souci est de permettre aux dirigeants de s’éterniser au pouvoir. Il n’est pas rare d’assister au spectacle désolant où, lorsque le pouvoir fait face à la moindre contestation populaire, même quand il s’agit d’une simple marche pacifique, celui-ci n’hésite pas à recourir à la violence et l’autoritarisme. Ce qui les intéresse, ce n’est pas le bien être des populations, mais sa survie. Depuis la chute du mur de Berlin, le monde a changé de visage. C’est le cas en Europe de l’est, avec les anciennes dictatures, devenues des démocraties, dont la plupart viennent d’intégrer l’Union Européenne. C’est aussi le cas en Afrique de l’ouest où la plupart des dictatures ont cédé la place à des nouvelles formes de démocraties qui donnent à espérer, bien que tout ne soit pas encore parfait, et que tous les pays ne soient pas encore concernés56. Seulement, c’est en Afrique centrale, où depuis 1990, les mêmes dirigeants restent en place, excepté dans certains pays où pourtant le changement s’est passé au prix d’une violence sans précédent57.

Dans un tel contexte, l‘éducation à la citoyenneté doit servir de tremplin, pour permettre aux populations de comprendre les réalités politiques locales. C’est cette compréhension qui doit aboutir à un engagement citoyen, où chacun essaie de donner le meilleur de lui-même pour permettre à la société d’émerger aux plans politique, économique, social et culturel. Mais la pratique pédagogique en Afrique aujourd’hui semble se confondre avec la mise en place d’une série d’établissements qui n’ont qu’un seul objectif : délivrer des diplômes. Quant à savoir ce que deviendront ces diplômés, personne ne veut y penser. Quant à savoir quel genre de formation humaine et intégrale donner à ces jeunes, pour que leur participation à la vie sociale et politique pour le développement soit effective, personne ne veut y penser. En tout cas, on fait l’école pour l’école. C’est peut être ce que voulait dénoncer Yvan Illich, lorsqu’il s’attaquait aux programmes scolaires où chaque matière éducative est présentée sous emballage avec le mode d’emploi et l’injonction de passer de suite au plat suivant. Cela dans une atmosphère où chaque année arrive avec son lot de propositions. Chaque rentrée scolaire est souvent présentée comme l’accès à une nouvelle terre et tout ce qui concerne l’année d’avant est considérée comme démodée pour le consommateur du jour. Les éditeurs des manuels scolaires vivent bien cette demande forcée, qu’ils ont parfois du mal à satisfaire. Ce qui rejoint cette observation faite par Yvan Illich où, les réformateurs en matière d’enseignement promettent à chaque génération nouvelle de lui offrir « ce qui se fait de mieux et de plus récent, et le public déjà dressé, se jette avidement sur ce qu’on lui propose. Le rejeté de l’école à qui l’on ne cesse de rappeler que c’est un raté, et le diplômé, à qui l’on fait sentir qu’il a un niveau inférieur à la nouvelle promotion, savent parfaitement quel est leur rang dans le rite des déceptions accrues. »58

Il n’est pas rare de trouver les institutions scolaires et académiques se transformer en véritables lieux de cultes pour les pouvoirs. Au lieu de transmettre une espérance vraie, une éducation libératrice des esprits ou une formation humaine et intégrale, on semble se plaire à enseigner les vertus et les mérites du « guide de la nation », considéré comme un « messie » pour les uns et, comme un « bourreau » pour les autres. Dans ce registre, on trouvera les Camerounais avec leur « messie », les Angolais avec le leur, les Congolais avec leur « messie », les Equato-guinnéens, ainsi de suite. Aucune différence avec les épidémies messianistes qui ont envahi le monde et qui continuent de l’envahir dans les coins où les pouvoirs publics ne jouent pas pleinement leur rôle de garant du bien être de tous. Les Congolais savent quelque chose, lorsqu’on parle du messianisme étatique. Ils ne sont pas prêts à oublier les années de la dictature de Mobutu, au nom du salut national. Nous ne sommes pas loin de donner raison à Yvan Illich qui comparait les systèmes scolaires décadents aux messianismes qui ont eu cours dans l’histoire. Voici comment il s’en explique :

‘« Tout au long de l’histoire du monde, nous retrouvons ces épidémies d’espoirs insatiables, en particulier dans les groupes en marge d’une culture ou colonisés. Les juifs de l’Empire romain eurent leurs Esséniens ou leurs messies, les serfs de la réforme leur Thomas Münzer, les Indiens dépossédés du Paraguay au Dakota, leurs danseurs frénétiques. Ces sectes ont toujours été menées par un prophète qui réservait les promesses futures à une poignée d’élus. Mais l’attente du royaume qu’entretient l’école est impersonnelle plutôt que prophétique, et universelle plutôt que limitée à une seule région. L’homme devenu ingénieur, fabrique son propre messie et promet des récompenses sans limites à tous ceux qui se soumettront à la construction mécanique de son règne. » 59

Comme l’indique cette observation, les dirigeants africains se sont mués en « messies » de leurs peuples. Devenus des prophètes par la force des choses, ils reçoivent en permanence des ovations et à chaque fin d’année, ils livrent des oracles qui s’accompliront dans les jours où ils ne seront plus au pouvoir. Que personne n’ose dire qu’ils sont des êtres humains comme tout le monde et qu’ils peuvent tomber malade : c’est un crime qui vaut des longs jours de détention60. A force d’inverser le sens de l’éducation, suite à la peur que provoque le changement social, le système éducatif en Afrique a fini par vider l’école de sa substance transformatrice de l’homme et de la société. Ce qui conduit l’institution scolaire, à devenir une école d’ennui transformée soit en une machine à fabrication des militants des partis dominants, soit une véritable industrie de production de chômeurs. Trouver des hommes issus de ce système éducatif, et qui soient capables d’inventer, d’innover, de créer ou de critiquer, apparaît aujourd’hui comme un mythe, malgré la présence de quelques exceptions dont on peut supposer qu’elles sont là pour confirmer la règle. Le clientélisme éducatif, la recherche du bénéfice, et le goût effréné pour le pouvoir ont plongé l’école africaine dans un esprit capitaliste qui pose plus des problèmes qu’il n’en résout.

Notes
50.

A. KERLAN, « Les valeurs de l’éducation dans le monde post-moderne » in, Quelle école voulons-nous ? Dialogue sur l ‘école avec la ligue de l’enseignement, Issy-Les-Moulineaux, ESF, 2001, pp. 73-83.

51.

Idem, p. 73.

52.

Ibidem.

53.

Cité par A. KERLAN, Idem, p. 80.

54.

Ibidem.

55.

Cf. P. FONKOUA, Quels futurs pour l’Afrique ?, Paris, L’Harmattan, 2006,p. 86.

56.

Concernant le développement démocratique en Afrique de l’Ouest, presque tous les pays ont réussi leur transition démocratique. C’est le cas au Bénin, au Sénégal, au Mali, en Mauritanie, au Nigeria, au Ghana et dernièrement au Libéria et en Sierra Léone. Même si le cas de la Guinée et du Niger reste une exception, les choses semblent cependant avancer.

57.

En Afrique centrale la situation semble stagner. Tous ces vieux loups sont considérés comme des sages. De l’Angola, passant par la Guinée Equatoriale via le Cameroun jusqu’au Tchad, ce sont les mêmes personnes qui gèrent les pays, depuis des vingtaines, voir des trentaines d’années. Les enfants naissent, grandissent, se marient ou divorcent alors que ce sont les mêmes dirigeants qui sont au pouvoir. Bien sûr qu’il y a eu quelques changements politiques en Afrique centrale, mais à quel prix ? Il faut noter que les vieux chefs d’Etats d’Afrique centrale s’appuient sur les perturbations de voisins pour montrer à leurs populations qu’ils sont les garants de la paix. Ce qui reste pourtant discutable car, « la paix ce n’est pas l’absence de la guerre, mais c’est un certain état d’esprit »

58.

Y. ILLICH, Op. cit., p. 77.

59.

Idem, p. 82.

60.

Au Cameroun, le directeur de publication du journal Le Messager, Pius Njawé avait passé deux années en prison à Douala, pour avoir osé dire que le président camerounais Paul Biya souffrait d’une maladie.